• Aucun résultat trouvé

Q UESTIONS DE GENÈSE ET DE DESTIN

3. La vie après la mort 1. Inégalités devant la mort

3.5. Mythe de la rupture : brouillage et marquage de la frontière entre les mondes

Ce n'est pas la topographie du monde céleste qui le distingue du monde terrestre : on y trouve les mêmes paysages et les mêmes villages. À l'exception des plus hauts dignitaires Lǭ K’am, qui n'ont qu'à émettre un souhait pour qu'il soit exaucé, le mode de vie des habitants de Mư̅ang Fā est lui aussi semblable à celui des êtres humains. De plus, aux temps reculés de la création des premiers humains et de la domestication de la terre, les deux mondes étaient tout proches et communiquaient :

Je me souviens qu'au temps de la création de la terre et des herbes (…) le ciel était étroit et très bas, le ciel était plat. Quand on décortiquait le riz, le ciel gênait les pilons, quand on filait de la soie, le ciel gênait le fuseau…

dit-on chez les T’ai Noirs de Nghia-Lau au début de la prière rituelle récitée lors des funérailles (citée par Maspéro 1971, p 259). Les deux mondes ont été séparés par une veuve qui, vivant seule, ne disposait pas des artefacts permettant de canaliser les bienfaits d'une nature prodigue :

En ce temps, il y avait une veuve qui n'avait pas de grenier, qui n'avait pas de natte de bambou. Les grains de riz vinrent en voltigeant se poser sur ses oreilles, se poser sur ses yeux. Alors elle se fâcha (…) alors elle chassa le riz jusqu'à la rizière sèche (…) jusqu'à la rizière humide en disant : « Attends qu'on vienne te récolter (…), si on est paresseux pour venir te prendre, ne rentre pas de toi-même à la maison! » La veuve prit alors un petit couteau, avec le petit couteau elle coupa le lien du ciel (…). Le lien du ciel coupé, le ciel s'éleva jusqu'au firmament ; il devint le ciel qui remplit la vue (ibid.).

Bien que les deux mondes soient toujours reliés par l'intermédiaire des eaux terrestres qui communiquent avec les eaux célestes : « Entre le ciel et la terre coule une rivière qui conduit au ciel les eaux terrestres » (Maspéro 1971, p. 271), les êtres humains sous leur forme corporelle1 (khon dī, « personnes bien, vivantes ») – à l’exception des spécialistes rituels (mǫ et mǣ mot) – ne peuvent plus aller à la rencontre des divinités célestes, de même que ces dernières ne peuvent leur apparaître sous leur forme physique. Cette

1 Pottier (1984, p. 100) utilise plutôt le terme « physique » : « Il faut donc comprendre que la rupture de l'ancienne communication qui existait entre le ciel et la terre est d'ordre matériel ; l'élément qui réunissait les deux mondes (liane ou pont de rotin) était de nature physique (souligné par moi), et c'est physiquement qu'il est devenu impossible pour les humains et pour les célestes de circuler entre leurs univers respectifs. »

séparation n'est cependant qu'apparente. En réalité, la perméabilité des deux mondes   – céleste et terrestre, mais plus largement monde des morts et monde des vivants –, et des diverses formes d'existence demeure à travers l'existence d'un double céleste composite de chaque personne descendue naître sur terre comme que nous l’avons vu précédemment1. Par ailleurs, la similarité du mode de vie des vivants avec celui proposé aux principes vitaux après la mort (photos I-56-58) est frappante. Elle transparaît non seulement à travers la construction d’une maison de modèle identique, mais aussi à travers la plantation d’espèces cultivées, le don d’un poulet vivant, et l’installation aux endroits adéquats des biens du mort (chaussures, chapeau, canne, Thermos, un tas de bois pour cuisiner et des ustensiles de cuisine, de quoi dormir…). Les possessions les plus volumineuses et les plus précieuses du défunt, comme ses outils agricoles, ses armes, sa bicyclette, et même la machine à coudre – qui lui appartient même si c’est son épouse qui l’utilise – ne sont pas amenées au cimetière, mais elles sont néanmoins rassemblées, dans la maison, autour de l’endroit où dormait le mort, de manière à être envoyées au ciel en même temps que ses principes vitaux. Selon Maspéro (1971 : 275) :

Cette petite maison de l’âme est meublée exactement comme pour un vivant (…). Avant d’être déposés dans la maison du mort, les objets sont presque tous brisés, la couverture, le matelas sont crevés à coups de couteau, le tabouret est rompu en pièces : ils doivent tous être morts, eux aussi, pour aller dans l’autre monde servir aux besoins du mort ; s’ils étaient entiers, ils appartiendraient au monde des vivants et ne lui seraient d’aucune utilité.

