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Chapitre trois

3. Vêtements et personnes vivantes 1. L'enveloppement du nourrisson

3.2. Vêtements vitaux, synthèse

Les vêtements doivent être considérés comme une enveloppe corporelle, certes détachable, mais par bien des aspects comparable à la peau2 et plus largement à la chair.

Ils retiennent l’odeur de leurs porteurs et leur sont ainsi intimement liés. Ils constituent une interface entre l’intérieur et l’extérieur, non seulement parce qu’ils présentent une surface chargée d’identité (personnelle, sexuée et ethnique) au regard d’autrui, mais aussi parce que, supports de principes vitaux, ils forment une frontière poreuse, ils brouillent les limites entre le dehors et le dedans. Cette porosité du vêtement en fait un canal par lequel circulent aussi, d’une personne à une autre, des qualités3.

Le rapport de la personne à ses enveloppes corporelles est décliné tout au long du cycle de vie depuis le moule de la Mère matrice jusqu’à l’enveloppement du mort et en passant par la chemise placentaire, la section de bambou servant à la contenir et les feuilles de bananier recouvrant le khao lām dont le lien aux vêtements de l’enfant est si explicite. Les vêtements sont des contenants au même titre que la chair, nư̄a, dont le fait qu’on puisse la dire « creuse » ou « obstruée » met finalement l’accent sur sa qualité d’enveloppe. La forme tubulaire du sīn est renvoyée à la chair creuse de la femme par les règles d’usage liées à son port : le sīn, dont l’ouverture peut laisser apparaître le sexe de

1 Je reviens sur cette question dans le chapitre onze.

2 Le psychanalyste Didier Anzieu (1995, p. 61) rappelle que la peau remplit les fonctions de contenant (« c’est le sac qui contient et retient à l’intérieur le bon et le plein »), de frontière (« c’est l’interface qui marque la limite avec le dehors et maintient celui-ci à l’extérieur »), et de

« lieu et moyen primaire de communication avec autrui ». Tout en « [soustrayant] l’équilibre de notre milieu interne aux perturbations exogènes, elle porte la trace de celles-ci (« dans sa forme, sa texture, sa coloration, ses cicatrices »). Surface exposée (en partie) aux regards des autres, « la peau d’un être humain présente à un observateur extérieur des caractéristiques physiques variables selon l’âge, le sexe, l’ethnie, l’histoire personnelle, etc., et qui, ainsi que les vêtements qui la redoublent (c’est moi qui souligne), facilitent (ou brouillent) l’identification de la personne » (pp. 37-38).

3 Voir infra, chapitre deux, pp. 133-134 sur la transmission de la facilité à accoucher via « l'eau de pied de sīn », et supra, chapitre cinq, § 3.2.4. sur la première chemise de l'enfant comme transmettant une bonne enveloppe apte à maintenir en vie.

la femme, nécessite l’exercice d’une gestuelle visant à en glisser le pli entre les jambes – par exemple pour passer devant une personne assise, près de la nourriture, ou encore pour s’asseoir – qui devient vite une seconde nature.

Les vêtements redoublent aussi l’image d’un corps hiérarchiquement organisé selon une césure qui se situe à la ceinture. Cette géographie corporelle est projetée hors du corps et dans son prolongement notamment par l’investissement de l’espace propre à l’étendage du linge1.La place des vêtements couvrant le bas du corps dans les gestes rituels est bien plus restreinte que celle de ceux couvrant le haut du corps, mais elle existe, du moins pour le sīn. Elle est alors liée à l’identité qu’entretient ce vêtement à la féminité, à la fonction reproductive et, partant, à la pollution et au pouvoir que celle-ci exerce. Nous l’avons vu avec l’eau infusée au pied du sīn d’une mère accomplie par une parturiente primipare et en difficulté comme avec ces colliers découpés dans de vieilles jupes tubulaires et qui protègent les enfants d’attaques d’esprits malfaisants. Le lien des vêtements couvrant le bas du corps à l’identité sexuée est clairement énoncé par Aī Loun lorsque, pour expliquer le rapport non problématique des enfants à la souillure, il dit : ‘ils ne portent ni de sīn, ni de pantalon.

