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Q UESTIONS DE GENÈSE ET DE DESTIN

2. La ligne du cœur ou le destin des êtres humains

2.2. La mort : une lecture rétrospective du destin

Les données nourrissant cette partie et les suivantes ont été pour une grande part empruntées à l’ethnographie des funérailles de Aīthao Houn, un notable du village, dont le récit complet ainsi qu’une chronologie figurent en annexe. Un rapide détour biographique sur ce personnage et sur son beau-frère, Am, qui fit fonction d’officiant pour les funérailles me semble nécessaire pour éclairer certains des éléments que j’utilise dans cette partie.

2.2.1. Les personnages de Houn et de Am

Avant que Aīthao Houn ne meure et que je ne réalise l'intrication des liens qui l'unissaient à Aīthao Am – à la fois son beau-frère (« époux de sa sœur), le père de sa bru et son voisin –, il me semblait déjà assez bien connaître les deux hommes.

Le 15 février 2000, alors que nous avons déjà dîné et nous trouvons dans la pièce principale de la maison de mon hôte, nous entendons tirer trois coups de fusil puis s’élever des plaintes. Aī Loun se tourne alors vers moi et me dit, aussi pragmatique qu’ironique : « Houn est mort. Tu dois être contente, tu vas avoir du travail. » Contente n’est pas vraiment le mot. Aīthao Houn, tuberculeux, a ces derniers temps beaucoup maigri et comme rapetissé. Je suis allée chaque jour passer un moment près de lui, ma main parfois serrée dans la sienne, bien que l’odeur de mort, au propre comme au figuré, qui émane aussi bien des lieux que de sa personne, me repousse, m’effraie et m’attriste considérablement. Le jour même, son épouse, Emthao Lon, m’avait confié que Houn s’inquiétait de mourir sans m’avoir dit tout ce que je désirais savoir. Et je ressens à cet instant précis, piquée par la phrase de Aī Loun, la très grande ironie de cet ultime présent : des funérailles t’ai dam qui, eu égard au statut du mort, seront célébrées en grande pompe. Cinq jours plus tard, un petit-fils naissait à son beau-frère, Aīthao Am, qui avait conduit pour lui les rites funéraires.

Aīthao Houn m’avait été présenté, lors d’un tout premier terrain en 1996, comme le détenteur de la tradition, hīt khong, t’ai dam. C’était déjà un vieil homme et il avait tout de l’informateur idéal, ou plutôt de l’informateur idéalisé. Appartenant au sīng Lǭ Nǭi (clan patrilinéaire de statut élevé), lettré, il maîtrisait l’écriture t’ai dam et en transmettait le savoir aux rares hommes du village que cela intéressait encore. Il conservait les vieux manuscrits où étaient consignés des chants traditionnels t’ai dam, appelés khap, mais aussi des contes, mythes et légendes qu’il savait raconter dans leurs versions les plus longues. En bref, il était une référence toute désignée pour l’ignorant étranger et quêteur de savoir t’ai dam. Il avait toujours patiemment répondu à mes questions et je m’étais de mon côté efforcée, bien que mon intérêt se portât déjà plus sur la vie quotidienne et en particulier celle des enfants, de le solliciter régulièrement pour me parler rituels, mythologie ou encore organisation sociale traditionnelle.

Am et lui furent dès le début des interlocuteurs de référence. Là où Houn me faisait l’effet d’un raisonnable et érudit pilier du village, Am m’apparaissait comme vaguement marginal. Il ne faisait à l’évidence pas l’objet du même consensus que son parent, et pourtant ses récits avaient un piquant qui manquait à ceux de Aīthao Houn. Il était parmi les rares habitants de Nākhām à me décrire en détail et avec un plaisir manifeste l’apparence et les actes des Thǣn, divinités célestes, mais surtout des phī, esprits. J’ai cru un moment que cette position marginale comme son ouverture à la connaissance du monde des esprits pouvaient être liées au fait que, à en croire de tardives confidences des villageois, il était lui-même un « esprit de la nuit », phī khư̅n. Ce phī est décrit par mes interlocuteurs comme un des deux ou trois types d’esprits qui sont aussi des êtres humains, ou, plus exactement, des khon dī, khon hao, « gens biens, gens [à] nous »1. Cette identité, ou ce « personnage », qui se transmet de génération en génération, a la particularité d’avoir des pouvoirs considérables, aussi bien pour faire le bien que le mal, en vertu d’un type de connaissance lié à l’exercice de certaines formes de parole (formules, murmures, souffle), ce qu’on résume par cette expression : hū kwām lai

