• Aucun résultat trouvé

Chapitre quatre

1. L'esprit de Nākhām, village t’ai dam Faire comme les aînés…

Bien que le choix du terrain reposât à l'origine sur des préjugés dans l'ensemble dénués de fondement, je ne l'ai jamais regretté. J'avais imaginé que l'éloignement des axes de communication ferait de Bān Nākhām un réservoir des traditions t’ai dam. À partir de mon retour au Laos en 1999 et au fil des mois, je me suis rendu compte, de plus

en plus sensiblement, que chacun des villages de la région tirait d'une multiplicité de facteurs un caractère propre, mais certainement pas univoque.

Bān Nākhām était par certains aspects un village conservateur. Plus qu'ailleurs on y attendait des villageois une conformité à l'ordre social hérité des Anciens. Par exemple, on y soulignait que le non-respect du code statutaire inscrit dans l'arrangement de la chevelure des femmes était une offense exigeant réparation. Une femme mariée qui aurait décidé, plutôt que de nouer son chignon au sommet de la tête comme il est coutume, de laisser pendre ses cheveux, devrait procéder pour son époux à un rite de rappel des principes vitaux, sūkhwan. Les villageoises de la plaine de Namtha, en revanche – remarquaient avec réprobation les habitants de Nākhām –, prenaient depuis quelques années des libertés de plus en plus grandes avec ces marques visibles, inscrites sur le corps, du respect de l'ordre des statuts et des générations.

1.2. … mais croire derrière les apparences

Du point de vue des croyances le village s'affichait au contraire plutôt comme progressiste, ou moderniste. Cette image était le plus fortement véhiculée par mon hôte, Aī Loun, et c'est sans doute la raison pour laquelle j'ai mis si longtemps à traverser le miroir des apparences.

Aī Loun, né en 1949, est un personnage paradoxal. Il a été huit années, le temps de deux mandats, chef élu du village. Membre du parti communiste depuis ses débuts, il fut longtemps chef des Anciens (neohom). Sa carrière publique avait débuté en 1963 quand, alors âgé de quatorze ans, il avait été recruté pour servir d'ordonnance au chao mư̅ang (chef du district) de l'époque, un Kh’mu. Celui-ci ayant apprécié les bons services du jeune homme l'envoya étudier à Mư̅ang Xay. De retour à Mư̅ang Namo, il avait d'abord occupé les fonctions de comptable. Il avait ensuite rapidement franchi les échelons hiérarchiques et avait été envoyé dans la province de Bolikhamsay (district de Chang Hon) pour « y faire la révolution ». Il était pressenti comme futur chao mư̅ang de Chang Hon quand il fut contraint de rentrer au village pour prendre soin de son père très âgé.

Celui-ci était mǭ mǫt, ce spécialiste rituel et guérisseur qui agit avec l'aide d'un esprit auxiliaire, le phī mǫt. Aī Loun, son fils cadet, devait hériter à la fois de cette fonction et de l'esprit. Obnubilé par ses aspirations politiques, il les refusa tous deux, prenant le risque de laisser errer dans la nature le puissant phī mǫt. Mais le savoir de son père avait à tout le moins laissé des traces en lui.

Aī Loun avait concédé à la propagande communiste1 une distance ironique vis-à-vis du respect apeuré dont faisait montre la majorité des villageois envers la pléthore d'esprits, phī, peuplant leur univers. Son influence dans la vie politique du village, semblait avoir eu une certaine efficacité. Par comparaison avec les villages t’ai alentour, Nākhām paraissait peuplé de peu d'esprits. C'est un bref séjour dans le village voisin de Natong qui m'a fait prendre conscience de ce contrôle exercé sur l'apparence de Nākhām par Aī Loun. À Natong, où je ne suis restée que quelques jours et où je n'ai jamais noué de relations étroites, j'ai noirci page après page de récits de rencontres avec des phī et de descriptions de rituels permettant de les expulser ou de se les propitier.

