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Q UESTIONS DE GENÈSE ET DE DESTIN

3. La vie après la mort 1. Inégalités devant la mort

3.3. Passage du monde des êtres humains au monde des morts selon Aī Loun

Le dessin de Aī Loun (dessin I-1) cartographie le cheminement qui mène du village des vivants aux villages peuplés par les phī khwan, principes vitaux des morts.

Dans le coin inférieur gauche se trouve le village des êtres humains, bān khon dī (litt.

« village gens bien »). Un chemin, sēn thāng, conduit au cimetière (pā hǣo1) représenté par une forêt dans laquelle on entrevoit quelques maisons sur pilotis : superstructures funéraires des morts aisés ou de haut statut ayant eu droit à une crémation, les « maisons du cimetière » (hư̅an pā hǣo). À partir du cimetière, le chemin s'élève vers le ciel jusqu'à un premier village que Aī Loun a représenté sans fioritures, et qui se nomme Dam chong

« village des gens biens » Dam chong kāng

Nam Khāi

Mư̅ang yen pān noi

Mư̅ang yen pān nyai

chemin

chemin

cimetière Dam Doi

Dessin I-1 Carte des mondes terrestre et céleste, par Aī Loun

« Les morts, c’est très important pour les T’ai. Si on peut, on leur offre un cheval ou un oiseau pour passer le grand fleuve et aller dans les villages célestes. »

1 Pā signifie « forêt », mais le terme hǣo est plus difficile à traduire. Si on suit Reinhorn (2001, p. 1871), il signifierait : « a. desséché, fané, flétri, flasque ; v. se faner, se dessécher ». Mais selon Baccam Don et al., le hǣo entrant dans la composition de la locution nominale pā hǣo ne porte pas la même consonne initiale que le hǣo signifiant desséché, etc. Pour Prachan Rakpong (2000, p. 68) : « Hiew refers to the paraphernalia used in the T’ai Dam funerals. » C’est également ainsi que les T’ai Dam de Nākhām définissent ce terme.

kāng. Mes données sur le peuplement de ce village sont contradictoires. Les principes vitaux des personnes les plus pauvres, qui, n'ayant pu s'offrir des funérailles de la grande tradition, hīt nyae, ont été simplement inhumées, résident pour une part au cimetière et pour une autre dans des lieux intermédiaires, « avant Mư̅ang Fā ». Dam chong kāng pourrait être ce lieu. Cependant un spécialiste des rituels de guérison (mǭ mơt) de Natong a nommément associé ce village avec le lieu de résidence des phī khwan khon yū, doubles des principes vitaux des personnes vivantes.

Après ce village intermédiaire se trouve le grand fleuve Nām Khāi et, au-delà, Mư̅ang Fā. Les khwan des morts qui se rendent dans les villages célestes franchissent la Nām Khāi avec l’aide d’un canard qui leur sert de véhicule.

̅ang Fā est composé de plusieurs strates dont trois ou quatre, selon les auteurs et leurs informateurs, sont occupées par les villages des morts. D'après Lafont (1955, p. 804) :

Ces villages sont au nombre de quatre : Lam Loï, Giên Pan Noï, Giên Pan Luong et Tup Hoang No Fa. Les âmes des défunts s'installent dans l'un de ces villages, suivant une règle très stricte : à Lam Loï vont les âmes des simples habitants et des enfants morts avant l'âge de cinq ans ; à Giên Pan Noï, on trouve les âmes des petits notables, donc des lǭ, à Giên Pan Luong, ne vont que les âmes de la famille lǭ-Kam, et Tup Hoang No Fa est la résidence des âmes des seuls grands notables lǭ-Kam.

Sur son dessin, Aī Loun n'a représenté que les trois premiers villages. Dans le premier, Dam Doi1, vivent les phī khwan des morts de bas statut à qui leurs descendants ont pu offrir une crémation.

Les deux villages Yen Phān Noi et Yen Phān Nyae accueillent les khwan des Lǭ K’am, mais là encore seulement s'il y a eu crémation. À Dam Doi, les khwan travaillent pour se nourrir comme sur terre, ils cultivent les rizières, font des jardins, élèvent du bétail. Les villages Lǭ K’am, en revanche, situés tout près du royaume des divinités célestes, ressemblent à une grande ville comme Vientiane où l’on trouve abondance d'or et d'argent et où la vie est facile.

La description de Mư̅ang Fā par Aī Loun est très proche de celles, rapportées par Maspéro et Lafont, dans lesquelles le statut apparaît comme le principe distinctif du peuplement du monde d'en haut.

1 La prononciation de la consomme occlusive « d » est, dans la langue t’ai dam telle qu’elle est parlée au nord du Laos, latéralisée et se situe entre le « d » et le « l ».