1 Le plus connu de ces types d’esprit est lLe phī pǫp, est un «personnage» assez difficile à saisir.

C'est à ma connaissance Pottier (1984, p. 109) qui en donne la description la plus complète et la plus ressemblante à l'image que m'en ont dressée les T’ai Dam : « Il s'agit d'un esprit malfaisant qui s'empare de la personnalité d'un individu qu'on considère dès lors comme un ‘sorcier’. On appelle en fait ‘phi’ le sorcier lui-même, bien qu'il serait plus juste de désigner sous ce terme l'esprit qui est en lui. La transmission du pouvoir maléfique peut se faire par héritage (par exemple des parents aux enfants) ou bien par l'intermédiaire d'un objet reçu ou trouvé ayant antérieurement appartenu à un sorcier. C'est involontairement que la personne possédée par un phi pop devient nuisible : dès qu'elle éprouve le moindre sentiment d'hostilité, l'esprit malfaisant qu'elle héberge s'introduit dans le corps de la personne qui est l'objet de cette hostilité et dévore son foie. »

(savoir/connaître [le ou la] langage/parole beaucoup). Les phī khư̅n, sollicités pour leur capacité à réduire les fractures, sont craints parce qu’ils s’emparent des êtres les plus fragiles pour les dévorer, et parce qu’ils savent transformer les morts en animaux pour les manger ou en vendre la viande.

Il s’est en fait avéré que plusieurs villageois étaient suspectés d’être des phī khư̅n et non seulement le nom de Am était cité « sous le manteau » (car la diffamation est interdite et passible de punition), mais également celui de Houn…

2.2.2. Déterminer la cause de la mort : le cas de Houn

Toutes les morts ne sont pas égales, même dans le cas de personnes âgées comme Houn. Celui-ci, qui avait plus de soixante-dix ans au jour de sa mort, avait été victime d’une longue maladie, probablement une tuberculose d’après l’étiologie occidentale. Les derniers mois, sa toux lui causait de vives souffrances et il respirait avec de plus en plus de difficulté. Il s’était considérablement amaigri, parler lui causait peine, et il en était venu à appeler la mort de ses vœux. Les multiples traitements allopathiques qu’il avait essayés ne lui avaient apporté qu’un soulagement temporaire et le diagnostic posé par les infirmiers du village et les médecins du district laissait subsister un doute, somme toute plus important qu’un nom de maladie, quant à la cause de ses interminables souffrances.

Finalement, voyant la fin approcher, ses proches avaient envoyé un des leurs, l’époux d’une fille de Am et nièce de Houn, à Namxé pour y consulter un devin (mǭ mư̅, « maître des jours »). Celui-ci s’y était donc rendu, muni d’une chemise appartenant au malade – qui le représenterait –, d’un œuf – dans lequel le devin lirait le destin – et d’une paire de bougies. La famille voulait savoir si les maux de Houn étaient causés par les phī. Si tel avait été le cas, on aurait fait venir le spécialiste rituel (mǭ mot) pour apaiser les esprits, se les concilier et leur reprendre les principes vitaux éventuellement capturés. Mais Houn se mourait d’une maladie qui ne devait rien aux phī. Le lendemain le vieux notable avait rendu son dernier souffle. Les souffrances prolongées du vieil homme avaient immédiatement été interprétées comme la vengeance punitive (bāp1) des esprits des animaux sauvages que ce chasseur émérite avait tués. Durant ses funérailles, alors que ses

1 Reinhorn (2001, p. 1273) rattache l’étymologie de ce terme au sanscrit et au pali pāpa et le traduit par « le péché, la faute, le mal, la mauvaise action ; pécheur, coupable, criminel ; faire des misères à quelqu’un, faire du mal, infliger la peine ». Rappelons que chez les populations bouddhisées le principe de non-violence interdit ou tout au moins désapprouve la mise à mort d’animaux, voir notamment Trankell (1995, p. 80). Il y a peut-être là un autre point de rencontre entre croyances animistes et croyances bouddhiques.

principes vitaux erraient encore parmi les vivants, ses fils avaient veillé à les protéger d’éventuelles attaques d’esprits d’animaux en tirant régulièrement des coups de fusil.

Plusieurs mois après la mort de Houn, des villageois avaient suggéré que le vieil homme devait sa mort à la rupture de l’interdit de mariage par son fils Loun et sa nièce Tou1.

