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iii. L’essor de la zootechnie et de la sélection génétique

Parallèlement à la modernisation des exploitations et à la structuration des filières agricoles, des recherches sont effectuées sur les animaux domestiques pour contribuer à l’objectif d’augmentation de la production44. L’amélioration scientifique du bétail est baptisée

44 Les premiers travaux scientifiques sur l’animal sont effectués dès le XVIIIème siècle sur le cheval, alors auxiliaire de locomotion, de production et de guerre.

« zootechnie » par l’agronome Adrien de Gasparin au milieu du siècle. Il est le premier à faire la distinction entre l’agriculture et la zootechnie en 1843 : son objectif est de « créer une doctrine nouvelle de la production animale fondée sur la science expérimentale et dont le caractère fondamental consiste précisément dans la manière de considérer le bétail en économie rurale » (Landais et Bonnemaire, 1996 : 2). Elle s’inscrit donc, dès le départ, dans une conception techniciste et gestionnaire de l’animal.

Cette nouvelle discipline regroupe alors l’ensemble des recherches sur l’alimentation et le logement des animaux, l’amélioration de l’hygiène en exploitation, l’éthologie et la sélection des races. Tout au long du XIXème siècle, les travaux zootechniques consistent principalement en des tentatives de domestication de nouvelles espèces et d’amélioration de races. Le terme de domestication, issu de domus qui signifie la maison, apparaît d’ailleurs au milieu du siècle45. Il s’inclut dans un contexte de découvertes darwiniennes sur les modifications que peut effectuer le milieu sur les espèces. L’action de l’homme sur l’animal répond alors à trois exigences fondamentales à la survie des animaux : la reproduction, l’alimentation, et la protection (Digard, 1990). Face à l’animal sauvage souvent considéré à l’époque comme brutal et dangereux, la domestication est perçue comme bénéfique pour les animaux parce qu’elle les « civilise » (Thomas, 1985). Le XIXème siècle voit donc se diffuser le concept d’« animal domestique » pour désigner les animaux vivant à proximité de l’humain et en particulier les animaux d’élevage. Le processus de domestication des animaux, donc la mise des animaux au service des humains, est alors socialement valorisé notamment parce qu’il est présenté comme améliorant la vie des animaux.

Dans le contexte historique de la colonisation, un intérêt tout particulier est porté aux essais d’acclimatation (adaptation d’espèces à des climats qui leurs sont étrangers) d’animaux exotiques rapportés des pays colonisés46. En parallèle de ces travaux d’acclimatation d’espèces exotiques sont réalisés des tests d’amélioration des races européennes. Ces deux objectifs divergents font l’objet de nombreux débats de zootechniciens au cours des années 1860, pour que finalement l’attention soit recentrée sur les espèces locales47. Ils traduisent toutefois une

45 Ceci dit, l’acte de domestiquer les animaux remonte bien avant l’invention du terme.

46 Le Jardin d’Acclimatation de Paris, qui ouvre ses portes en 1860, sera tout entier dédié à de telles activités. 47 D’ailleurs, au début du XXème siècle, la tendance s’inverse : on envoie des espèces européennes dans les colonies pour tenter de les acclimater aux milieux arides ou tropicaux.

même conception de l’animal : l’objectif affiché des zootechniciens est l’adaptation de l’animal à l’environnement (et non l’inverse).

L’institution de la zootechnie française en tant que discipline scientifique sera d’ailleurs chahutée par des querelles entre l’enseignement vétérinaire et l’enseignement agricole et, peu à peu, elle se sépare des sciences vétérinaires pour être intégrée aux instances d’agronomie : la discipline s’éloigne donc d’une science centrée sur l’animal pour se rapprocher d’une science visant la production alimentaire. Le paradigme de la discipline est alors un héritage de la conception cartésienne de l’animal, c’est-à-dire entièrement soumis à la volonté de l’être humain. L’animal est en effet considéré par les zootechniciens comme une machine vivante à aptitudes multiples (Geffroy et Mendras, 1978) : il n’est pas fait état de sa sensibilité, qui n’est donc pas considérée par les ambitions scientifiques de l’époque. Selon Jean-Pierre Digard (1990 : 72), cette négation de la sensibilité de l’animal est un moyen, pour les sociétés de l’époque, de justifier son exploitation et, on peut l’imaginer, d’excuser certains mauvais traitements : « il était en quelque sorte devenu nécessaire que l’homme soit valorisé et la bête dévalorisée pour permettre à l’un d’exploiter l’autre ».

