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: La vérité comme enjeu d’éducation

Si la vérité est un problème socialement construit et conditionnant de là les pratiques éducatives, ces pratiques font partie de l’équation. Chaque forme observable entretient un rapport variable à la vérité (ou des rapports variables à des vérités), un rapport plus ou moins soucieux de la validité de ses affirmations, se référant à des normes internes ou externes d’attestation, revendiquant une autorité de proximité (celle des parents dans une famille) ou au contraire universelle (celle de la Convention des Droits de l’enfant à l’échelle planétaire). Entre le local et le global se situent les États et leurs institutions, leurs curriculums structurés, adossés à un état des savoirs politi-quement contrôlé. Concentrons-nous sur les programmes d’enseignement et leur histoire : on constate que leur justification par des pouvoirs publics est souvent associée à l’affirmation implicite de leur validité, de leur solidité, de leur caractère incontestable. Il n’échappe pourtant à personne qu’à chaque nouvelle réforme, recommandation ou prescription, un rapport à la vérité se trouve redéfini. Les modifications ou les bouleversements qui affectent périodiquement les programmes témoignent de leur inévitable historicité. En redessinant les frontières entre les savoirs, en discriminant à l’intérieur d’un univers de connaissance ce qu’il est opportun ou non d’enseigner, chaque politique curriculaire adopte un nouveau point de vue sur ce qui doit être tenu pour vrai (Dolz, Audigier, & Crahay, 2006).

Ces transformations ne sont pas alors nécessairement dues à l’évolution intrinsèque de tel ou tel domaine de la connaissance ; elles peuvent résult-er de la modification des rapports de force idéologiques qui affectent une société et la politique scolaire qui y est conduite. Mais si, en effet, les conte-nus d’enseignement procèdent de constructions sociales, s’inscrivent dans des cadres politiques et répondent à des contraintes institutionnelles, ils ne sont pourtant pas totalement arbitraires, comme l’a montré Forquin (1989) : le projet même d’élaborer un programme suppose qu’on admette qu’il existe des critères de vérité à partir desquels ce programme peut se justifier.

Quoi qu’il en soit, chaque nouveau programme prétend inaugurer une nouvelle ère de stabilité et, en revendiquant une légitimité supérieure, renou-vèle à son tour l’illusion d’une intemporalité des contenus d’enseignement.

Défini autant par ce qu’il retient que par ce qu’il écarte, autant par ce qu’il affirme que par ce qu’il nie, tout programme comporte une certaine tonalité dogmatique : le défi de leur rédaction tient à la tentative de présenter comme une évidence ce qui pourrait ressembler à un coup de force. Par un paradoxe récurrent, l’historicité des programmes trahit l’irréductible relativisme que leur formulation normative aurait tendance à masquer.

Dans la période de fragilisation des savoirs scolaires qui est la nôtre aujourd’hui, les modalités de conception et de mise en œuvre des contenus d’enseignement paraissent ébranlées (Young & Lambert, 2014). Or tout se

passe actuellement comme si, par souci de réaffirmer la consistance des savoirs, les programmes, les démarches pédagogiques et les dispositifs d’évaluation tendaient à préserver, voire à exacerber le caractère dogma-tique de l’enseignement. Pour renforcer et légitimer à nouveau la valeur et la validité de la culture scolaire, on tendrait à la figer, à la protéger d’une carapace. L’incertitude et le doute étaient traditionnellement vus comme des fragilités (sauf dans l’enseignement philosophique, peut-être, ou l’en-seignement artistique, parfois)  : les connaissances solides symbolisaient l’excellence scolaire. Les périodes de crise suscitent la tentation de solidifier les connaissances : les concepteurs de programmes et d’examens paraissent enclins, encore aujourd’hui, à refermer les savoirs et à ne les présenter aux élèves qu’à travers des résultats assurés et rassurants.

La recherche montre qu’il faudrait plutôt repenser les savoirs scolaires et les démarches d’enseignement à la lumière, précisément, de cette crise qu’ils subissent, c’est-à-dire de chercher à réaffirmer leur consistance mais en évitant de les présenter comme indiscutables ou de les définir par leur prétention à écarter toute incertitude ou tout conflit d’interprétation (Astolfi, 2008). Intégrer ce moment critique suppose d’accueillir l’incerti-tude, de permettre aux élèves de saisir de quelle façon la vérité s’inscrit dans une histoire, parfois controversée, et comment elle se construit à travers des dispositifs de délibération ou d’invention. Ce moment critique doit donc s’entendre aux deux sens du terme : il renvoie à l’ébranlement qui affecte le rapport traditionnel des élèves au savoir, mais il invite aussi à réaffirmer la nécessité d’une pensée interrogative à l’intérieur du processus d’appro-priation des savoirs, seul moyen de dépasser le relativisme en évitant de le contrer dogmatiquement (Chevallard, 1997  ; Orange, 2012). Il s’agirait, en somme, de réhabiliter l’hésitation, l’étonnement, le doute ou encore le tâtonnement et de montrer leur fonction euristique dans un monde dont la complexité conduit la recherche de la vérité à des épreuves nouvelles.

