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Comme on l’a vu, les incertitudes évoluent au cours du temps, modifiant ainsi le système de la controverse. En effet, « les controverses sociotechniques ne peuvent être réduites

à une simple chronologie, chaque évènement nouveau effaçant les précédents. (…) il arrive très souvent que des options abandonnées redeviennent crédibles tandis que d’autres, qu’on avait jugé optimales et qu’on s’obstine à considérer comme les seules méritant d’être discutées, menacent d’être dépassées et remplacées par des options auxquelles personne n’avait encore songé » (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001 : 295).

Tout d’abord, les zones d’ignorance (Ibid.) sont susceptibles d’évoluer au cours du temps, notamment du fait de nouvelles découvertes scientifiques. Tout l’enjeu d’une controverse, pour les parties prenantes, est de réduire la marge d’incertitude. Le processus de controverse va donc logiquement les conduire à enquêter, rechercher et investiguer pour trouver des preuves convaincantes. Lorsque celles-ci sont dévoilées, cette progression des connaissances entraîne logiquement un déplacement des questions de la controverse et une modification de sa trajectoire.

Parallèlement à ce processus, l’implication de nouveaux acteurs dans la controverse, l’évolution des rapports de force ou la diffusion publique des questions peuvent conduire à l’apparition de nouvelles incertitudes ou zones de doute. « Les investigations, au lieu de réduire les incertitudes, ne font souvent, au moins dans un premier temps, que les amplifier » (Ibid. : 51). Dans la société moderne, les solutions mises en œuvre pour réduire les risques peuvent aussi avoir pour résultat la création de nouveaux risques liées aux innovations technologiques élaborées.

Depuis la fin des années 1990, les thématiques d’incertitudes autour de l’élevage n’ont pas toutes été médiatisées de la même manière et leur constitution en enjeu public ne s’est pas déroulée au même moment. Comme on l’a vu, les sujets environnementaux sont publicisés dès les années 1980 et donnent rapidement lieu à des règlementations strictes pour l’élevage. A la fin des années 1990 et 2000, ce sont les crises sanitaires qui ébranlent le secteur puis, depuis 2010, on observe une montée en puissance des incertitudes entourant les conditions de vie des animaux d’élevage.

S’agrégeant autour de trois grands enjeux – l’impact environnemental, la condition animale et la sécurité sanitaire –, nous avons montré dans ce chapitre que les incertitudes autour de l’élevage se réfèrent à deux registres principalement, le champ scientifique et le champ moral. Elles se structurent, en outre, autour de deux dimensions de l’élevage : le système intensif et le logement des animaux. La mise en lien des différentes incertitudes, à partir de la manière dont elles sont évoquées dans les discours et argumentaires des différents acteurs, illustre le statut de « méta-incertitudes » de ces deux sujets : peu importe l’argumentaire de départ sur l’élevage, il y a de très fortes chances que le système intensif ou la manière dont sont logés les animaux soient évoqués.

Le recensement des incertitudes et leur mise en lien met en évidence la complexité de l’organisation de l’incertitude sur l’élevage. Une incertitude étant un élément au sein d’un vaste réseau, il apparait inefficace, pour réduire le degré global d’incertitude autour de l’élevage, de les considérer isolément : des alternatives à une pratique donnée peuvent apporter des réponses sur un type d’incertitude mais en soulever de nouvelles, indirectement, sur une autre dimension. En outre, l’inscription des incertitudes dans deux registres en apparente contradiction – le registre scientifique et le registre moral – implique, de la part des acteurs de la controverse, une adaptation de leurs actions et de leurs argumentations. Les incertitudes scientifiques admettent, en effet, des solutions techniques et des arguments objectifs, tandis que les incertitudes morales s’ancrent dans le registre émotionnel et admettent des solutions éthiques. Toutes les incertitudes étant en lien les unes avec les autres, il semble judicieux de faire référence à chacun de ces registres dans les argumentaires, au risque de ne répondre que partiellement aux inquiétudes provoquées par l’élevage. Enfin, le système intensif et le logement des animaux apparaissant comme les deux dimensions de l’élevage qui déclenchent le plus d’incertitudes, ils représentent finalement les enjeux majeurs auxquels l’élevage va devoir apporter des réponses. Pour ces deux sujets, les questionnements ont trait aussi bien à l’environnement, qu’à la condition animale et au risque sanitaire, et s’ancrent tout à la fois dans les registres scientifiques et moraux.

Comme on l’a vu, l’objectif des acteurs de la controverse est de réduire l’incertitude entourant l’élevage. Les « mondes possibles » qu’ils proposent pour cela distinguent différentes catégories d’acteurs qui sont présentées dans le chapitre suivant.

1.Les parties prenantes en opposition

Les parties prenantes de la controverse sont les acteurs qui s’affrontent, c’est-à-dire qui proposent des points de vue divergents sur l’incertitude en question et des réponses différentes. En d’autres termes, ce sont les acteurs qui proposent des mondes possibles et qui cherchent à les faire valoir sur ceux des adversaires. Les parties prenantes sont donc les acteurs qui œuvrent à rallier le public à leur cause dans l’objectif de faire évoluer les normes sociales.

Dans le cas de l’élevage, ces parties prenantes sont les acteurs qui contestent l’activité et ceux qui la défendent. La contestation de l’élevage est portée par le monde associatif qui regroupe les associations de protection animale welfaristes et abolitionnistes et les associations de protection de l’environnement. La défense de l’élevage est assurée par tous les acteurs du secteur bien que ceux-ci ne partagent pas un point de vue homogène sur l’activité.

A.Le monde de l’élevage : une solidarité difficile