Quant aux vêtements couvrant le haut du corps, à travers leur lien aux principes vitaux, ils renvoient à ce qui du corps est partagé entre hommes et femmes, adultes et enfants. Des substances corporelles ils ne retiennent que les fluides et les odeurs non polluants. À ce titre, ils tiennent dans de nombreux rituels la place de leur propriétaire. Ce sont les chemises sur lesquelles on rassemble les principes vitaux égarés. Ce sont encore elles que l’on interroge pour connaître quelque chose du destin de leur porteur. C’est toujours l’une d’entre elle qui réside dans l’autel du chamane en lieu et place de l’enfant qu’il a adopté thérapeutiquement ou du malade qu’il se promet de soigner. C’est la chemise du chef du village (qu’on appelle à l’occasion le chāo sư̄a, « maître de la chemise ») qui est présentée à l’esprit tutélaire du village lors du rite annuel qui lui est consacré et qui donne son nom aux portes (tū sư̄a, « porte chemise ») qui clôturent le village à cette même occasion.

Notons enfin ce que dit Cấm Trọng (2003, p. 5) de la chemise. Elle est en premier lieu décrite comme une « résidence de l’âme (khwan) ». Mais l’auteur va beaucoup plus loin lorsqu’il ajoute que le terme ̅a désigne l’âme humaine, mais aussi l’âme de la principauté (sư̅a mư̅ang) et celle du village (sư̅a bān). Il me semble que l’assimilation qui est faite entre la chemise et les principes vitaux (ou âme), ne se limite ni à une figure

1 Voir supra, chapitre neuf, § 3.1.

métonymique (la chemise, dans un rapport de contiguïté avec les principes vitaux, sert à les désigner) ni à une métaphore. La chemise apparaît bien plutôt comme une composante de la personne dont elle vient redoubler la peau, elle est une enveloppe quasi corporelle, un contenant de principes vitaux au même titre que la chair (nư̅a) et de la même manière que le moule (bao), qui, rappelons-le, donne forme à la fois au corps et aux principes vitaux.

Au fil de ce chapitre, les termes de la relation – vitale – de la personne au coton (et dans une moindre mesure à la soie) et aux vêtements qu'idéalement il constitue sont apparus à la fois dans leur diversité et dans leur cohérence. Ce parcours à travers les usages rituels ou usuels de ces matériaux a contribué à dépeindre les personnes t'ai dam à travers leurs composantes corporelles à différents moments du cycle de vie. Parce que les composantes vitales de la personne sont multiples, volatiles, pour certaines dédoublées, parce que leurs manifestations concrètes sont elles aussi multiples, le processus de croissance et de maturation des personnes vise pour une part à les rassembler, les unir et les raffermir. Les chapitres cinq, neuf et dix reviendront, par le biais des soins dont sont entourés les jeunes enfants, sur ce processus. Cette incarnation problématique de la personne renvoie également à la question, qui sera traitée dans le chapitre huit, d'une semblable multiplicité des lieux d'émergence de l'intentionnalité, de la connaissance et des émotions. L'encorporation (embodiment) est en tout cas au centre, comme visée et comme moyen, du devenir des personnes.

CONCLUSION

Ce premier volet, à travers une ethnographie des « marges de la vie », a éclairé quelques-unes des dimensions de la fabrication et de la maturation des personnes, mais il n’a finalement abordé les questions de l’apprentissage et du savoir que marginalement. Il a cependant ouvert des perspectives sur lesquelles je voudrais m’arrêter avant de le clore.