Objectera-t-on que valoriser l’incertitude, c’est prendre le risque de fragiliser la transmission de savoirs rigoureusement fondés en raison ? Et que, par exemple, en biologie, l’enseignement de l’évolution, seule connais-sance scientifique de l’histoire du vivant, serait ainsi vulnérabilisé face au créationnisme  ? Ou craindra-t-on aussi que, dans l’enseignement de l’his-toire, inviter les élèves à examiner des interprétations situées, cela revienne à renoncer à les prémunir face à de dangereux révisionnismes  ? C’est le contraire qui est vrai : nous avons vu plus haut que ce sont les croyances qui haïssent l’incertitude ; la science, elle, commence avec la non croyance, la « philosophie du non » (Bachelard, 1940/1994). On ne lutte pas contre le déni de la science ou de la vérité historique avec des ressorts dogmatiques.

Comme le montrent les textes de cette deuxième partie, il s’agirait plutôt d’inventer un type nouveau de consistance de l’enseignement, où l’incerti-tude et la confrontation raisonnée des différentes stratégies de construction des savoirs fondent le processus pédagogique. Car, dans sa rigueur même, la

Charles Heimberg, Olivier Maulini, Frédéric Mole

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véritable connaissance se nourrit de l’incertitude et des questionnements qu’elle appelle.

Dans leur texte, Fabienne Paulin et Sylvain Charlat analysent la façon dont l’enseignement des Sciences de la vie et de la Terre (SVT), dans le système scolaire français, recourt à des dispositifs d’évaluation qui tendent à habituer les élèves à généraliser abusivement. Par souci de stabiliser les savoirs, on en vient à suspendre la prudence méticuleuse et l’attention à la complexité des données, bref le principe même de l’activité scientifique  :

« l’incertitude, pourtant omniprésente dans la science qui se construit, est effacée dans la science qui s’enseigne », déplorent l’autrice et l’auteur, qui préconisent d’intégrer les zones d’incertitude comme objets d’activité dans la classe. Pour ce qui concerne les champs des didactiques de l’histoire et de la littérature, comme l’expliquent Alain Muller, Valérie Opériol et Bruno Védrines dans leur contribution, il est possible d’assumer une multiplicité de perspectives et une pluralité des vérités, et reconnaitre un tel pluralisme n’implique nullement de céder au relativisme. En redonnant tout son sens éducatif au travail d’interprétation, on libère la connaissance du positiv-isme de l’objectivité et on retrouve la fécondité et la légitimité des savoirs dans les conditions mêmes de leur construction, avec pour ressources didactiques « toutes les médiations langagières, culturelles et sociales qui ont procédé à leur élaboration ». La réflexion peut s’étendre jusqu’aux disci-plines artistiques. Catherine Grivet Bonzon interroge pour sa part le statut de la vérité et de l’erreur dans le champ de la musique improvisée. Souvent présentée comme l’envers de la musique savante, comme l’expression d’un don mystérieux ou d’une fantaisie étrangère à tout cadre normatif et à tout apprentissage, l’improvisation consiste au contraire en une inventivité qui peut se cultiver par les médiations d’une didactique, par des routines, des habitudes et des automatismes à partir desquels l’élève doit apprendre à oser et à accepter des erreurs qui peuvent s’avérer fructueuses. Là aussi, l’enquête, la quête interrogative de vérités, est potentiellement au cœur des apprentissages à viser.

Ces textes apportent des réponses très argumentées à une question essentielle  : face au relativisme, réaffirmer les enjeux de vérité dont sont porteurs les savoirs scolaires ne doit pas consister à restaurer les tendances dogmatiques d’un enseignement traditionnel. Il ne s’agit pas pour autant de minimiser l’enjeu d’une transmission des connaissances sous forme de résultats validés. Mais la véritable rigueur n’est pas là où l’on croit. La recher-che de la vérité inclut l’incertitude, la confrontation des interprétations, le tâtonnement comme des modalités de sa construction.