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Chapitre quatre

2. La fondation du village comme on s’en souvient

« Ma grand-mère était haute comme une hotte quand elle est arrivée à Nākhām… »

L'histoire de la fondation de Bān Nākhām reste très fraîche dans les esprits et elle participe de la personnalité propre à ce village. Plus encore qu’une suite d’événements, fussent-ils dramatiques comme ceux des deux guerres d’Indochine, c’est la succession des générations qui sert de repère historique : on garde et on transmet le souvenir de l’âge de ses aïeux à leur arrivée dans la région et de celui auquel ils sont morts, on compte le nombre de chefs de village qui se sont succédé (sept) et on mentionne que l’un d’entre eux a vécu jusqu’à cent vingt ans. Quatre générations d’enfants sont ainsi nés à Nākhām.

Pour les plus petits, le fondateur du village appartenait donc à la génération de leur arrière-arrière-grand-père.

Le récit veut que, il y a de cela environ cent soixante-dix ans, une vague de migrants qui fuyaient les exactions des Pavillons noirs1 et le manque croissant de terres cultivables ait quitté Mư̅ang Theng, alias Diên Biên Phu, pour s’installer au Laos dans la plaine de Luang Namtha. Plusieurs villageois m’ont affirmé que ces migrants avaient pour chefs un membre du clan patrilinéaire (sīng)2 Kwāng et ses trois frères cadets, mais mon hôte, Aī Loun, un petit-fils de ce fameux personnage, dément cette position prééminente qu’il attribue plus classiquement à des nobles du clan patrilinéaire (sīng) noble Lǭ K’am. Au moment de la migration supposée des habitants actuels de Nākhām, le système politique t’ai dam était encore fortement hiérarchisé et dominé par ce clan, dont les récits mythiques retracent l’origine divine3. L’attribution du statut de chef à des membres d’un clan inférieur relève peut-être d’une légitimation a posteriori de l’influence actuelle des descendants Kwāng sur ces premiers migrants4.

La migration se serait faite en deux temps, avec un premier arrêt d’une année dans la région de Mư̅ang Kwa, située dans l’actuelle province de Phongsaly. À partir de Mư̅ang Xay, les migrants auraient avancé tout droit en direction de la plaine de Namtha. En arrivant dans la vallée où se trouve aujourd’hui Nākhām, un homme âgé, épuisé par le voyage, se serait écroulé de son cheval et serait mort. La forêt jouxtant le lieu de sa chute

1 Mercenaires chinois (ho).

2 Je traduis sīng par « clan patrilinéaire », désignant de la sorte la plus grande unité d’appartenance, celle qui renvoie à une origine mythique commune (voir supra, chapitre un, § 1.3.1.). Par patrilignage ou lignage patrilinéaire, je désignerai un segment de lignage pas nécessairement localisé mais pour lequel il est possible de retracer le lien à un ancêtre commun.

3 Pour une discussion sur l’origine mythique des Lǭ K’am et la formation des sīng, voir par exemple Maspéro (1971 et 1916) et Condominas (1976).

4 Cependant, comme le souligne G. Condominas(1976, p. 36) à la suite de H. Maspéro (1916, p. 32), il faut noter que la possibilité de « passages de ligne » d'un statut de roturier à un statut de notable ou même, par le biais d'alliances répétées entre deux familles, d'un sīng à un autre, existe de longue date. De plus, les Kwāng font l'objet chez ces auteurs de conjectures concernant les raisons et la possibilité de leur accès aux statuts et aux fonctions de chef de village et de canton.

Selon Maspéro (1916, pp. 32-33), les Kwāng doivent cette primauté au fait qu'ils ont été les premiers à sortir de la courge originelle. Lafont (1955, p. 802), qui réfute une quelconque prérogative politique des Kwāng, cite ce même argument à l'appui d'une primauté d'une autre famille, les Lǭ. Par ailleurs, il évoque l'existence de deux familles Kwāng dont une est issue du mariage d'un Lǭ K’am avec une jeune femme kh’mu. Ses propos rejoignent d’ailleurs en partie un récit recueilli auprès de Houn, un Ancien de Nākhām. Les Kwāng de Nākhām, qui respectent l’interdit de consommer les félidés semblent appartenir au sīng métissé appelé Kwāng Zei par Lafont, Kwāng Læt, par Houn. Grant Evans (1991, p. 82), quant à lui, note, à propos des migrations t’ai depuis les Sip Song Chau T’ai (« douze principautés t’ai », confédération épisodique de mư̅ang), après la défaite de Diên Biên Phu : « These people, therefore, moved away from what were the traditional strọngholds of the T’ai nobility in Son La, and elsewhere in Vietnam, and as far as one can tell these elites were never solidly entrenched among the Black T’ai of Laos. » Il est possible que lors des migrations plus anciennes dont il est question ici les élites Lǭ K’am aient eu les mêmes difficultés à s'enraciner durablement.

fut plus tard choisie pour y établir le cimetière, pā hǣo, du village. La vallée ainsi découverte avait été autrefois occupée par un village lư, ainsi qu'en témoignaient les ruines d'une pagode. Une partie des migrants, parmi lesquels le frère aîné Kwāng évoqué plus haut, décidèrent d’y faire halte. Ils commencèrent par établir des maisons provisoires. Pour se nourrir ils plantèrent sur le flanc des montagnes des tubercules qui, dit-on, y poussèrent particulièrement vite et bien. On raconte que le village tire son nom de l’observation attentive du site à laquelle se livrèrent les nouveaux arrivants avant de décider de s’y établir définitivement : nā signifie « rizière » et khām « observée, scrutée ».

Alors qu’une partie des migrants, parmi lesquels le grand-père d’Aī Loun, furent séduits par le lieu et choisirent de s’y arrêter, les trois frères de ce dernier préférèrent poursuivre leur route jusqu'à Namtha. Nākhām est considéré comme un village aîné par rapport à ceux établis dans la foulée à Namtha. Il en tire statut et prestige, malgré sa situation isolée et difficilement accessible.

À ses débuts, raconte-t-on, le village n’était composé que de quatre maisons qui regroupaient sous un même toit l’ensemble des membres du lignage patrilinéaire ayant suivi la migration. Il y aurait ainsi eu une maison Lǭ K’am, une maison Lǭ Nǭi, une maison Kwāng et une maison Thong1. Mon hôte, Aī Loun, se souvient que, du temps où son grand-père et son épouse étaient encore vivants, leur maison, équipée de deux foyers et de deux pilons à pied, était composée de sept chambres (hǭng), c’est-à-dire de sept unités mononucléaires (les fils mariés du couple, mais aussi leurs filles dont les époux servaient comme gendres), et regroupait plus de trente personnes.

Les premiers mariages suivant la fondation de Nākhām tels que les reconstituent aujourd’hui les villageois se scellèrent entre membres des quatre lignages, correspondant à autant de grandes maisons, d’origine. Ce récit généalogique qui fonde la création du village sur une endogamie initiale se retrouve dans les discours actuels qui mettent l’accent sur l’étroitesse des liens de parenté qui unissent tous les habitants.

Bien que les T’ai Dam tirent fierté de leur capacité à vivre nombreux sous un même toit et lient cette aptitude à leur attachement au lignage patrilinéaire, et plus largement au clan patrilinéaire, les grandes maisons de l’époque de la fondation du village se sont finalement assez rapidement scindées (quand Aī Loun était encore un enfant) et la présence de plusieurs frères mariés sous un même toit est désormais une situation éminemment transitoire.

1 Voir plus bas pour plus de précisions sur ces clans.