Cependant, on ne pousse pas cette idée à l’extrême et la vaisselle du mort est généralement laissée intacte.

Un villageois m’avait bien dit, quelques jours avant la mort du vieil homme, et en réponse à une question que je lui posais, que l’on choisissait pour meubler la maison du cimetière des objets usés, « car cela est suffisant, pour les phī ». Cependant, force m’avait été de constater que les biens du mort avaient en fait été conservés intacts et qu’ils n’avaient pas été sélectionnés en fonction de leur usure. D’autres mesures avaient en réalité présidé à un processus de distinction entre monde des vivants et monde des morts : la décoration systématique de la paraphernalia funéraire (photo I-14). Si cette esthétisation des objets de la vie quotidienne correspond à la représentation que se font les villageois des villages célestes réservés aux notables, où tout est plus beau et plus précieux que sur terre, on peut y voir aussi une volonté de retracer une frontière décidément trop ténue, de réaffirmer une différence. Car ce passage d’un monde à l’autre,

1 Voir supra, § 1.3.4.

si risqué pour les humains ordinaires, devient nécessité lors des funérailles. Les principes vitaux du mort doivent être non seulement guidés (comme ils le sont par le son de la voix de l’officiant lisant le « livre des morts »), mais aussi littéralement accompagnés :

« Aujourd’hui, nos khwan accompagnent les objets dans le ciel, hier ils ne sont allés que jusqu’au cimetière », m’explique une villageoise. Ces incursions des principes vitaux des vivants dans les domaines des esprits (cimetière, villages célestes) font donc l’objet d’un certain nombre de précautions. C’est en ce sens que l’on peut interpréter l’usage de liens de bambou (photo I-52) plutôt que de coton pour la ligature des poignets des villageois au moment de la lecture du « livre des morts » : les divinités célestes peuvent ainsi distinguer les principes vitaux des vivants de ceux des morts et donc les autoriser à regagner la terre. Les funérailles donnent lieu à de nombreux gestes qui ont pour objet l’arrimage des principes vitaux au corps de leur propriétaire : ligature des poignets, port des « tissus des alliés », mais aussi petites boulettes de riz gluant glissées dans la poche des villageois se rendant au cimetière. Il faut également se préserver d’une éventuelle capture des principes vitaux par des esprits malfaisants, ou de l’intrusion de ceux-ci dans les lieux de vie des villageois. C’est ce à quoi visent les manifestations ostentatoires de richesse et de puissance dans le déploiement d’artefacts comme dans la présence nombreuse des villageois, mais aussi le soin apporté au rappel régulier verbal et/ou physique des principes vitaux (cris émis au sortir du cimetière, tri de la terre emplissant la fosse funéraire – chaque brindille ou feuille pouvant « être un de nos khwan » –, invitation des principes vitaux éventuellement tombés dans cette fosse à en sortir le long d’un rameau servant d’échelle). Il convient également de se débarrasser des esprits qui peuvent se fixer sur les outils, sur les vêtements, sur les textiles qui tous ont pénétré dans l’enceinte du cimetière. Collecte puis rejet, au moyen d’un rameau passé le long du corps, des phī intrus, toilette intense du corps, et en particulier des cheveux, lessive des vêtements, des sacs, des pièces textiles, mais aussi nettoyage dans les eaux de la rivière de la viande des animaux sacrifiés pour le mort, autant de gestes indispensables à la préservation de la santé des villageois participant aux funérailles et au rétablissement de limites entre monde des morts et monde des vivants.

La manière dont les personnes « sont faites et défaites » (voir citation de Kaufman &

Morgan en tête de chapitre) se donne à lire dans les rituels et dans les mythes qui sont donc des observatoires privilégiés de l’ethnologue qui s’intéresse à ces questions. Je pense que ce chapitre aura contribué à le montrer.

Le premier objectif que je m’étais fixé ici était d’ordre informatif et descriptif : j’ai présenté la (ou les) manière(s) dont sont pensés la conception des enfants, la substance des personnes et leur destin. Ces données seront fréquemment convoquées dans la suite du texte. Il faut en retenir la fluidité du passage entre vie et mort ainsi que la nature sociocentrée et cosmocentrée de la personne à la fabrication de laquelle participent des divinités, un couple humain, et les groupes plus larges des « donneurs » et des

« preneurs » de femmes.

