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Q UESTIONS DE GENÈSE ET DE DESTIN

3. La vie après la mort 1. Inégalités devant la mort

3.2. Devenir de la personne après la mort

Les funérailles ont pour objectif explicite de permettre aux principes vitaux (phī khwan) du défunt, qui se séparent en trois groupes selon leur répartition dans le corps, de poursuivre leur existence sous une nouvelle forme et dans de nouveaux lieux. Il n’y a pas consensus dans les sources écrites sur la répartition des principes vitaux dans les trois lieux que sont le cimetière, l’autel aux ancêtres et les villages des morts (tableau I-1).

Quant à mes interlocuteurs, aucun n’a su me faire part du système, s’il en existe un, qui régit cette distribution.

La seule chose que les villageois m’aient affirmée avec certitude est que ce sont les principes vitaux de la tête qui viennent occuper l’autel aux ancêtres. Un indice de cette répartition est cependant présent dans la manière dont les proches du mort disposent des de ce qu’il reste des ossements après la crémation. Ceux-ci sont en effet séparés en deux groupes avant d’être inhumés. Ceux du haut du corps (crâne, tête, épaules, sternum et côtes) et des extrémités (mains et pieds) sont déposés dans une jarre ou dans une bouteille où l’on placera également la « ligne du cœur »3. Ceux du bas du corps et des jambes sont mis dans un sac de coton qui reste ouvert. Il est fort probable que ce tri des ossements corresponde à une répartition des principes vitaux. La « ligne du cœur » a en effet été décrite comme le moyen par lequel les principes vitaux du défunt peuvent à la fois

1 « Nous venons de le démontrer : une catégorie considérable d'expressions orales de sentiments et d'émotions n'a rien que de collectif, dans un nombre très grand de populations, répandues sur tout un continent. Disons tout de suite que ce caractère collectif ne nuit en rien à l'intensité des sentiments, bien au contraire » (Mauss 1921, p. 8).

2 Pour reprendre la terminologie de Descola, 2005.

3 Archaimbault (1973, p. 168) décrit une pratique similaire pour les funérailles lao. Les ossements recueillis après la crémation avec une pince de bambou sont rincés à l’eau claire puis introduits dans une jarre au goulot de laquelle est noué un fil de coton. Les bonzes tiennent ce « fil conducteur qui transmettra les mérites au défunt ».

circuler et respirer. Ce pourrait bien être ceux-ci qui s’élèvent vers les villages des morts intrinsèquement liés à la personne sous sa forme physique. Si le corps se désintègre bien après la mort, celle-ci ne signifie pas pour autant que n’en subsiste qu’une forme d’existence désindividuée1. Quelle que soit leur destination, les principes vitaux conservent en réalité leur identité.

Ceux qui sont invités à rejoindre l’autel aux ancêtres de la famille patronymique sont appelés phī hư̅an, esprits protecteurs de la maisonnée, ou encorec,esprits de père et mère.

Cette dernière dénomination exprime bien la persistance par-delà la mort de la position occupée antérieurement. Lorsque le chef de la maisonnée rend un culte à ses ancêtres, il les nomme individuellement, jusqu’à la troisième génération ascendante, par le terme de parenté qui les désignait de leur vivant. Ce faisant, il fait référence à des personnes dont il

Maspéro Lafont Pitiphat

Tableau I-1 Répartition des principes vitaux après la mort selon quatre auteurs

1 Contrairement à ce qu’affirme Pottier (2007, p. 48) au sujet du système des principes vitaux chez les T’ai non bouddhisés : « (…) une telle conception est très différente de la doctrine de la métempsycose, puisque chaque groupe d’âmes qui anime un corps constitue une combinaison inédite, et qu’après la mort d’un être humain, rien ne subsiste de ce qui constituait son individualité en tant que sujet. »

connaît l’histoire et le nom personnel. Un spécialiste rituel de Natong m’a même affirmé que le nom personnel était en fait le terme d’adresse retenu pour l’esprit de l’ancêtre invoqué. Notons au passage que le mort continue à être désigné par son nom personnel pendant ses funérailles. Les ancêtres invoqués lors des rituels incluent les collatéraux en ligne paternelle et leurs épouses. En apparente contradiction avec les pratiques observées lors du culte annuel aux ancêtres, où l’on entend l’officiant inviter jusqu’aux esprits des arrière-arrière-grands-parents, Am prétend que seules deux générations de parents occupent simultanément l’autel aux ancêtres. La mort d’un petit-fils devenu chef de maisonnée chasserait ainsi l’esprit du grand-père qui monterait alors dans les villages célestes pour y rejoindre la communauté des thǣn sing, divinités des clans patrilinéaires1. Mon hôte, quant à lui, affirme que la profondeur générationnelle de l’invocation dépend à la fois de la mémoire qu’on en a et des sentiments que le chef de maisonnée éprouve pour ses ancêtres. Le fait de les appeler individuellement et par leur nom personnel témoigne de la compassion (īn dū) qu’on éprouve encore pour eux en tant que personnes. Les deux discours, celui de Am et celui de Loun, ne me paraissent pas contradictoires : l’un parle de la dimension institutionnelle de l’ancestralité, l’autre de sa dimension affective.