La « race » des animaux domestiques représente alors le champ d’exploration privilégié des zootechniciens : on cherche à les « spécialiser » pour augmenter leur productivité. On assiste progressivement à une uniformisation des animaux, avec des éliminations ou des fusions de races. Les animaux de compagnie sont miniaturisés (lapins nains, chiens pékinois,...), ce qui les rend plus faciles à porter lors des mondanités, tandis que le bétail est hypertrophié dans un objectif de maximisation de la production (Ibid.). À l’exposition universelle de 1856, dix-huit races bovines sont définies, et les races des autres espèces de bétail seront fixées dans la seconde moitié du siècle (Risse, 1994). Au-delà du cercle scientifique, les manipulations des races animales reflètent les classes sociales : les aristocrates de l’Ancien Régime effectuent des croisements sur les animaux de leur bétail qu’ils présentent aux concours agricoles tandis que la bourgeoisie se passionne pour les livres de généalogie animale (herd books) récemment importés d’Angleterre (Digard, 1990) : les foires aux bestiaux deviennent des lieux sociaux où l’on discute et où l’on s’affiche (Risse, 1994). Ainsi, la transformation biologique des animaux, pour qu’ils répondent aux besoins des humains, se poursuit et devient même un marqueur social.

Les progrès zootechniques ont toutefois beaucoup de mal à être mis en pratique sur le terrain, dans les fermes. L’enseignement agricole, encore récent et en cours d’implantation sur le territoire, ne porte ses fruits qu’à la fin du siècle. Les mesures sanitaires et d’hygiène, en particulier, sont encore mal appliquées.

B. L’animal : entre compassion et conception utilitariste

i. L’émergence de la compassion à l’égard de l’animal

Parallèlement à cette transformation massive des animaux domestiques et au développement des productions animales, le XIXème siècle voit naître un mouvement de compassion à l’égard des animaux, c’est-à-dire une modification du regard que les humains leur portent. En Europe, les premiers questionnements politiques et non religieux sur la condition animale émergent en Grande-Bretagne au début du siècle. En 1824, y est créée la première association de protection animale, la Society for the Prevention of Cruelty to Animals. En France, la Société Protectrice des Animaux (SPA) voit le jour en 1845. Son premier Président, le médecin Etienne Pariset, se montre particulièrement sensible au traitement des chevaux de trait. Elle est reconnue d’utilité publique en 1860.

Cette compassion se manifeste au départ par une réaction de rejet et de dégoût face aux mauvais traitements infligés aux animaux (Pelosse, 1981 ). Une sensibilité est reconnue à ceux-ci, et elle est pensée comme la faculté de ressentir la douleur et le plaisir et à l’exprimer par des réactions reconnaissables par l’humain. « C’est avant tout parce que des manifestations de sensibilité analogues aux siennes lui permettent de le constituer comme une image de l'autre, que l'homme effectue avec une telle facilité un transfert affectif sur l’animal. […] A contrario, les espèces animales morphologiquement et physiologiquement les plus éloignées, dont la souffrance ne se manifeste pas par des signes facilement identifiables, se situeront […] en dehors du champ de la compassion » (Pelosse, 1982 : 40). Les jeux cruels avec les animaux (combats de coqs ou de chiens, jeu de l’oie-cible, etc.), et parfois aussi la chasse, font ainsi l’objet de critiques par ces nouveaux amis des bêtes. Quelques pratiques commencent à être abandonnées en élevage : « Quasiment partout, les méthodes […] qui consistaient à clouer au sol [les oies destinées au gavage] et à crever les yeux des animaux à l’engrais commencèrent à

régresser. On leur préféra la mise en épinette ou le gavage individuel à la main » (Risse, 1994 : 174).

