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Chapitre trois

2. Peau textile

Moule de la Mère matrice, placenta- « chemise de l'enfant », bambou du placenta et feuilles tapissant le khao lām renvoient avec force l'image d'une personne-container dont l'enveloppe ou les contours sont à la fois multisitués et multiformes. Au-delà de la conception divine et de la gestation humaine, l'importance des enveloppes dans la constitution des personnes se prolonge dans les textiles dont corps vivant et corps mort sont recouverts. Les textiles, idéalement tissés à partir de matériaux transformés au village par les femmes, apparaissent comme une autre peau, non moins artefactuelle que le moule de la Mǣ Bao, mais produite par des humains.

2.1. L’enveloppement du mort 2.1.1. Costume funéraire

Je n’ai pas pu assister à la préparation du corps de Houn qui, quand je suis arrivée, alertée par les coups de fusil et le son des lamentations, avait déjà été lavé et habillé.

Chez les Tai Dǣng, écrit Robert (1941, p. 50-51) :

Le cadavre est lavé sans retard, par les parents hommes pour un mort, et femmes pour une morte, avec une infusion chaude de feuilles de pamplemoussier. Il est ensuite revêtu de vêtements neufs en soie ou en coton, suivant la fortune de la maison (…) Le décès est alors seulement annoncé au village par trois roulements suivis de trois coups de gong. En plusieurs lieux on tire en outre des coups de fusil, dont le nombre est fixé d’après la situation sociale qu’avait le défunt.

Je savais, pour avoir vu l’épouse de Houn préparer, à la demande de celui-ci, les vêtements qu’il porterait à sa mort, qu’il s’agissait d’une chemise et d’un pantalon neufs de confection industrielle. La maison de mon hôte étant toute proche de celle de Houn, j’étais arrivée à temps pour voir ses proches disposer sur son corps une chemise et un pantalon supplémentaires. Plusieurs auteurs, notamment Robert (ibid., en note) et Bourlet (1913, p. 172), notent que le corps du mort est revêtu de plusieurs habits dont le nombre, ajoute Bourlet, témoigne de son statut social.

L’attention portée à la toilette du défunt, en particulier s’il est de haut rang et riche, m’a été expliquée comme relevant de la nécessité de se présenter propre et bien vêtu aux divinités qui accueillent les morts dans les villages célestes. La crémation est d’ailleurs elle aussi justifiée en ces termes, le feu et le bain étant alors assimilés.

Cependant, la multiplication des vêtements qui couvrent ou habillent le mort appelle à d’autres commentaires. Les vêtements en général, et, nous le verrons plus bas (§ 3.), en particulier ceux qui couvrent le haut du corps, désignés par le terme générique ̅a (chemise, veste, tunique, et, en contexte moderne, tee-shirt), sont des supports privilégiés de principes vitaux. Ils sont utilisés dans tous les rites où intervient une séquence de rappel des principes vitaux (sūkhwan). C’est que les vêtements, expliquent les villageois, retiennent l’odeur de leur propriétaire. Et c’est grâce à cette odeur, qui agit comme une sorte de carte d’identité, que les principes vitaux peuvent repérer puis réintégrer leur propriétaire.

Les vêtements portés par le défunt, ou tout au moins une partie d’entre eux, ont la particularité d’être neufs. Les vêtements jamais portés sont exempts de toute souillure1, mais ils ne sont pas pour autant neutres et impersonnels : ils demeurrent le bien d’un individu en propre. On peut toutefois se poser la question de leur efficacité comme réceptacles-et contenants de principes vitaux. En ce qui concerne les funérailles, cette question n’est plus vraiment pertinente dans la mesure où justement la mort résulte d’un départ définitif de tous les principes vitaux. Le port de vêtements neufs viendrait alors souligner et réitérer la séparation opérée par la mort entre le corps du défunt et ses principes vitaux.

Cependant, avant d’être redirigés dans de nouveaux lieux et recyclés sous de nouvelles formes, les principes vitaux restent présents dans la maison du mort et on a même soin de les rassembler, nous l’avons vu, au plus près du défunt. La ligature des chevilles de celui-ci, au sujet de laquelle je n’ai pas obtenu de glose, pourrait avoir pour finalité d’empêcher la fuite des principes vitaux. Mais d’autres gestes, impliquant d’autres pièces textiles, viendront parer à la nécessité de garder le contrôle de la circulation des khwan et peut-être aussi recréer une certaine unité de cette personne humaine en cours de désintégration.

2.1.2. Le linceul

L’usage d’un linceul est notée par la plupart des auteurs ayant décrit les funérailles chez les Tai, mais seul Robert (ibid.) précise qu’il est de couleur blanche et aucun ne décrit précisément comment il est fait. L’enveloppement du corps est parfois suggéré (Maspéro 1971, p. 274 ; Bourlet 1913, p. 172) mais dans la plupart des cas, comme chez Robert, les auteurs décrivent une étoffe ou plusieurs tissus simplement posés sur le corps.