On peut voir dans ces deux cas l’affirmation de la continuité des liens malgré la discontinuité présumée des mondes (monde des vivants/monde des morts ; monde d’en bas/monde d’en haut). Les esprits protecteurs de la maisonnée peuvent d’ailleurs circuler, volontairement ou forcés, entre l’espace qu’ils occupent sur terre dans la maison de leurs descendants et l’espace céleste où demeurent les divinités protectrices du clan patrilinéaire. Ainsi, les deux premiers mois de l’année t’ai dam, dư̅an chang et dư̅an nī, les ancêtres des Lǭ K’am montent au ciel rendre un culte aux divinités du clan patrilinéaire, qui sont en fait leurs ancêtres. Ils laissent alors l’autel vacant, de sorte qu’il n’est pas possible, par exemple, de prévoir à cette saison le grand culte annuel aux ancêtres, sēn hư̅an. Il peut aussi arriver que des divinités célestes, mécontentes, capturent les ancêtres qui, à leur tour, pour attirer leur attention, rendent leurs descendants malades.

Le spécialiste rituel (mǭ mǫt) devra alors monter dans les villages célestes obtenir leur libération et les guider sur le chemin du retour.

Le deuxième groupe de principes vitaux gagne les villages des morts qui sont situés, selon le statut et la richesse du mort, soit à la lisière du ciel et de la terre, soit plus haut

1 Bourlet (1907, p. 627-628) écrit : « On sait que toute âme thay monte au ciel. Il en reste pourtant toujours une sur cette terre pour protéger les siens. C’est l’âme du dernier ancêtre décédé dans la famille ; elle attend que celle d’un de ses descendants vienne l’y remplacer pour s’élever à son tour vers les demeures éthérées. »

dans le ciel. Qu’ils y demeurent éternellement, comme cela semble être le cas pour les Lǭ K’am (Maspéro 1971, p. 272) ou qu’ils finissent, plusieurs centaines d’années plus tard, par se dissocier à nouveau pour devenir chenilles, puis mousse (ibid.), leur vie dans ces villages ressemble à celle qu’ils menaient sur terre. Ils y retrouvent ainsi non seulement leur mode de vie, mais aussi leurs parents avec lesquels ils vivent comme du temps de leur vie terrestre.

Le dernier groupe de principes vitaux demeurent au cimetière où ils deviennent les esprits du cimetière, phī pā hǣo. D’après Maspéro (1970, p. 270), ils « habitent dans la tombe avec le cadavre et y vivent sous les ordres du dieu du village, fi-ban », ce qui tendrait à confirmer l’hypothèse formée plus haut au sujet des khwan attachés aux ossements du bas du corps. Il n’apparaît pas de manière explicite dans les propos des villageois de Nākhām que les esprits du cimetière vivent sous l’autorité de l’esprit protecteur du village (phī bān), mais on peut néanmoins supposer que tel est le cas. En effet, selon mes interlocuteurs, l’esprit protecteur du village serait une concrétion des principes vitaux des chefs de village morts en fonction. Il ne serait pas étonnant que cet esprit exerce son autorité sur le cimetière, domaine occupé par les morts sur la terre. Par ailleurs, des croyances relatives à certains esprits de malemort, les phī mǣ kœ̅t, « esprits des mères de naissance », évoquent l’existence au cimetière de villages où ceux-ci résident avec leurs enfants, les phī kœ̅t.

Quoi qu’il en soit, les esprits du cimetière sont ceux pour lesquels la persistance au-delà de la mort de l’individualité est la moins bien affirmée. Elle n’est pourtant pas totalement absente, ainsi qu’en témoigne une des explications notée plus haut1 concernant le traitement des enfants morts : on ne construit pas de toit au-dessus de leur tombe pour éviter que « les principes vitaux de l’enfant essaient de faire venir ceux de ses parents pour veiller sur la maison ». Ce lien de parenté mémorisé par les principes vitaux témoigne une fois encore de la continuité de la personne à travers la survie de ses khwan.

1 Voir supra, § 3.1.3.