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Q UESTIONS DE GENÈSE ET DE DESTIN

1. Faire un être humain

1.1. Représentations biologiques de la conception

Que l'union d'un homme et d'une femme soit nécessaire à la conception d'un enfant est un fait reconnu à Nākhām. Une fois que je m'en étais assurée, sans doute retenue par quelque pudeur, je ne me permis pas d'aller plus loin dans mon questionnement. Je tenais pour acquis, écoutilles fermées, que les T’ai Dam avaient une certaine connaissance biologique des modalités de la reproduction (« l’homme et la femme doivent dormir ensemble »), et que ce savoir cohabitait sans interférer avec des représentations mythiques qui, elles, étaient plus spécifiques et me demandaient moins d'efforts à explorer. Aī Loun se montra plus curieux.

Quelques mois avant mon départ du Laos, une jeune sage-femme française prénommée Sandrine rejoignit l'équipe de l'ONG pour laquelle je travaillais. Elle partageait avec moi la maison de Mư̅ang Xay. Aī Loun était ravi d'avoir désormais, lors de ses visites, une nouvelle interlocutrice. De plus, celle-ci n'était pas venue chercher un savoir, mais dispenser le sien. Un jour, Aī Loun me prit à part pour me dire, extrêmement sérieusement, qu'il aimerait demander à Sandrine comment on fait les enfants, et pourrais-je leur servir d'interprète ? Prise d’une soudaine étroitesse d'esprit, je commençai par caresser l'idée de refuser. Comment ? J'allais me faire le véhicule de l'effondrement d'un mythe ? Puis, réalisant l'ineptie de cette réaction, mais tout de même décidée à défendre mes intérêts, je passai un marché avec mon hôte : je lui servirais d'interprète s'il acceptait de me raconter en premier comment lui-même pensait qu'on faisait les enfants.

« L'eau de la femme (nam hī, ‘eau de la vulve’) et l'eau de l'homme (nam bǣn, ‘sperme’) se mélangent pour faire un enfant. L'homme garde un peu d'urine (nyao) dans ses testicules (khǣn ham) ; quand il pénètre (sī) une femme, l'urine sort par le pénis (khwai) puis, après que l'homme et la femme ont fini de jouer (īn), elle y retourne. L'eau des femmes, celle qui vient quand elles veulent jouer, on dit que c'est de l'urine. L'urine de l'homme et celle de la femme se mélangent pour faire un enfant. Le trou par lequel sort l'urine, et celui par lequel sortent les enfants, nous pensons que c'est le même. Tout ça est extrêmement sale (‘uay thī sut). Si nous pensons que le sperme est contenu dans l'urine, c'est qu'il existe des remèdes contre l'impuissance (bǭ mī kamlang). Ces remèdes, des plantes bouillies, l'homme les boit et après ils passent dans son urine et il retrouve la puissance. Nous pensons que l'enfant vient avec l'homme parce qu'il faut que l'homme dorme avec la

femme pour faire un enfant, sinon la femme pourrait faire l'enfant toute seule. On dit que le sperme se change en enfant (nam bǣn kœ̅t pen luk ). »

Dans cette situation d’échange privilégiée, mais peut-être un peu formel, où Aī Loun prenait le temps de nous expliquer, à Sandrine et à moi, comment les T’ai Dam pensent la conception des enfants, je n’ai pas été en mesure de recueillir des données plus précises concernant l’embryogenèse, ou encore les modalités de la croissance du fœtus. Des données supplémentaires ont pu être recueillies lors d’un terrain ultérieur auprès de plusieurs autres personnes ; cependant, la croissance in utero apparaît dans ces données d’un intérêt secondaire pour les T’ai Dam eux-mêmes1. Ils s’intéressent en réalité bien plus à ce qui précède la conception, ou aux conditions permettant de la rendre possible2 (théories de la fertilité et de l’infertilité, pratiques pour favoriser la première et combattre la seconde), puis au déroulement de l’accouchement et aux soins dispensés au nouveau-né et à sa mère3. D’une manière symptomatique, la période de la grossesse, contrairement à celle du post-partum, n’est pas une période lourde en interdits et prescriptions.

