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iii. L’émergence de différents statuts pour les animaux

En 1804, le Code civil inclut l’animal dans les règles de droit en raison de son intérêt économique, essentiellement pour la production agricole (chevaux de labours, troupeaux de bovins ou d’ovins). Cette conception juridique de l’animal reflète une société alors organisée par les rapports de production agricole, et institue l’animal comme l’un des éléments de l’exploitation agricole. L’article 528 pose que « sont meubles, par leur nature, les corps qui peuvent se transporter d’un lieu à un autre, soit qu’ils se meuvent par eux-mêmes comme les animaux, soient qu’ils ne puissent changer de places que par l’effet d’une force étrangère comme les choses inanimées ». Voulant inclure l’animal dans la catégorie des biens meubles (ce qui garantit le droit de propriété d’animaux) tout en étant conscients de ses particularités, les auteurs du texte englobent sous le terme imprécis de « corps » à la fois les animaux et les choses inanimées, ne distinguant les animaux que par leur capacité à se mouvoir par eux-mêmes (Dupas, 2005). Ainsi, les rapports sociaux du XIXème siècle, au départ structurés par l’agriculture, stabilisent rapidement une conception de l’animal-chose dans les textes juridiques.

Au début du siècle, les gros animaux domestiques (bovins et équins) sont essentiellement des auxiliaires des humains pour le transport et la force de travail. Les animaux domestiques plus petits (chiens, chats, poules, cochons,…) ont eux-aussi des tâches à remplir

sur l’exploitation (débarrasser les granges de la vermine, fournir des aliments, protéger la ferme,…). Avec l’augmentation de la consommation de produits animaux par la population, le bétail acquiert un rôle grandissant de fournisseur d’aliment, et donc de revenus, ce qui a tendance à améliorer progressivement la considération que l’humain lui porte (Risse, 1994). Toutefois, avec l’arrivée des machines sur l’exploitation, et notamment du cheval vapeur, l’animal perd une partie de son utilité productive et on assiste progressivement à un remplacement des animaux exploités pour le service de l’humain par des machines. La force de travail des animaux est très progressivement moins utilisée et certains d’entre eux ne sont plus sollicités comme des outils de production. Pour Keith Thomas (1985), cette nouvelle place de l’animal, initialement constatée en Grande-Bretagne, est concomitante de l’industrialisation qui donne aux animaux un rôle de plus en plus marginal dans le processus de production.

Une grande différence de perception persiste entre les animaux logés à proximité de la maison (cheval, chien, porc,…) et ceux maintenus en troupeaux. Aux yeux de l’éleveur, le bétail « n’a pas […] d’autre valeur que celle, économique, que lui attribue le marché » (Digard, 1990 : 226). Le cochon a un statut particulier « car, bien qu’élevé pour être mangé, il est à sa manière un proche de la famille, logé près d’elle et nourri (presque) comme elle, de ses déchets. Sa mise à mort […] est très ritualisée ; elle s’apparente, en fait, bien plus à un sacrifice qu’à un abattage pur et simple » (Ibid. : 226). Le XIXème siècle est aussi celui de la prolifération des chiens (de chasse, de bergerie, de compagnie, etc.) qui conduira, face à la crainte d’attaques ou de la diffusion de maladies, à l’instauration d’une taxe sur les chiens en 1855 (Baratay, 2011)50.

L’animal sauvage fait de son côté l’objet d’une fascination, et il est mis en cage pour faciliter sa contemplation : plusieurs grands zoos français sont ouverts au XIXème siècle (zoo de Marseille en 1854, parc de la Tête d’Or à Lyon en 1858, Jardin d’Acclimatation de Paris en 1860,…). L’engouement pour l’animal sauvage s’explique par le contexte colonial de l’époque : de nombreuses espèces exotiques rapportées des pays colonisés sont exposées dans ces zoos. Ils sont le reflet de l’obsession de l’époque pour le classement des espèces vivantes et la taxinomie. Ils sont aussi des vitrines de la puissance coloniale et de la domination des nations occidentales sur les peuples colonisés (Baratay et Hardouin-Fugier, 2010). La découverte de nouveaux animaux exotiques entraine par contrecoup un désamour de la part de la population

50 Elle aura pour conséquence des abattages massifs de chiens et le développement d’un commerce de fourrure de chien.

et de certains zoologistes pour les espèces domestiques : « pour beaucoup de zoologistes, les animaux domestiques […] sont considérés soit comme de simples prolongements peu différents des espèces sauvages correspondantes, soit comme des animaux entièrement à part, artificiels et dénaturés » (Digard, 1990 : 99). Les espèces domestiques sont donc laissées à l’entière disposition de l’agriculture et des zootechniciens car elles sont jugées moins intéressantes et moins fascinantes que les espèces sauvages par les zoologistes. Mais l’animal sauvage est également craint lorsqu’il est en liberté. Le sentiment compassionnel qui, comme nous l’avons vu, se développe envers certains animaux à cette époque ne s’étend pas jusqu’aux animaux jugés dangereux. Les fauves et les nuisibles, par exemple, sont même considérés comme des ennemis de l’humain (Pelosse, 1982). Ce qui est désigné comme sauvage, et qui menace potentiellement l’ordre social, est alors combattu. Les animaux qui se rapprochent régulièrement de l’espace cultivé, comme le loup ou le renard, sont ainsi impitoyablement chassés (Micoud, 1993). Ainsi, en quelques décennies à partir de 1882, le loup est éradiqué du territoire français suite à une décision prise par l’État et rationnellement mise en œuvre à travers la création du corps des lieutenants de louveterie51.

Au XIXème siècle, différents statuts sont donc attribués aux animaux : les animaux sauvages sont tout à la fois exaltés et craints, contemplés et chassés, quand les animaux domestiques sont cantonnés à la sphère du travail avec l’humain. La dichotomie opérée entre les animaux domestiques et sauvages (de silva, la forêt en latin) renvoie à l’organisation agraire de la société : « Cette dualité indique […] un cadre de pensée et de représentation qui dit de quel côté se trouve l’ordre, le cultivé, le civilisé, et de quel autre côté, à quelle limite se tient son envers qui, continuellement, le menace. Le sauvage […] dans cette représentation traditionnelle est donc l’autre de la culture, de la culture des champs autant que de celle qui fait qu’il y a société humaine » (Ibid. : 203). Le point commun entre les statuts domestiques et sauvages est que l’on y retrouve une nécessité de contrôle de l’animal par l’humain : le sauvage est encagé ou chassé, le domestique est apprivoisé et dressé.

51 Plusieurs raisons contribuent à l’explication de cette décision. La Révolution française et la vente des biens de l’aristocratie, notamment, ont conduit à une déforestation du territoire, restreignant considérablement l’habitat du loup expliquant en partie la recrudescence des attaques contre les humains. Dans un contexte de développement des échanges commerciaux dans le cadre d’une économie capitaliste, il devient urgent de sécuriser le territoire. Cette période est aussi celle à laquelle le vecteur de la rage est découvert et le loup est très vite soupçonné d’être porteur de la maladie.

C. Une nature exaltée mais dominée