Grant Evans (1991), qui a travaillé parmi des T’ai Dam de Houaphan (province laotienne située à la frontière nord-est du Viêt Nam), note quant à lui une évolution des pratiques et des représentations concernant les funérailles et le devenir des khwan après la mort. Pour lui, l’influence des complexes religieux chinois, vietnamiens ou, au Laos, du bouddhisme theravada, les migrations depuis le sol d'origine des T’ai, le changement de régime politique pourraient avoir contribué à introduire, au fil du temps, des variations et un certain flou dans les représentations. L'accès aux villages célestes ne serait ainsi plus seulement fonction du statut – certains de ses interlocuteurs ont d'ailleurs mentionné l'existence d'un village unique – mais aussi de la richesse du mort et de sa famille ainsi que des mérites accumulés pendant le séjour terrestre. Evans souligne également que les gens du commun ont du monde céleste une vision moins précise et moins complexe que les spécialistes religieux et les descendants de l'ancienne aristocratie. Il semble regretter que le seul point de vue de l'élite ait été retenu par ses prédécesseurs et il suggère que les représentations dont ils se sont faits les porte-parole pourraient ne pas être aussi bien partagées qu’ils le laissent accroire. Par ailleurs, l'abandon dans cette région du savoir écrit – d'après l'auteur, plus personne ne connaît l'écriture t’ai dam – serait un autre facteur d'appauvrissement de la grande tradition (hīt nyae) t’ai dam.

En ce qui concerne Aī Loun et Nākhām, il faut souligner que l'héritier du fondateur de Nākhām est un lettré (il connaît l’écriture t’ai dam et consigne lui-même des chants et des textes traditionnels sur des cahiers) qui, malgré son obédience au parti communiste, a un immense respect pour les traditions de son peuple. Sans doute est-il plus à même que d'autres villageois de formuler à leur sujet un savoir précis, mais, dans la mesure où les pratiques perdurent, la question de leur validité ne me semble pas se poser. Si le savoir propositionnel n’est pas partagé, le savoir procédural, lui, l’est absolument. Nous voyons cependant que, comme à Houaphan, les T’ai Dam de Nākhām ont associé aux prérogatives du statut celles de la richesse. Pour accéder aux villages célestes, il faut pouvoir « payer » la traversée de la Nām Khāi, être doté de la monture appropriée, avoir de l'argent et des biens. Seuls les rites funéraires somptuaires liés à la crémation : sacrifice d'un ou de plusieurs buffles, construction d'une superstructure funéraire et des poteaux funéraires par lesquels les khwan s'élèvent jusqu'à Mư̅ang Fā, permettent aux principes vitaux du mort de se présenter dans les villages célestes. De telles funérailles et leurs préparatifs mobilisent toute la communauté villageoise et nécessitent un capital élevé en bétail, en riz et en matériaux textiles.

Pas de « révolution au paradis1 » pour les T’ai de Nākhām et, si l'ordre des statuts s'est quelque peu effacé dans le monde terrestre, il perdure au Ciel. Quant à une société égalitaire, elle n'existe ni sur terre ni dans le monde d'en haut, la distinction par la richesse, si elle n'en est certainement pas à créer des différences de classes, est un fait bien affirmé.

Le principe qui prévaut dans l’organisation des villages célestes et pré-célestes est d’ordre hiérarchique et il s’exprime dans la verticalité. Le dessin de Aī Loun en rend parfaitement compte tout en restant néanmoins une représentation plus simple des mondes t’ai dam que celle qu’on peut trouver ailleurs.

Ainsi, les villages intermédiaires où résident les esprits auxiliaires (phī mǫt) des spécialistes rituels (mǭ mǫt) décrits pour les T’ai Dæng par Robert(1941, p. 34) et par Vo Thi Thüong (2002, pp. 126-144) et pour les T’ai Dam par Pitiphat (1980, p. 35) n’y figurent pas.

Les villes des divinités célestes, dont Loun explique par ailleurs qu’elles se situent juste à côté de celle réservée aux Lǭ K’am (Mư̅ang yen pān nyai) ne sont pas non plus représentées. La stratification qui règne dans les villages des phī khwan se retrouve d’ailleurs concernant l'habitat de ces diverses divinités. D’après mes interlocuteurs, tous les villages de divinités (thǣn) se situent en amont des villages de phī khwan, Le Père céleste suprême, Phǭ Thǣn Luang, habite tout en haut du ciel, alors que les villages des autres divinités, Thǣn Theng, Thǣn Bobua, Thǣn Kum, Thǣn Sīng et les Mǣ Bao Mǣ Nang se situent légèrement en aval, les uns au-dessous des autres2.

Sont également absents du dessin de Loun la multiplicité de villages longuement décrits par Pitiphat (1980, p. 34-35) à partir du livre Khwam toe muang dont la lecture lors de la cérémonie des funérailles permet de guider les principes vitaux du défunt vers leur nouvelle demeure (dessin I-2). Toutes sources confondues, les représentations t’ai dam de l’univers parlent de mondes ordonnés où chacun, mort ou vivant, doit avoir sa place. En dépit des élaborations complexes dont cet ordonnancement témoigne, les territoires supraterrestres sont représentés de façon très réaliste comme autant de projections des caractéristiques physiques ou éthiques de la vie terrestre. La géographie physique et

1 Le titre de l’article de G. Evans (1991).est : « Reform or Revolution in Heaven ? »

2 Si les villageois s'accordent pour reconnaître une importance extrême aux thǣn, qui créent puis surveillent les êtres humains, leur savoir concernant leurs fonctions est assez limité, en particulier pour les divinités masculines intermédiaires dans l'ordre hiérarchique, Thǣn Thǣng et Thǣn Bobua dont Aīthao Am dit qu' « elles ne font rien ».

humaine y est semblable et le mode de subsistance identique, mais à une vie triste correspond un lieu désertique, alors que les plus nobles n’auront désormais plus à lever le petit doigt pour vivre dans l’abondance.