Rien n’est dit par Aī Loun sur la manière dont se développe le fœtus, alors que, interrogé à ce sujet, Aīthao Am explique qu’après le premier mois de grossesse l’amas de sang prend la forme d’un être humain complet, mais tout petit et très tendre, qui, à partir du quatrième mois, commence à bouger. Une description que l’on retrouve dans les « Dits de l’entremetteur » :

À quatre mois, l’enfant sait bouger au devant (yū tang nā)

À cinq mois, l’enfant peut bouger dans les entrailles (yū nang mok) À six mois, l’enfant sait bouger à l’intérieur du ventre (yū kwang thong)

Am comme d’ailleurs Em Pan, elle aussi sollicitée à ce sujet, comparent la croissance du fœtus humain à celle du poussin qu’ils ont pu observer en cassant des œufs à différents stades de leur développement.

S’il y a collaboration entre le père et la mère pour la fabrication de l’enfant via le mélange de leurs sangs ou de leurs urines lors de l’acte sexuel, seule la mère nourrit le fœtus. L’alimentation du père pendant la grossesse n’est pas modifiée, et les relations

1 Fait également relevé par F. S. Crochet (2001, p. 425) à propos des Khmers : « La matrone elle-même s’est montrée des plus vague sur la façon dont le fœtus s’implantait et se développait dans le corps de la mère. »

2 La difficulté à concevoir et à amener au monde un enfant fera l’objet du chapitre quatre.

3 L’accouchement et ses suites sont traités dans le chapitre deux de cette partie.

sexuelles pendant la grossesse, bien qu’autorisées1, ne favorisent pas la croissance du fœtus2 qui est assurée par la nourriture ingérée par la mère, et, après le sixième ou septième mois de grossesse, par le lait, fabriqué avec le sang, qui coule « vers l’intérieur » jusqu’à la naissance.

La formalisation du régime alimentaire de la future mère est faible : à l’exception des nourritures grasses et sucrées qui feraient trop grossir le fœtus et compliqueraient l’accouchement, et des fruits doubles qui causeraient une naissance gémellaire, rien ne lui est interdit3. Pas de prescriptions non plus, mais, en revanche, des envies particulières, surtout de nourritures acides, qui sont interprétées comme des répercussions du désir de l’enfant.

Les aliments acides, outre le fait qu’ils sont réputés pour leurs vertus dynamisantes, apparaissent d’ailleurs liés à la fécondité. En effet, il est déconseillé aux jeunes mères de manger acide durant l’année suivant leur accouchement sous peine de retomber rapidement enceintes.

(…) La bru voudra manger du poisson bong acide, elle attendra un enfant depuis deux mois.

Son cœur désire manger le tamarin acide, elle attend un enfant depuis trois mois.

Son cœur désire manger le poisson lī acide, elle attend un enfant depuis quatre mois.

Son cœur désire manger le poisson vā acide, elle attend un enfant depuis déjà cinq mois (…).

Son cœur désire manger le poisson acide tet, elle attend un enfant depuis sept mois.

Son cœur désire manger le poisson acide sǣt, elle attend un enfant depuis huit mois.

Les T’ai Dam sont attentifs à satisfaire les désirs alimentaires de l’enfant in utero, mais, dans le cas où cela se révèle impossible, il n’y a pas, comme ailleurs, de conséquences observables sur son caractère et son apparence physique.

1 En revanche, Abadie (1924, p. 48) signale que « [la femme] cesse toute relation avec son mari à partir du troisième mois ».

2 J. Hanks (1963, pp. 31-32), dans son étude consacrée aux Thais de Bang Chan (Thaïlande), apporte des éléments plus précis : les rôles de la mère et du père dans la conception de l’enfant sont d’importance égale, alors que le fœtus est nourri par le sang de la mère qui circule à travers le placenta et que le père doit nécessairement contribuer à le renforcer avec son sperme.