Les rituels, avec leur production orale, mais aussi leur gestuelle, qui renvoient parfois à la mythologie, sont des lieux et des temps d’apprentissage pour les villageois eux-mêmes. Je ne veux pas dire par là que dans leur déroulement et dans leur contenu ils forment une sorte de synthèse d’un savoir constitué et unifié que les villageois seraient à même de restituer comme un texte. Au contraire, cette forme textuelle et synthétique n’existe, à ma connaissance, nulle part. On en trouve des bribes dans les paroles rituelles qui accompagnent le rappel des principes vitaux, le voyage du mort vers les villages célestes, ou encore les cérémonies de type chamanique. Mais, pour la majorité des villageois, même ce savoir-là, un savoir mis en mots, n’a de sens qu’inséré dans l’expérience – mort, maladie, moments de transition (naissance, voyage, mariage) – où il trouve à s’exprimer. Par ailleurs, il reste partiel et variable, lié au spécialiste qui le détient et à l’histoire de la transmission dont il fait l’objet. Le spécialiste lui-même ne peut mobiliser ce savoir que dans le cadre rituel. Par exemple, interrogé hors contexte sur les Mères matrices, il ne donne que des lambeaux d’information. En revanche, j’en ai appris beaucoup plus en assistant au rituel sēn kǣ khǫ,phưa phāi (« cérémonie pour dénouer le mauvais destin [amené par] les esprits de femmes mortes en couches) car les gens chez lesquels cela se passait, avertis de ma curiosité concernant les Mères matrices, me signalaient et commentaient chaque occurrence de leur apparition. Ce faisant, non seulement ils me donnaient des éléments plus précis et plus riches que ceux que j’avais recueillis par ailleurs, mais en plus ils me montraient (sans doute sans en avoir pleinement conscience) qu’ils avaient une connaissance assez poussée du déroulement du rituel et du sens des paroles prononcées par le spécialiste. Cette connaissance avait besoin d’un support pour pouvoir être remémorée et exprimée1, mais dans ce cadre on peut dire que le spécialiste et les villageois collaboraient à la produire dans le contexte du rituel.

En plus de ce savoir partiel et contextuel mais verbal, les villageois apprennent dans le déroulement des rituels des procédures rituelles. Il n’est pas question de décrire dans ce

1 Les recherches sur la mémoire montrent à quel point elle est liée au contexte, pour un résumé, voir Baddeley (1993, pp. 834-836).

cadre la façon dont se forment les spécialistes, quand il y en a, ni même la manière dont chacun apprend à tenir une place et un rôle dans ces cérémonies. Le processus de constitution du savoir-faire rituel pourrait être le sujet d’une autre thèse, et, en ce qui concerne plus particulièrement les enfants, il en sera question dans les volets deux et trois. Je veux simplement noter ici que les nombreuses personnes présentes, hommes et femmes de tous les âges, sont des participants, et pas seulement des observateurs, du rituel. Pour ne parler que du sacrifice des animaux, il y a ceux qui les choisissent, ceux qui les mettent à mort, ceux qui les découpent, ceux qui les cuisinent, ceux qui installent les plateaux à offrandes et ceux qui les présentent aux esprits. Parmi toutes ces tâches, certaines sont dévolues aux hommes, d’autres aux femmes, certaines aux jeunes gens et d’autres aux vieillards. Les enfants, présents, sont sollicités qui pour aller chercher un couteau à découper ou un récipient, qui pour puiser de l’eau, qui pour appeler Untel qui n’est pas encore arrivé. Et, même quand leur participation n’est pas requise, les petits sont là et regardent. Bien que les funérailles puissent être cause de crainte en raison des esprits qui rôdent dans la maison du mort, il n’y a pas d’interdit sur la présence des enfants. Si ceux-ci ne veulent pas y assister, c’est de leur propre chef et cela montre qu’au moins ils ont appris ce qu’on peut en craindre. Mais même les plus réticents des enfants seront très probablement amenés un jour à être témoins de la mort d’un parent et de la cérémonie qui s’ensuit. Encore plus certaine est leur présence à un accouchement, dont il faut rappeler que l’issue bascule parfois de la naissance à la mort.