Dans ce dernier cas, il semble y avoir confusion – mais ce n’est pas sans intérêt – entre le

1 Voir infra, chapitre neuf, § 3.1.

linceul à proprement parler, dans lequel le mort sera brûlé, et l’amas de pièces textiles qui le recouvrent jusqu’à son arrivée au cimetière, mais qui seront retirées avant la crémation.

Le linceul tel que je l’ai vu confectionner chez Houn est une longue et étroite pièce de drap blanc tissée manuellement qui est passé sous le corps du mort, puis repliée deux fois sur le dessus du corps. Les bords en sont cousus de sorte que le défunt est totalement enfermé. Le linceul n'est pas cousu avec du fil et une aiguille, mais avec des liens de bambou afin, dit-on, de ne pas risquer de piquer et de blesser les principes vitaux du mort.

Quant aux tissus entièrement blancs, leur usage est réservé au contexte des funérailles durant lesquelles il sert à l’enveloppement du mort et des montants du cercueil ainsi qu’à la confection des vêtements de deuil et d’une partie des drapeaux du poteau funéraire.

Indissociablement lié à la mort, la couleur blanche ne constitue jamais seule des textiles pour les vivants : les draps sur lesquels on dort au quotidien sont ainsi confectionnés dans le même tissu qui sert à faire le linceul (il s’agit en fait du tissu de base qui est ensuite teint avec de l’indigo et dans lequel on taille et coud les vêtements), mais dans le cours du tissage des motifs de couleur sont introduits tous les mètres cinquante, puis une bande d’une quinzaine de centimètres où on ne passe pas les fils de trame. C’est à ce niveau que les pièces sont découpées, ce qui donne un drap (en réalité une moitié longitudinale de drap) dont l’extrémité inférieure porte des motifs et se termine par des franges. La partie décorée indique le sens du coucher : les pieds pointent dans cette direction, mais elle sert aussi à dissocier drap des vivants et linceul du mort. À dormir dans des draps entièrement blancs, on appellerait sur soi la mort.

2.1.3. « Couvrir le cercueil »

Les tissus amoncelés au-dessus du corps tranchent avec le linceul par leur diversité, leurs couleurs vives, et par le fait qu’ils sont des produits finis. J’ai indiqué précédemment1 quelles étaient les pièces utilisées pour, selon l’expression t'ai dam consacrée, « couvrir le cercueil » (pok chong). La finalité explicite de cet acte est la dissimulation du cercueil (« on ne le laisse pas voir », bǭ hae hen chong). Mais n’est-ce pas là une façon de dire que l’on n’est désormais plus autorisé à voir le mort lui-même ?

Envelopper le corps et couvrir le cercueil sont des gestes polysémiques dont le sens n’est pas uniquement et pas toujours contenu dans le langage, qu’il soit descriptif ou explicatif. Il est possible que cette pratique contribue à masquer l’odeur de putréfaction qui se dégage rapidement du corps, conservé au moins vingt-quatre heures à l’intérieur de

1 Voir supra, chapitre un, § 3.1.1., p. 93.

la maison, mais aucun villageois ne l'a mentionné. En revanche, tous s'accordent sur le fait qu'il y a là une manifestation ostentatoire d’opulence. Or l’opulence, outre le fait qu’elle témoigne de l’étendue du réseau familial du mort et qu’elle « oblige » les villageois à une présence massive rédhibitoire pour les mauvais esprits, permet la tenue d’une cérémonie somptuaire et l’accession aux villages célestes. Mais cet enveloppement multiforme (vêtements, linceul, tissus) et redondant (l’amoncellement est fait et défait à plusieurs reprises) du mort rappelle aussi la multiplicité et la redondance des composantes de l’être humain. On assiste à la recomposition d’un être dont le corps, vidé de sa substance vitale et amené à disparaître, est recouvert d’une succession de couches de tissus. Au plus près du corps, une peau intime et individuelle : les vêtements ; puis, avec le linceul, la clôture du corps sur lui-même qui n’est pas sans évoquer le moule de la Mère matrice ; et enfin ces pièces textiles aux usages et à la provenance variés qui semblent rappeler que la personne est aussi, et peut-être même surtout, un être social inscrit dans une communauté. Le lien entre enveloppe ou forme corporelle et principes vitaux, posé par leur fabrication dans un même moule, est également présent, car ici l’enveloppe de tissu qui vient se superposer à la peau du défunt est le réceptacle temporaire de ses khwan. C’est pourquoi l’empilement de tissus, plusieurs fois défait au cours de la cérémonie, est systématiquement reconstitué, jusqu’à l’envoi des principes vitaux dans leur résidence céleste. Les tissus peuvent alors être transportés à la rivière où ils sont soigneusement lavés. Ainsi débarrassés d’éventuels esprits (phī) qui auraient profité d’une porosité accrue des frontières séparant monde des vivants, des morts et des entités non humaines pour s’y agripper, ces tissus peuvent à nouveau réintégrer la maison et servir à d’autres usages.