3 Nguyên-Van-Lahn (1942) cite pour les Lao une liste d’interdits alimentaires et de pratiques classés selon leur action sur le fœtus et sur l’accouchement.

Les femmes enceintes évitent de regarder des gens « s’affronter, se battre, se mettre en colère », de peur que cela n’apprenne à l’enfant ces comportements répréhensibles. On ne trouve cependant pas, comme chez les Thai décrits par Hanks, pour lesquels le comportement du père et celui de la mère pendant la grossesse ont des conséquences sur le caractère et la santé de l’enfant, de recommandations formulées en termes de bonne moralité (assiduité religieuse, ardeur au travail) et d’évitement des émotions et des sentiments négatifs (peur, colère, conflits)1.

Revenons à Aī Loun. Dans son récit, les rôles de l’homme et de la femme dans la conception n’apparaissent pas, contrairement à son affirmation selon laquelle « l’enfant vient du sperme » (nam bǣn kœ̅t pen luk), clairement différenciés. Ce qui ressort de ses paroles est plutôt la nécessaire collaboration du père et de la mère. L’embryon, qui n’est au début et pendant les trois premiers mois qu’un amas de sang que les T’ai Dam

Si les représentations de la conception véhiculent dans les sociétés qui les produisent une idéologie patrilinéaire, matrilinéaire ou cognatique, on comprend que Aī Loun affirme la prééminence du père dans ce processus en dépit du sens de ses propres paroles.

Celles-ci viendraient alors mettre en question l’orientation purement patrilinéaire de la société t’ai dam, ou à tout le moins contribuer à la reconnaissance de l’importance de la

1 Il est malaisé, dans ce passage de l’étude de J. Hanks où sont à plusieurs reprises cités des extraits de chants bouddhiques, de discerner quelle est la part des théories bouddhistes et quelle est celle de représentations communes à tous les peuples de langue t’ai, et donc d’en tirer des conclusions applicables au contexte de Bān Nākhām. Ces « chants » bouddhiques, ainsi que les appelle l’auteur, sont récités à l’occasion du rituel de tonsure qui se déroule à deux reprises au cours de l’enfance. Le premier rasage des cheveux intervient un mois et un jour après la naissance, on l’appelle « raser les cheveux du feu ». Le deuxième, qui marque la sortie de l’enfance, s’appelle

« raser le toupet », il consiste à couper la mèche de cheveux qui avait été gardée lors du premier rasage. Pour une description de ces cérémonies de passage, voir par exemple Rajadhon (1961, pp. 125-129) et Lévy-Ward (1997, pp. 227-232). On retrouve chez les T’ai Dam, sous une forme bien moins ritualisée et bien sûr en l’absence des chants bouddhiques, ce rasage des cheveux au sortir du mois de claustration de la mère et de l’enfant.

2 Escoffier et al (1994, p. 36) notent que chez les Lao la formation de l’embryon résulte de l’acte sexuel et du mélange des sangs des deux partenaires (« after intercourse and mixing of the ‘blood’

of both partners »).

3 Hypothèse qui est formulée de manière récurrente dans les ouvrages suivants : Héritier (1996), Godelier et Panoff, éd. (1998), Jamard, Terray, Xanthakou, éd. (2000) et Héritier et Xanthakou, éd.

(2000).

lignée maternelle. Finalement, la part du père et celle de la mère, la part du féminin et celle du masculin, la part du lignage maternel et celle du lignage paternel dans la fabrication d’un petit d’Homme se dessineront plus précisément avec la description de la pré-création de chaque être humain dans les villages célestes (ci-après), à travers les échanges de prestations matrimoniales, intrinsèquement liées aux qualités reproductives des personnes (chapitre six), et à travers les modalités de transmission du caractère (chapitre huit).