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Q UESTIONS DE GENÈSE ET DE DESTIN

3. La vie après la mort 1. Inégalités devant la mort

3.4. Le cimetière : organisation sociale et hiérarchie des morts

Le cimetière est chez les T’ai Dam un coin de forêt inexploité et inexploitable. On ne le fréquente que lors des funérailles et c’est à peine si on peut l’identifier, depuis le chemin qui le longe, par l’émergence, çà et là, d’un poteau funéraire qui n’est pas encore tombé en ruine. Malgré sa végétation prolixe et son aspect à première vue anarchique, le cimetière est en réalité un espace organisé. Sa localisation et sa topographie reflètent, sur un plan horizontal, la hiérarchie sociale et l’ordre cosmologique (dessin I-3).

De ce point de vue, le fait que Aī Loun ait pris soin de noter les directions neua et tae pour orienter le cimetière et le situer par rapport au village n’est pas étonnant. Ces deux termes, souvent imparfaitement traduits respectivement par nord et sud1, désignent en réalité l’amont et l’aval, mais avec une portée qui dépasse le domaine purement géographique2.

Les orientations amont et aval sont utilisées, comme en français, pour parler de la pente d’une montagne et du cours d’une rivière – bien que, dans ce dernier cas, on dise plutôt la tête (hua) et l’extrémité (lā) – par rapport auxquels on se situe dans l’espace. Chez les T’ai Dam, cependant, ces deux orientations se substituent aux quatre points cardinaux : il n’y a en effet pas de termes pour désigner l’est et l’ouest. De plus, contrairement aux points cardinaux, l’amont et l’aval ne désignent pas des directions absolues, mais relatives, à la manière de la gauche et de la droite, à la position d’Ego. Un jeu de correspondances établit en effet une équivalence entre les couples amont/aval et tête/pieds avec, dans les deux cas, une position haute et valorisée qui est opposée à une position basse et dévalorisée. En conséquence, pour respecter une orientation statutaire, il est parfois nécessaire de composer avec la réalité géographique. Il peut ainsi arriver que le côté amont ou tête d’une maison que le relief a obligée à s’établir à l’inverse des autres corresponde « objectivement » à l’orientation aval. À l’amont correspond donc la tête, le

1 Davis (1984, p. 47) note que pour les Muang, population t’ai bouddhiste du nord de la Thaïlande :« La désignation “nord/sud” est en fait ambiguë : elle se réfère habituellement aux directions cardinales, une orientation que les T’ai de Thaïlande ont probablement héritée des anciens peuples indianisés de la région ; mais elle signifie également “amont/aval” » (ma traduction).

2 Voir Formoso (1987, pp. 25-43).

haut, le statutairement élevé, mais aussi le monde des vivants par opposition à l’aval qui est celui des morts. Rien d’étonnant dès lors à ce que le cimetière se situe en aval du village. De même, les « maisons de cimetière » sont orientées, à l’inverse de celles des vivants, tête côté aval.

L'espace réservé aux morts adultes de statut élevé (par leur clan patrilinéaire ou par leur richesse) qui ont eu droit à une crémation est ainsi situé en amont du cimetière, alors que les villageois les plus pauvres, simplement inhumés, sont en aval des premiers.

Les tāi phāi issus des femmes mortes à la suite de couches et des hommes morts quand leur épouse était enceinte, sont répartis dans deux emplacements : ceux qui ont pu être brûlés se situent en amont de ceux, trop pauvres ou de trop bas statut, qui ont été simplement enterrés. Leurs concessions se trouvent par ailleurs le long de la rivière, ainsi, leurs principes vitaux, dont une partie se métamorphosent après la mort en phī malveillants, les phī phāi, sont entraînés au loin par le courant. Les enfants sont enterrés en aval (tae), près de la rivière et en bordure des rizières et non « pas dans la forêt profonde dont ils ont peur ».

Quant à l’espace même du cimetière, il est divisé en parcelles dont la situation plutôt dans la partie amont ou plutôt dans la partie aval témoigne du statut des ses occupants.

L’organisation du cimetière en espaces distincts les uns des autres rend compte d’une classification des morts en fonction d’une part de leur statut et de leur richesse (et donc de leur destin), d’autre part du temps et de la façon dont ils sont morts. Les tāi phāi et les enfants reçoivent à ce titre un traitement rituel très particulier qui doit prévenir les principes vitaux de devenir trop redoutables. La mort des enfants ayant déjà été longuement discutée, je ne cite du récit qui m’a été fait de ce traitement rituel distinct que ce qui concerne les tāi phāi :

«  Ceux qui n’ont pas été brûlés restent au cimetière, les enfants de même.

Les villages célestes sont loin, les enfants ne savent pas y aller, comme les enfants du village qui ne savent pas aller jusqu’à la route. Pour les morts qu’on enterre, on fait un toit en herbe à paillote au-dessus de la tombe. Pour les tāi phāi on plante un drapeau noir à la tête et un drapeau blanc au pied.

Pour les “gens bien” on plante deux drapeaux rouges à la tête et deux blancs au pied. On peut tuer un cochon ou une vache, et alors on dépose leurs pieds au pied de la tombe. Les gens qu’on enterre, on les enveloppe dans une natte et on les porte avec un balancier qui a été fabriqué exprès et qu’on jettera après dans le cimetière. Si on le ramenait au village, ce serait une offense à l’esprit protecteur de la maison et à l’esprit protecteur du village (phit phī hư̅an phī bān), les villageois tomberaient malades. Les femmes qui meurent enceintes, on doit leur enlever l’enfant et leur enfoncer des aiguilles, deux dans chaque pied, une dans chaque main, pour qu’elles

ne puissent pas attraper les vivants. Pour les hommes qui meurent quand leur épouse est enceinte, on fait pareil parce qu’ils ont fait l’enfant ensemble. L’enfant est enterré près de sa mère, mais dans un trou séparé (Aī Loun).

Le cimetière dans son ensemble est un lieu redoutable pour les vivants ainsi qu’en témoignent la multitude de précautions prises au cours des funérailles. Mais c’est aussi un lieu de vie pour les esprits, un domaine intermédiaire entre le monde des « gens bien » et celui des phī, et en tant que tel il attire à lui les principes vitaux des vivants, au risque

Dessin VI-2 Plan du cimetière, dessiné par Aī Loun

pour ceux-ci de tomber malades. Ainsi, malgré la volonté des êtres humains de s’en préserver, de le tenir à l’écart, la frontière qui le sépare du village n’est pas impénétrable.