Comme je le disais en introduction, les êtres humains sont en fait « plus qu’humains ».

Ils ne sont vivants qu’en vertu de l’animation de parties de leur corps, mais aussi de qualités ou de savoir-faire1 par les principes vitaux, phī khwan. Ceux-ci sont d’abord des entités distinctes du corps qu’elles habitent : elles peuvent le quitter, elles sont douées d’un caractère propre et d’une véritable forme d’intentionnalité qui s’oppose parfois à la volonté de l’individu ou à son bien-être, dont nous verrons qu’ils se situent en d’autres lieux.

Cependant, les principes vitaux sont aussi liés à la personne dans la mesure, c’est une tautologie, où ils en sont une des composantes, mais aussi parce qu’ils sont à « usage unique ». Ils sont conçus comme fabriqués par les divinités célestes pour un seul être – dont ils ont d’ailleurs, selon certaines sources, la forme –et ne seront donc pas reversés dans la fabrication de nouvelles personnes après la mort de celui ou de celle qu’on appelle leur maître (chao). Par ailleurs, ils s’affermissent et mûrissent avec leur propriétaire jusqu’à en devenir l’essence même après la mort, à condition que les rites funéraires appropriés leur soient rendus.

Enfin, les phī khwan, comme les personnes, sont des êtres relationnels. Nous avons vu que durant la vie intra-utérine ils sont liés à ceux de la mère, et même sans doute à ceux du père. Ce lien perdure après la naissance, comme le montre très bien le fait que quand on procède à un rappel des principes vitaux (sūkhwan) d’un enfant et au nouage de ses poignets (mat khen), on attache aussi des bracelets de coton à ses père et mère. Il peut également y avoir une relation, dont nous avons évoqué les conséquences morbides, entre un cadet qui se développe in utero et son aîné déjà né à travers l’exercice de la volonté des principes vitaux. Il a aussi été dit qu’il existait une version désincarnée des principes vitaux dans les villages célestes où ils vivaient en famille, comme sur terre, et que les principes vitaux des enfants morts gardaient le souvenir de leurs parents qu’ils cherchaient à faire venir près d’eux.

1 Voir par exemple supra, § 2.1, le rôle des principes vitaux maternant l’enfant en gestation,

La nature cosmocentrée des personnes se donne également à voir dans une autre de leurs composantes, que j’ai choisi d’appeler, pour des raisons qui seront éclaircies plus loin, l’enveloppe. Dans ce chapitre, il y a été fait référence à travers la fabrication par les Mères matrices du moule qui donne leur forme à chaque être humain. Ce moule (bao) est un aussi un double céleste de l’être humain sur lequel les Mères matrices conservent leur juridiction. Alors que les principes vitaux habitent la personne, le moule est en rapport avec ses contours, comme le montre notamment l’interprétation des maladies de peau1. Nous verrons dans les chapitres suivants (deux, trois et huit) que cette enveloppe, multisituée et multiforme, joue un rôle important dans la définition de la personne, de ses qualités et de ses facultés.

Je voudrais donc formuler l’hypothèse que pour grandir et devenir un homme ou une femme adultes ainsi que pour rester en bonne santé et éviter les infortunes, il faut réaliser l’équilibre entre plusieurs dimensions du soi dont les principes vitaux et l’enveloppe – qui d’ailleurs, nous le verrons, entretiennent des liens étroits – ne sont pas les moindres.

L’attention portée à ces composantes de la personne est de tous les jours, au point que je ne crois pas abusif de dire que c’est une seconde nature.

Pour conclure cette synthèse, je voudrais attirer l’attention sur le fait que le processus par lequel les divinités pré-fabriquent les personnes, mais aussi la manière dont les vivants accompagnent leur décomposition et leur reconstitution après la mort, renvoient très fortement à l’artisanat. Des techniques comme la forge, le moulage, l’imprimerie, le tissage (et l’écriture, mais peut-être s’éloigne-t-on là de la définition de l’artisanat, en dépit de la dimension indéniablement technique de l’écriture) sont évoquées au sujet du travail des démiurges divins. Les matériaux sont tout aussi présents : le métal, via la référence à la forge, mais surtout le coton, et dans une moindre mesure la soie, qui apparaissent en particulier dans le contexte des rituels funéraires. Que la facture des personnes soit intimement liée à cette dimension artisanale constitue un fil rouge de ce travail.

1 Voir supra, § 1.3.4.