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Reprise : autour de la commensalité

Nous avons vu dans les chapitres précédents1 que jusqu’à l’expulsion de l’enfant, la parturiente ne connaissait que d’infimes restrictions alimentaires et aucune prescription particulière. Les aliments consommés durant la grossesse ne semblent modifier l’enfant en gestation qu’au niveau de sa corpulence, sans influer sur d’autres caractéristiques, fussent-elles physiques, intellectuelles ou morales. En revanche, une fois l’enfant né, l’alimentation de la nouvelle mère connaît d’importantes modifications qui concernent tant le mode de préparation que le mode de consommation et le contenu.

Bien que ce régime particulier, qui vaut même en cas de fausse couche ou d’enfant mort-né, soit destiné à la reconstitution (perte de souffle et de sang) et à la purification du corps (assèchement, nettoyage du « mauvais sang ») de la mère, il concerne également l’enfant. Dans la mise en place de cette alimentation particulière, c’est aussi de partage et d’intégration qu’il s’agit.

Cela commence avec, un peu à part parce que restreinte à une unique occurrence, la goutte d’alcool de riz déposée dans la bouche de l’enfant dont les villageois disent qu’elle sert à nettoyer la bouche du nouveau-né pour lui éviter une irruption de petits boutons blancs à l’intérieur de la lèvre (pen māo). Ce « nettoyage » précédant immédiatement une distribution d’alcool à toutes les personnes présentes, on peut aussi y voir une forme de commensalité.

L’alcool de riz distillé (lao siao) est offert à toutes les occasions rituelles, aux hommes comme aux femmes, aux jeunes gens comme aux vieillards. Refuser de sacrifier à ce qui constitue, en fait, un rituel en soi est compliqué, il faut pour cela convaincre ses hôtes que l’on a des raisons médicales valables, et encore cela ne vaut-il le plus souvent que pour restreindre la quantité et non pas comme dispense. En principe, les verres d’alcool de riz doivent être consommés par paire « parce qu’on a deux jambes », disent parfois les T’ai Dam, ou encore « parce qu’on est marié », le cas échéant. La consommation d’alcool peut être une étape à franchir, notamment à l’occasion des mariages où de jeunes gens tiennent un plateau présentant de petits verres qu’ils remplissent pour chaque visiteur en bas et en

1 Voir supra, chapitre un, § 1.1., p. 66 et chapitre deux, pp. 146-147.

Photo R-1 Distillation de l’alcool de riz (2007)

Photo R-2 Service de l’alcool aux Anciens par Nang Noy et Thèt âgées de onze ans (2007)

haut de l’échelle qui conduit à l’entrée de la maison où se déroule la cérémonie. Il peut aussi être une sanction, ou plutôt un gage, quand, toujours lors du mariage, il est imposé aux membres de la famille de l’époux qui ont commis des erreurs dans la préparation des petits paquets en feuilles de bananier renfermant les offrandes faites à la famille de l’épouse1. L’alcool de riz figure également parmi les offrandes aux ancêtres (mais seulement pour le culte du riz nouveau, patthong khao mae, ou le culte annuel, sen hư̄an), aux principes vitaux d’une personne tout juste décédée, et de manière générale à tous les esprits, qu’ils soient sollicités à une occasion rituelle particulière ou en cas d’infortune pour se les concilier ou les apaiser. L’alcool de riz se boit, en revanche, rarement tout seul, même s’il arrive qu’un homme, épuisé par une journée de rude travail aux champs ou de marche en forêt, se serve un verre pour soulager sa fatigue et ses courbatures. La consommation d’alcool durant les fêtes ou les rituels, même excessive, n’est pas perçue négativement, contrairement, par exemple, à la consommation d’opium qui est un plaisir, ou plutôt une addiction, non seulement solitaire mais aussi incapacitante. Or la paresse ou tout ce qui peut y être assimilé est fortement condamnée. La consommation d’opium n’est tolérée que chez des personnes très âgées et souffrantes. L’ivresse, par contre, est un sujet de moqueries quand elle se déroule, de réminiscences amusées par la suite, et, dans le pire des cas, d’inquiétude quand elle s’approche du mal-être. Les personnes saoules au point de ne plus pouvoir tenir debout, au point des larmes et des discours incohérents sont veillées comme des malades et consolées comme des enfants. Ils arrive aussi exceptionnellement que l’alcool de riz, qui peut atteindre jusqu’à 60% vol., rende fou. Je n’ai observé cela qu’à deux reprises et chaque fois concernant de jeunes hommes qui ont alors dû être maîtrisés par la force et attachés afin d’éviter qu’ils ne blessent quelqu’un.

Si, après la goutte inaugurale reçue par le nourrisson, l’alcool de riz n’est plus consommé pendant les toutes premières années de la vie, il est parfaitement toléré qu’à l’occasion d’une cérémonie comme le mariage de tout jeunes enfants (dès trois, quatre ans) se réunissent en petits groupes et s’installent un peu à l’écart avec une bouteille d’alcool et des gobelets qu’ils remplissent et font circuler entre eux comme le font leurs aînés. Les adultes disent avoir veillé à ce que la bouteille ne soit pas trop forte en alcool, mais cette surveillance est quasi invisible et moins ostentatoire que l’approbation tacite dont cette forme de sociabilité est l’objet. À mes questions, les villageois répondent que

1 Les paquets doivent être attachés avec deux liens de bambou, les objets contenus dans la feuille de bananier doivent être parallèles à la tige et les griffes des poulets doivent avoir été enlevées. Ce sont les hommes du lignage patrilinéaire de l’épouse (son père ou un frère aîné le plus souvent) qui vérifient la confection des paquets d’offrande et attribuent les gages.

les enfants exercent là un droit légitime à l’amusement. Un peu plus grandes, vers sept ou huit ans, les petites filles (qui sont déjà des « petites demoiselles, sao nǭi sont encouragées à servir l’alcool au cours des banquets1.