2.2. Morphologie féminine, morphologie masculine : drapeaux des poteaux funéraires

La « morphologie » des poteaux funéraires varie en fonction du sexe du défunt. Pour un homme, le « grand poteau » (kok luang) est une structure verticale en forme d’échelle à large montant central le long duquel se succèdent des barres transversales portant une alternance de drapeaux blancs et rouges ou blancs et noirs soutenus latéralement par un tressage de liens de bambou (photo I-44 et dessin I-1). Ce poteau est surmonté d’un cheval sculpté, monture des principes vitaux dans leur ascension vers les villages célestes.

Une deuxième structure, le « poteau maître du ciel » (kok chao fā), plus haute, constituée d’un montant oblique auquel est fixé un étendard blanc et rouge, portant quelques décorations et des billets de banque, est associée au « grand poteau » (photo I-54 et dessin

I-1). Le poteau des tombes de femmes présente une apparence tout à fait différente (photo I-58 et dessin I-1). Un poteau central surmonté d’un « oiseau » (dont la forme est parfois celle d’une pyramide renversée, photos I-19 et I-61) est entouré d’un faisceau de poteaux obliques au sommet desquels on retrouve une alternance de drapeaux rouges et blancs ou noirs et blancs. L’apparence générale du poteau funéraire féminin est celle d’une armature de parapluie renversé.

Les drapeaux des poteaux funéraires sont découpés dans de l’étoffe blanche provenant à la fois des coffres de la maisonnée et des offrandes de fils ayant fondé leur propre maisonnée et/ou de filles vivant chez leur époux. Ces pièces blanches sont teintes pour l’occasion par des femmes non nécessairement apparentées au défunt, mais dont la qualité de bonnes épouses et de bonnes mère est renommée. Les drapeaux sont donc le fruit du travail de la communauté familiale et de la communauté villageoise. Leur nombre varie pour chaque poteau du simple (40) au double (80) non plus en fonction du genre du mort mais de son statut. Ces chiffres, qui m’ont été cités par les villageois de Nākhām, sont également relevés par Rakpong (2000, p. 68), mais je ne dispose d’aucune glose concernant leur signification. Le chiffre de 80 évoque cependant fortement le nombre de principes vitaux (« trente devant, cinquante derrière ») le plus couramment cité par mes interlocuteurs. La couleur des drapeaux dépend du type de mort pour lequel la superstructure a été élevée. Pour les malmorts ou morts par perte de sang (tāi phāi), dont les femmes mortes en couches ou les hommes morts quand leur femme était enceinte constituent le paradigme, on utilise des drapeaux noirs et blancs, alors qu’aux autres morts sont réservées les couleurs blanche et rouge. Comme nous l’avons vu, le blanc est associé à la mort. Le rouge (dǣng), dont l’usage ne semble pas être réservé à la confection d’objet particuliers, entre néanmoins fréquemment dans la confection de bordures de couvertures (fā puk) et de couvre-chefs d’enfants. Ces bordures rouges sont alors souvent associées à une bordure bleue ou verte (khǣo). Une seule personne, le gendre d’une femme Lo K’am dont l’attachement rigoriste aux traditions était quelque peu stigmatisé, a bien voulu jouer pour moi le jeu de l’interprétation des symboles concernant les couleurs. Il a dépeint le rouge comme la couleur de l’« eau du cœur » (nam chae), ce qui renvoie sans doute au sang et à la vie. Le noir (dam), qui est en réalité une teinture dans plusieurs bains d’indigo (quand elle est artisanale), est principalement utilisé dans la confection des chemises et des coiffes. Son usage pour distinguer les malmorts des morts « normaux » réside, me semble-t-il, plus dans l’évitement du rouge que dans une signification intrinsèque du noir. Peut-être s’agit-il en effet d’endiguer le flot de sang

ayant causé la mort, ou tout au moins de ne pas prendre le risquer d’appeler, par contagion, à un nouvel écoulement de sang ?

La différence de « morphologie » entre poteau funéraire des morts et poteau funéraire des mortes renvoie à une différence fondamentale des morphologies féminine et masculine. Les T'ai Dam distinguent en effet la chair (nư̅a) des hommes, qui est dite obstruée, bouchée, dense (tan), de celle des femmes, dite creuse, ouverte, fluide (long).

Les implications de cette conception différenciée de l’enveloppe corporelle (ce à quoi renvoie le terme « chair ») masculine et féminine sont nombreuses et elles seront développées par la suite (chapitre huit), mais comment, dans le contexte des funérailles, ne pas faire le parallèle entre le poteau funéraire des hommes, structure pleine avec ses drapeaux contenus de tous côtés par des montants, et le poteau funéraire des femmes, structure creuse et ouverte avec ses drapeaux flottants disposés en cercle ? Les drapeaux, à leur tour, ainsi qu’il a été suggéré plus haut, pourraient représenter les principes vitaux, ils épouseraient bien alors, comme dans les descriptions de Maspéro et de Cấm Trọng, la forme du corps-enveloppe de leur propriétaire.

3. Vêtements et personnes vivantes