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Débats et controverses autour des vérités de la science

Invité, en 1916, à répondre à la question de savoir «  quelle influence les recherches en psychologie expérimentale exercent sur la pratique de l’ensei-gnement », Édouard Claparède confie son désappointement. Constatant qu’à la différence de disciplines touchées par l’esprit réformateur – biologie, méde-cine, droit, philosophie… –, « l’école moderne ne s’est pas décidée jusqu’ici à tirer parti des conclusions des psychologues ou des biologistes », il déplore que le « bloc du régime scolaire traditionnel » soit demeuré intouché (1916a, pp. 71-72). Que l’enthousiasme et le volontarisme d’un Claparède aient pu se trouver déçus moins de quatre ans après la création de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, ambitieuse entreprise de refondation scientifique de l’éducation, ne devrait pas rétrospectivement nous étonner. Mais près d’un siècle plus tard, l’interrogation subsiste. «  S’ouvrant timidement vers les sciences de l’éducation », les enseignants du primaire continuent de fonder leur identité professionnelle principalement sur les «  compétences pratiques de longue date attestées par leurs savoirs expérientiels  » (Hofstetter, Schneuwly, &

Lussi Borer, 2009, p. 36). « Même si les scientifiques sont convaincus qu’ils apportent de meilleures théories, cette conviction n’a pas d’effets si elle n’est pas partagée par les praticiens », rappelle Philippe Perrenoud, qui constate que les enseignants constituent une communauté de pratique « qui ne se réfère pas encore [aux sciences sociales et humaines], ou alors de manière hésitante, ambivalente et très partielle » (2009, p. 266). Les vérités construites dans le champ des sciences de l’éducation peineraient donc à être reconnues par celles et ceux qu’elles devraient concerner en premier lieu.

Frédéric Mole

182 Raisons éducatives – n° 24

Cette réticence des enseignants face à des sciences qui visent à éclair-er l’exéclair-ercice de leur métiéclair-er mérite donc d’être intéclair-errogée et analysée en tant que telle, en particulier durant les premières décennies du XXe siècle, dans la période même où le processus complexe de disciplinarisation des sciences de l’éducation est en cours (Hofstetter & Schneuwly, 2002, 2007).

Rappelons que, née à la fin du XIXe siècle, la science de l’éducation reposant sur des prérogatives accordées aux questions philosophiques (Gautherin, 2002) se trouve alors remise en question par la montée en puissance de la psychologie, laquelle conquiert un statut académique, déploie les conditions de sa scientificité et ambitionne d’être l’instrument d’une transformation radicale des pratiques éducatives (Hofstetter, 2010). Les sciences de l’édu-cation ouvrent un champ ou, par la recherche d’interactions étroites avec les enseignants, la connaissance scientifique parviendrait à (ré-)orienter les pratiques pédagogiques.

La psychologie expérimentale, la pédologie, la science de l’enfant, la psychopédagogie et la pédagogie expérimentale, constitutives du champ des sciences de l’éducation – mais dont la complémentarité est encore en voie d’élaboration dans les années 1910  –, s’inscrivent toutes dans une même tentative de déterminer les conditions d’une refondation scientifique des pratiques d’éducation et d’enseignement : mettre en œuvre une pédagogie scientifique relevant d’un « système de vérités », comme le réclame Clapa-rède (1916b, p. 77). Pour leurs fondateurs, les sciences de l’éducation doivent comporter deux pôles : l’approfondissement de la connaissance scientifique de l’enfant (dont la psychologie expérimentale est la matrice) et l’invention d’une pédagogie rigoureuse, donc dégagée de l’aveuglement des pratiques ordinaires. Mais au sein de la corporation enseignante, cette tentative d’en-rôlement suscite des résistances dont les formes argumentaires témoignent elles aussi de la revendication d’un droit à dire le vrai en éducation. Et comme nous le verrons, cette conviction selon laquelle la science devrait dessiller les yeux des praticiens suscite parfois de vives oppositions chez ceux qu’on tente ainsi de sortir de l’ornière de l’erreur.