La dimension publique de tous les rituels rend possible la dimension elle aussi publique, partagée, d’un savoir-faire duquel émerge progressivement, au fur et à mesure que le faire s’intensifie et prend la place du voir, un savoir sur le monde.

Ce que chacun apprend au cours des rituels du cycle de vie (mais aussi dans les rituels de guérison dont je ne traite pas ici) sur ce dont est faite une personne et ce qu’elle devient, sur ce qui distingue le monde des vivants de celui des morts, sur ce que sont et font les esprits et sur ce qu’on fait d’eux, ne forme pas un domaine à part, séparé de l’expérience quotidienne.

Tout d’abord ces rituels, me semble-t-il, sont partie intégrante de la vie quotidienne dont ils constituent des événements au même titre que, par exemple, la visite d’un cousin, le départ en voyage d’un parent, l’arrivée dans le village d’un colporteur chinois. Ils ne doivent leur dimension critique qu’à la nature des enjeux dont ils sont les régulateurs : entrée et sortie de la vie terrestre, changement du statut de jeune personne à celui d’adulte marié, etc. S’il s’est révélé fructueux pour l’anthropologie de la connaissance de se

tourner vers les aspects moins institutionnels de la vie des personnes (voir Bloch, 1998), il reste à mon sens important de ne pas surévaluer le caractère exceptionnel des rites, qui sont en fait surtout impressionnants, et ce particulièrement pour l’observateur étranger qui les voit pour la première fois. Ensuite, la plupart des gestes mobilisés dans chaque rituel, ces gestes qui rendent présentes certaines composantes de la personne, des entités comme les esprits, des distinctions et des similarités entre la vie et la mort, ont leur répondant dans d’autres rites comme dans la vie de tous les jours. Dans cette dernière, il sont plus dilués et parfois plus implicites, mais dans tous les cas ils se font écho. Ces résonances entre des contextes différents créent du sens. Un enfant ne comprend pleinement la remontrance de sa grand-mère concernant la manière dont il a posé la marmite sur le feu, les oreilles parallèles à la poutre faîtière, qu’en référence à ce qui se passe pour les funérailles car son aïeule ne fait que dire « k’am ! », « interdit !». Et, en effet, cette position, qu’on fait emprunter au mort pour sortir de la maison et qui s’oppose à celle des dormeurs (perpendiculaire à la poutre faîtière), doit aussi être celle de la marmite dans laquelle on cuit les repas durant la cérémonie funéraire. Si on faisait de même en dehors de ce contexte, on s’exposerait à la maladie. Que l’enfant ait ou non assisté à des funérailles, qu’il ait ou non constaté cette position différente de l’ustensile, ou entendu d’autres personnes la commenter ne fait pas partie des considérations de sa grand-mère.

Elle corrige un geste, il en construira le sens à travers la diversité et la multiplicité de ses propres expériences.

A. Comolli notait (1994, p. 105) qu’une des caractéristiques de l’apprentissage est qu’il « est soumis à la loi de la répétition obligée, en vertu de laquelle on n’apprend jamais en une seule fois », ce à quoi nous pouvons ajouter que le savoir qui se construit dans la variété de ces expériences est multiforme. Pour reprendre l’exemple de la marmite, dans le geste de l’enfant il y a une dimension sociale, sa participation à la vie domestique, une dimension technique, la cuisson du riz, et une dimension normative qui renvoie à l’ordre du monde.

Je voudrais dire pour finir que cette manière d’apprendre plusieurs choses à la fois d’une seule et une chose à partir de plusieurs me semble être aussi un aspect du processus de constitution du savoir du chercheur. J’ai tenté dans la mise en écriture de retracer ce cheminement.

D EUXIÈME VOLET