L’aspect obligatoire de la consommation d’alcool dans des situations rituelles et même à l’occasion d’une simple invitation se retrouve concernant l’alimentation solide. Dans le cas de l’accouchement, il y a à la fois nécessité de séparer et nécessité d’agréger. J’ai déjà mentionné le risque de contamination réciproque que ferait courir un usage partagé des aliments et des ustensiles. Le mode de cuisson et de consommation particulier du khao lām – chaque section de bambou peut être manipulée sans toucher le riz cuit à l’intérieur et contient une portion individualisable – permet de préserver le riz de toute souillure. Par ailleurs, le khao lām est préparé en grande quantité grâce au don des visiteurs qui amènent avec eux chacun un kilo de riz cru décortiqué. Les villageois expliquent la nécessité de ce don par l’obligation d’offrir dont est investie la maison du nouveau-né, et de consommer, qui est celle des visiteurs et de la nouvelle mère. Celle-ci ne mange en principe2 pas d’autre type de riz durant les deux à cinq jours suivant son accouchement selon qu’elle a ou n’a pas déjà eu d’enfants. La durée de consommation de khao lām est liée à l’état du corps de la mère après l’accouchement, lequel varie en fonction de l’expérience préalablement acquise. Plus une femme est aguerrie dans l’art de mettre au monde des enfants, plus son corps y est habitué (khœ̅i), moins longtemps il lui est nécessaire de consommer le khao lām. Nous verrons à travers d’autres exemples que la familiarisation, qui est aussi une incorporation, est une dimension essentielle de l’expérience, du savoir et même de l’ontologie t’ai dam3. Le khao lām n’est pas donné directement en partage au nourrisson, ni même, les tout premiers jours, à travers l’allaitement puisque celui-ci est différé. En revanche, ainsi que je l’ai montré dans le chapitre deux4, nouveau-né, khao lām et section de bambou contenant le placenta sont intimement liés. Tous trois renvoient, de la même façon que le moule de la Mère matrice,

1 Voir infra, chapitre sept.

2 Kamtian, un homme kh’mu marié à une T’ai Dam du village, m’explique que sa petite fille étant née un jour de claustration du village (mư̅ kham bān), il n’a pas pu aller couper le bambou nécessaire à la préparation du khao lam. Son épouse a donc mangé du riz cuit à part mais à la vapeur, selon la méthode habituelle. Il est intéressant de noter que la préparation de khao lam n’a pas été initiée le jour suivant la réouverture du village, sans doute car elle est intrinsèquement liée à l’accouchement.

3 J. Hanks (1963) s’y arrête également concernant les Thai de Bang Chan.

4 Voir supra, chapitre deux, p. 152-153.

les vêtements, les tissus enveloppant le mort, la peau et la chair, à une enveloppe corporelle simultanément présente en plusieurs lieux et sous plusieurs formes.

La similitude entre le nouveau-né et le khao lām exprimée dans les manières de faire et les explications qui les accompagnent permet de voir dans la consommation collective de ce met une manière d’ingérer, d’incorporer le nouveau venu. Il devient ainsi un membre de la communauté dont il est désormais assuré d’avoir la solidarité (sāmakhī).

L’interdit de jeter ou de brûler les feuilles de bananier tapissant le tube de bambou doit contribuer, lui, à initier chez le nouveau-né des habitudes vitales concernant le soin dont il doit entourer ses vêtements qui portent son odeur et ses principes vitaux. Les T’ai Dam disent aussi que les feuilles de bananier doivent être conservées, jusqu’à la sortie de claustration, dans un panier de bambou qui sera accroché à un arbre de la forêt, à la croisée de deux chemins. Ce geste doit assurer la beauté de l’enfant.

La mise en actes et le jeu de correspondance auxquels l’imbrication des odeurs (portées par la peau), des enveloppes et des principes vitaux donnent lieu contribuent à la constitution d’un savoir vécu et incarné sur ce qu’est une personne. Du point de vue t’ai dam, le nourrisson est perméable à cette expérience, cette perméabilité étant rendue possible par la conception d’un corps cosmocentré et non pas entièrement compris dans les limites de la peau. Il y a en fait continuité entre la feuille de bananier qui enveloppe le riz et les enveloppes vestimentaires de l’enfant, celles-ci étant des réceptacles des principes vitaux en l’absence desquels toute personne dépérit ou meurt.

La perméabilité du nouveau-né au monde qui l’entoure s’exprime également à travers l’interdit fait au père de quitter l’enceinte du village pour aller travailler durant autant de jours que dure la consommation du khao lām. Toute transgression de cet interdit par le père aurait pour conséquence de faire de son enfant un être qu’aucune nourriture ne saurait satisfaire (bǭ hū īm, « ne connaît pas la satiété »). Le riz apporté par les villageois est censé pallier l’absence d’activité du père, la communauté se substituant à ce dernier comme pourvoyeuse de nourriture pour la maisonnée. L’insatisfaction de cette dernière initierait une insatisfaction de même ordre chez l’enfant. Il y a cette fois absence de limite entre le corps propre de l’enfant et le corps familial. Les actes du père déterminent, peut-être plus encore que le caractère de l’enfant, sa constitution.