Malgré les efforts de mon hôte pour me taire, voire me cacher ostensiblement la manifestation, à travers de fréquents rituels, de la présence des phī dans le village, j'ai fini par percevoir le décalage entre l'image de Nākhām, qui affichait une rationalité mesurée et une conformité raisonnable au système, et les croyances véritables des villageois. Aī Loun y compris. J’ai à maintes reprises entendu mon hôte interpréter ouvertement la réalité à travers le prisme de la croyance aux phī. Il le faisait avec distance et humour, mais fidèle à un mode de pensée que le terme controversé d'animisme semble pourtant qualifier le plus précisément. Je revois encore son visage facétieux quand il me dit, les yeux levés vers le portrait de Karl Marx suspendu à un mur de la maison : « Kak Mak, avec sa barbe blanche et ses cheveux longs, son intelligence et son pouvoir, c’est peut-être un phī… »

Et puis, surtout, il était lui-même fréquemment sollicité pour ses savoir-faire rituels dont une longue et intime fréquentation m'apprit qu’il ne dédaignait pas d’en acquérir de nouveaux si l’occasion se présentait. Aī Loun savait parler aux ancêtres de la patrilignée, phī hư̅an, « esprits de la maison », mais aussi rappeler les phī khwan, principes vitaux multiples et volatiles qui animent des parties du corps et des qualités et dont le départ est cause d'affaiblissement et de maladie.

1 Bien que la prise de pouvoir officielle et définitive des communistes du Pathet Lao (« gouvernement de résistance de la patrie lao ») date de 1975, leur influence sur le nord du pays remonte aux années 1950, date de sa création. Le Pathet Lao, avec Souphanouvong à sa tête, avait été mis en place pour exécuter les décisions du Neo Lao Issala, « Front du Laos libre » créé par les Vietminh et le Parti communiste indochinois pour mener la lutte pour l'indépendance du Laos. Sur les cartes dressées par J. Deuve (1984, pp. 35 ; 96 ; 146 ; 166 ; 198 ; 210 ; 230) pour figurer les luttes de pouvoir entre les différents partis et factions (royaliste, neutraliste, révolutionnaire, droitiste) du début des années 1950 au milieu des années 1960, la région de Namo se situe toujours, à l'exception d'une brève période de quelques mois à la charnière des années 1960 et 1961 (gouvernement de droite de Phoumi Nosavan) à l'intérieur des zones de présence et d'influence du Pathet Lao (à travers l'Armée de libération populaire lao, formée et soutenue par les Vietminh).

Alerté par le peu de goût de ses fils pour l'apprentissage des paroles, khwām, destinées aux phī, il avait même entrepris de les transcrire. Il remplissait ainsi des cahiers de leçons rituelles, dans l'écriture lao – car rares étaient les jeunes qui souhaitaient apprendre la graphie t’ai dam – que les générations suivantes pourraient déchiffrer pour s'adresser aux phī.

Ces esprits étaient certes parmi les plus fréquentables. Ils figuraient sur une liste, prétendument produite par le parti communiste, des phī que les villageois étaient autorisés à honorer. Parmi eux se trouvaient aussi le phī bān, esprit tutélaire du village, et le phī mǫt, esprit auxiliaire du mǭ mǫt. La mythologie, avec son panthéon de divinités célestes masculines et féminines, elles aussi relevant de la vaste catégorie des phī, ne dérangeait pas non plus le chef du parti. C'étaient finalement les esprits les moins civilisés, les moins domestiqués et les plus dangereux qui heurtaient la personnalité publiquement communiste de Aī Loun. Pourtant ces esprits-là aussi prélevaient chez lui leur dû. Aī Loun avait ainsi appris auprès d'un spécialiste rituel kh’mu, moyennant un paiement en opium, des khwām (paroles) qui, insufflées dans du riz gluant grillé, dont les enfants raffolent, chassaient les phī kœ̅t responsables de leurs pleurs nocturnes. Or les phī ̅t, esprits des enfants morts en bas âge ou de personnes mortes avant d'avoir accompli leur destin, figurent parmi ces esprits de malemorts qui, désespérés ou furieux, hantent le village et ses alentours.