Le contexte romand et en particulier genevois est propice à une obser-vation des controverses éducatives durant cette période. Claparède et les autres acteurs de l’Institut Rousseau (Pierre Bovet, son directeur, notam-ment, ainsi que des instituteurs engagés dans des recherches pédagogiques) jouent un grand rôle dans les débats autour du dépassement des pratiques ordinaires par la science. Pour comprendre l’ambition des réformateurs et le tournant historique dans lequel ils s’estiment engagés, il faut d’abord partir de la façon dont ils cherchent à expliquer pourquoi l’esprit nouveau en éducation annoncé par Jean-Jacques Rousseau est demeuré infécond depuis le XVIIIe siècle. « Hélas, ces idées ne sont pas nouvelles. Je dis ‘hélas’, parce que si elles l’étaient, on pourrait se bercer de l’espoir que leur incon-testable vérité va sans tarder déchaîner la révolution salutaire dont notre régime pédagogique a si grand besoin », déplore Claparède (1912, p. 9), dont

le propos, moins défaitiste qu’acerbe, ne doit pas masquer le volontarisme.

L’explication de ce durable échec tiendrait au manque de fondement de cette vérité : « Si la réforme pédagogique ne s’est pas encore imposée aux esprits avec la force suffisante pour vaincre la routine  », explique Pierre Bovet, « c’est que les vérités perçues par le génie de Rousseau n’étaient pas basées sur la science » (1932, p. 39). À travers les convictions de Rousseau, une vérité nouvelle en éducation s’était donc bien exprimée mais sous une forme encore insuffisamment élucidée, son énonciation philosophique ayant précédé l’apparition de la science capable d’en assurer rigoureusement les bases.

Comme le proclament les fondateurs de l’Institut Rousseau – un institut des sciences de l’éducation créé sous les auspices de l’auteur de l’Émile en 1912 –, les questions éducatives ne doivent plus être désormais considérées comme relevant du registre de l’opinion. Les idées progressistes s’avérant insuffisamment persuasives, la rigueur scientifique devrait permettre d’aboutir à des réponses assurées. Même si elle n’est pas d’abord née du projet de normer l’éducation, la psychologie scientifique est présentée comme la clé de sa possible transformation radicale. Claparède se dit convaincu que seule une pédagogie reposant sur un «  fondement rigoureusement scien-tifique » pourra « conquérir l’opinion et forcer l’adhésion aux réformes désir-ables » (1912, p. 19). Comme on le voit, même si l’éducation n’est plus affaire d’opinion, il faut cependant travailler au ralliement de ceux qui résistent aux vérités nouvelles. La pédagogie ne pouvant trouver son fondement en elle-même, il est clairement affirmé que seule une psychologie scientifique est en mesure de le lui fournir. La pédagogie ne peut donc être disciplinarisée et devenir une des sciences de l’éducation qu’en étant affranchie de son empir-isme spontané, non scientifique, souvent désigné par l’expression bon sens, entendu en un sens péjoratif.

Il faut d’emblée signaler ici que Claparède use du concept d’empirisme en plusieurs sens différents, voire opposés. Le terme peut désigner la démarche scientifique elle-même, fondée sur une expérimentation rationnellement construite ; mais il peut aussi renvoyer à une expérience pratique étrangère à toute travail théorique et qui revient à « ne pas savoir ce qu'on fait » : « c'est bien la marque de l’empirisme, c'est bien son principal danger » (1920, p. 26), commente Claparède. Le psychologue insiste régulièrement sur le fait que le

« théoricien » détient « une supériorité réelle sur le simple empirique » (1920, p. 15) ou « empirique pur » (1920, p. 21), l’adjectif ici substantivé désignant

« celui qui se contente de sa seule expérience personnelle » (1920, p. 15), celui qui s’abandonne à « ces tâtonnements […] dont l’empirisme est coupable » (1920, p. 24). Claparède développe par ailleurs l’idée qu’un empirisme non parfaitement scientifique peut s’avérer parfois opératoire et légitime, nota-mment dans le cadre de la psychopédagogie et de la pédagogie expérimen-tale, comme nous le verrons plus loin.

Frédéric Mole

184 Raisons éducatives – n° 24

Discrédit des pratiques ordinaires et justification