La compassion pour les animaux est érigée en vertu par les classes supérieures et éduquées. « Aux classes inférieures il revient pour l'essentiel de mettre en œuvre les bêtes dans le cadre d'une activité productive (agriculture, transports, boucherie, cuisine, etc.) ; et ce type de relation de l'homme à l'animal s'en trouve d'autant dévalorisé au regard des valeurs socialement dominantes […]. Au contraire, les classes supérieures ont avec l'animal un rapport de pure consommation, qui relève de l'agrément et se prêtera à la valorisation esthétique » (Pelosse, 1981 : 26). L’attachement affectif pour les animaux est distingué de la compassion et est plutôt considéré, à l’époque, comme une composante de la nature féminine. Certains jugent ce sentiment positivement en l’associant à la douceur et à la tendresse, qualités attribuées socialement aux femmes ; d’autres regardent ce sentiment avec mépris et y voient même un danger moral pour la société car « il n'est aucune créature que l'homme doive préférer à l'homme » (Pelosse, 1982 : 39).

Cette évolution vers la compassion à l’égard de certains animaux est à mettre en perspective avec les profondes transformations qui affectent la construction de la vie sociale au moment de la naissance du capitalisme industriel. Régulée auparavant par des rôles sociaux assignant à chacun une place selon son rang et déterminant le comportement en public, l’organisation de la vie sociale évolue avec l’industrialisation. Progressivement, on assiste à l’émergence de la notion de personnalité mais surtout à la séparation entre la vie publique et la vie privée. La vie privée, en particulier familiale, se fonde alors sur le sentiment et l’attention à autrui comme dévoilement de la personnalité (Sennett, 1979). Les mobilisations en faveur de l’animal témoignent de cette transformation des sensibilités et des émotions socialement valorisées dans l’espace public comme dans l’intimité des interactions familiales et affectives. L’émotion éprouvée à l’égard de la souffrance animale devient l’élément déclencheur, pour les élites, d’un engagement dans l’espace public. Mais, plus encore, ces évolutions reflètent les transformations de la sphère politique en contribuant à redéfinir la violence légitime et à constituer des normes visant à réformer les mœurs. Ainsi, avec la création des sociétés de protection des animaux, la mobilisation de leurs membres pour convaincre du bien-fondé de cette cause et le lobbying des notables convaincus par la nécessité d’une protection de l’animal, c’est le rôle de la société civile face au pouvoir politique qui est questionné. Ce sont les valeurs

de la bourgeoisie et ses modes d’action qui portent cette cause, exacerbant les rivalités entre élites se réclamant de diverses formes d’autorité (Traïni, 2011). Enfin, cette cause animale profite également de la relative déchristianisation de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle. L’idéologie judéo-chrétienne, plaçant l’homme au centre et même au-dessus des autres créatures vivantes, a longtemps étayé les rapports sociaux organisés par la production agricole. L’émergence de la cause animale témoigne de la perte d’influence de ces croyances dans l’engagement des militants.

La différenciation des attitudes selon les catégories d’animaux, donc l’émergence de différents statuts animaux (de compagnie, de rente et sauvages), reflète ainsi bien plus qu’une simple variation de proximité avec les humains. Cette transformation des relations sociales entre humains entraine dans son sillage les relations à certains animaux : les animaux de compagnie, qui sont au centre de la sphère privée et partagent ces relations d’intimité, voient leur statut rehaussé et bénéficient de sentiments compassionnels voire affectifs, les animaux d’élevage, comme on le verra plus loin, conservent un statut productif mais la maltraitance à leur égard est rejetée de l’espace public. La compassion envers les animaux devient une vertu valorisée des classes supérieures et contribue à modifier quelque peu la manière dont on les traite, mais le sentiment affectif à l’égard de certains animaux demeure cantonné à la sphère privée.