Que la mort de Houn n’ait pas été, du moins sur le moment, interprétée comme ayant été causée par des phī ne signifiait pourtant pas qu’elle constituait l’aboutissement prévu, déterminé par les divinités, de sa vie. Am, auquel la position de plus ancien « preneur » de femme (khư̅ai kok2) vivant conférait des obligations rituelles, avait donc, comme il est coutume, fabriqué une longue bougie avec du fil de coton taillé à la longueur du mort (du sommet de sa tête à ses pieds) et de la cire d’abeille. Cette bougie avait été fixée au niveau de la tête de Houn, puis allumée. Elle s’était entièrement consumée, indiquant par là que Houn avait bien vécu toutes les années qui lui avaient été imparties.

2.2.3. Principes et métaphores du déroulement et de la durée de vie

La vie à son commencement et la vie dans sa durée sont représentées chez les T’ai Dam par un ensemble de métaphores qui toutes renvoient, plus ou moins directement, à des végétaux. Dans les Dits de l’entremetteur, la grossesse de la femme est exprimée ainsi : « la bru aura une petite pousse de canne à sucre dans le corps », ce qui est l’aboutissement des vœux formulés au moment du mariage par les parents des deux côtés, maternels et paternels : « prenez la pousse, prenez les yeux, ayez de nombreuses filles et de multiples garçons. »

Aussi familières que puissent nous paraître ces métaphores, elles renvoient chez les T’ai Dam à des conceptions complexes et élaborées qui ont trait tant aux représentations de la fertilité qu’à celles de la vie en général. Ce sont ces dernières que Cấm Trọng tente de dégager et d’expliciter dans plusieurs de ses articles.

1 Voir infra, chapitre quatre.

2 Le terme khư̅ai (le plus souvent en tant que suffixe) est celui par lequel on désigne et on nomme l’homme qui nous a pris une femme (le gendre, le beau-frère, l’époux d’une petite-fille, d’une nièce, etc.) ainsi que ses collatéraux de sexe masculin, alors que le terme pae désigne les femmes qui nous ont été données (la bru, la belle-sœur, l’épouse d’un neveu patrilatéral, d’un petit-fils, etc.) et ses collatéraux de sexe féminin (voir chapitre trois, et annexe, schémas I-1 à I-9-). Le mot kok signifie « aîné », mais aussi les racines (d’un arbre, de la chevelure) ou la base (d’une articulation, d’une surface comme la terrasse). Je m’explique également au chapitre trois sur mon usage des termes « preneur » et « donneur » de femme que je prends soin de mettre entre guillemets car nous ne sommes pas dans un système d’échanges généralisé.

Selon cet auteur (2003, p. 6), pour que les principes vitaux, khwan, puissent assurer la vitalité de la personne, ils doivent s’appuyer sur le Minh (« agent surnaturel chargé d’assurer l’existence de l’être »), sur le Nen (« agent surnaturel chargé de veiller à la vie, au développement et à la stabilité de l’âme ») et sur le khớ 1 (« chemin de la vie ») (2005, p. 231). Ceux-ci représenteraient un principe abstrait – le « fondement de la vie » ou l’« espace de survie de l’âme » – concrétisé par une représentation matérielle (Cấm Trọng et Phan Hữu Dật, 2005, pp. 151-152).

Minh est la base, comme la surface plane de la terre qui héberge l’âme. Nen est le pilier, comme une pyramide, se dressant tout droit comme un jeune bambou nó nen. Le sommet du Nen est lié par un cordon invisible, sai nen, à un crochet, khó nen, aux cercles enchevêtrés et placé au then bau. La mort correspond à une rupture du cordon Nen, une cassure des nœuds Nen et des bambous Nen. Cette conception à propos de Minh et de Nen est corroborée par l’expression Minh da nen tang (c’est Minh qui crée et c’est Nen qui construit). Quelle merveille ! Deux idées représentées seulement par quatre mots collés ensemble ! d’abord, cela nous aide à concevoir deux directions de l’espace de vie dans l’univers où Minh est regardé comme l’espace immobile qui héberge l’âme humaine. En revanche, Nen représente l’espace dynamique, comme un bambou qui pousse, à savoir la vie, le destin.