ii. Les premières lois en faveur de l’animal : une protection de l’ordre

public avant tout

Jusqu’au milieu du XIXème siècle, le statut juridique de l’animal est uniquement pensé au travers du concept de propriété. Il faut pouvoir « identifier la personne, propriétaire ou usager, qui pourra être considérée comme responsable des agissements de l’animal en question » (Digard, 1990 : 89). Cette conception donne tout pouvoir au propriétaire sur ses animaux dont il peut disposer à volonté (l’exploiter, l’abandonner, le tuer, etc.). Mais la sensibilité grandissante à l’égard des bêtes entraîne bientôt sa traduction dans les textes législatifs. Les combats d’animaux, à l’exception des traditions locales, sont interdits dès 1833. La loi Grammont, du 2 juillet 185048, punit les maltraitances envers les animaux domestiques commises dans l’espace public. Les premiers concernés par ces nouvelles réglementations dans

le domaine animal sont les charretiers, qui choquent la morale par les brutalités qu’ils infligent à leurs chevaux. Les seconds sont les bouchers, qui pratiquent les tueries sur leurs étals à la vue de tous et sont considérés comme « des suppléants naturels du bourreau » (Pelosse, 1981 : 15). Trois types de pratiques sont directement visés :

- La mise à mort quotidienne d’animaux dans des abattoirs de plein air : au cours du

XIXème siècle, une législation sera élaborée pour encadrer strictement l’abattage du bétail sous les pressions, à la fois, des défenseurs de la cause animale et des hygiénistes. Les abattoirs sont peu à peu relégués en périphérie des villes et fermés au public. - La chasse, car elle dégénèrerait en barbarie dès qu’elle se change en passion comme la

chasse à courre, par exemple, qui devient la cible de très nombreuses critiques. La chasse est tolérée uniquement pour les animaux considérés comme « malfaisants », car alors elle reste utile à l’ordre social.

- Les divertissements spécifiquement populaires où des animaux sont maltraités, comme lors des feux de la Saint-Jean lors desquels des chats sont brûlés vifs ou le jeu de l’oie (une oie était attachée à un pieu et les enfants lançaient des projectiles sur elle jusqu’à ce que mort s’en suive).

Ce qui est condamné, c’est donc la maltraitance animale publique et les traitements cruels inutiles et gratuits, car cette violence est considérée comme contagieuse et susceptible d’entraîner celle de l’ensemble du corps social. La mise à mort des animaux, dans cette logique, doit devenir invisible pour ne pas mettre en danger l’ordre social (Pelosse, 1981). Ce qui est condamné, c’est bien le spectacle public de la souffrance animale sans reconnaître pour autant le bien-être de l’animal en tant que tel. Plus tard, des revendications contre la vivisection49

amènent les membres de ces sociétés à montrer au public, à travers des descriptions et des photographies, les souffrances que l’être humain inflige aux animaux. La lutte pour la protection de l’animal se centre donc progressivement sur l’animal : les auteurs de mauvais traitements sont condamnés pour ce qu’ils font à l’animal, et non plus pour le préjudice qu’ils portent à son propriétaire.

49 La France rejoint progressivement la mobilisation contre la vivisection initiée en Grande-Bretagne : La Ligue Populaire contre la Vivisection, fondée par Marie Huot, est inaugurée en 1882 avec pour Président d'honneur Victor Hugo.

Les premières lois de protection des animaux servent donc d’abord le maintien de l’ordre public. L’idée selon laquelle la violence est contagieuse est prégnante au XIXème siècle : l’expression publique de la cruauté envers les animaux est vue comme un facteur de danger pour la morale, en particulier chez les enfants. La légitimité de l’élevage d’animaux et de leur mise à mort (abattage, chasse, corrida, etc.) n’est alors pas remise en cause. Toutefois, la valorisation sociale du sentiment compassionnel envers l’animal met la morale publique sur la voie d’une amélioration progressive de la manière dont les humains traitent les animaux. Plus largement, l’émergence puis l’installation de la cause animale dans le paysage associatif au début du XXème siècle répond à une évolution des institutions structurant les rapports sociaux et des groupes sociaux définissant les normes sociales. On observe, d’une part, une moindre prégnance des rapports sociaux déterminés par la production agricole et de l’idéologie judéo-chrétienne, d’autre part, l’influence grandissante des valeurs, des modes de vie et d’action portées par la bourgeoisie.