De nombreux fils peuvent être tirés de cette description, même si les notions de Minh et de Nen ne sont quasiment pas apparues dans les propos de mes interlocuteurs2. Rien de surprenant, tout d’abord, à ce que le fœtus apparaisse, à l’instar du Nen, qui est la vie, comme une pousse. D’ailleurs, Cấm Trọng écrit aussi (2005, p. 231) que les Thai anciens plantaient à côté de leur maison des bananiers et des cannes à sucre qui représentent le minh (la surface plane de la terre de plantation) et le nen du chef de la maisonnée et

« portent le nom de l’âme tôn cuôi minh, tôn oi khûon3 ». Ce bosquet de bananiers et de cannes à sucre témoignait de la vitalité de la maisonnée, mais une autre représentation de celle-ci, évoquée par Cấm Trọng, est encore aujourd’hui centrale dans les représentations t’ai dam. « Les anciens, écrit-il, emploient des cierges de miel pour représenter le minh

1 Ce terme, qui peut être traduit par « sort », « mauvais sort », « destin », « mauvais destin », est l’objet de transcriptions non homogènes par les traducteurs de Càm Trọng. Je respecterai l’orthographe des extraits au sein des citations, mais m’en tiendrai à mon système de transcription dans les autres cas, à savoir. khǫ.

2 Le mǭ mot de Natong m’a une fois cité le proverbe suivant : « fā kwam nǣn, thǣn kwam tuang »

qu’avec l’aide de mon interprète et des gloses du spécialiste j’avais traduit par « Les célestes gardent la chaîne (le destin ?), les dieux gardent le comportement. »

3 « Bananier minh, canne à sucre khwan ».

nen. Si le minh est le pied du cierge, le nen est le tronc sur le plan vertical et l’âme est la flamme. »

Comment ne pas retrouver dans la bougie confectionnée à l’occasion des funérailles de Houn le Minh et le Nen, mais aussi le khǫ décrits par Cấm Trọng ? Car le khǫ,

« chemin de vie », est aussi représenté par un cordon (xai khớ) ou par un « fil blanc très fragile » (2005, p. 231-232), dont les circonvolutions déterminent des étapes dans la vie des individus que les principes vitaux, sous la direction des divinités Thǣn Khǫ, sont tenus de suivre.

Toujours lors des funérailles de Houn, Am avait constitué, avec un écheveau de soie et un écheveau (nāi) de coton mêlés, longs d’une brassée, la sāi chae, « ligne du cœur ». La

« ligne du cœur », d’abord posée, le premier jour des funérailles, sur le cercueil (chong) (annexe, photo I-7), avait le lendemain été emmenée au cimetière où une de ses extrémités avait été insérée dans la bouteille de sérum contenant les os du mort alors que l’autre s’élevait entre les pilotis de la maison et y entrait par la claire-voie du sol. C’est à travers elle, m’avaient expliqué les villageois, que respirent et circulent les principes vitaux du mort.

Là où la bougie représente clairement le destin de la personne, et entretient en cela des affinités évidentes avec le « chemin de vie » (sāi khǫ), la « ligne du cœur » (sāi chae) représente le flux vital, et évoque à la fois le khǫ comme cordon, et l’ensemble minh-nen-khǫ dont Cấm Trọng et Phan Hữu Dật (2005, p. 153-154) disent encore :

La vie est comme un fil qui relie, en plusieurs étapes, la terre au ciel. Chaque étape est expérimentée extérieurement par des phénomènes, tels maladies, infirmités, catastrophes, joies et tristesses, réussites et échecs… Chaque étape s’appelle kho ou khók. D’après kho, la vie est un fil très fragile, qui peut être cassé à n’importe quel moment (sai kho). 

Toujours selon Cấm Trọng (2003, p. 6), le minh et le nen « sont mis en place dans la zone céleste où règne Me Bâu ou Then Bâu, créatrice de l’homme et de l’âme », alors que le khǫ, situé lui aussi dans la zone de la Mǣ Bao, dépend du Thǣn Khǫ, une divinité chargée de le générer. Le « chemin de vie » (khǫ) d’une personne peut être long ou court, paisible ou semé d’embûches. La divinité qui le génère n’est connue de mes interlocuteurs, et en particulier des spécialistes rituels, que comme une fauteuse de troubles qu’il est nécessaire de se concilier par des offrandes, notamment à l’occasion d’un rite dont nous aurons l’occasion de reparler : la « cérémonie pour dénouer le destin » (sēn kǣ khǫ).

Si le bourgeon ou la pousse renvoient à la promesse de vie, la vie déjà là, dans sa continuité et dans sa durée, est représentée par un végétal transformé, le fil de coton. De même longueur que le mort1, la bougie entretient avec celui-ci un rapport métonymique.

Comme si la taille d’une personne, une fois capturée par le fil de coton, donnait aussi la mesure de son destin, de sa durée de vie, et permettait de la représenter dans son unicité.

3. La vie après la mort