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Neutralité ou normativité républicaine ?

Si la neutralité de l’enseignement constitue une règle de fonctionnement de l’institution scolaire, ses significations et ses implications précises restent en grande partie incertaines. Elle signifie le plus clairement que les enseignant.e.s

« ne doivent pas manifester leurs convictions politiques et religieuses dans l’exercice de leurs fonctions », comme le rappelle la Charte de la laïcité adop-tée en 2013. Mais l’application de cette règle soulève certaines difficultés et certains dilemmes. S’agit-il d’exclure du champ légitime des sujets scolaires toutes les questions qui font l’objet de controverses, voire de conflits sociaux et politiques ? Faut-il simplement que le/la professeur.e se garde de divulguer son opinion personnelle sur ces questions et présente en classe les diverses interprétations existantes ? La règle de neutralité scolaire est mise en avant dans l’institution scolaire sans faire l’objet d’une définition claire et bien visible. Il existe donc une première difficulté tenant à l’interprétation de ce qui est attendu de l’enseignant.e : son attitude en classe doit-elle manifester une neutralité d’abstention – une « neutralité exclusive » pour reprendre l’expres-sion de Thomas Kelly (1986) – consistant à ne pas faire entrer dans les classes les sujets controversés et à se contenter des faits scientifiques les plus établis ou les plus consensuels ? Ou au contraire l’enseignant.e doit-il/elle adopter une posture « d’impartialité neutre » (Kelly, 1986), en présentant différents points de vue sur des questions « vives » ? Une littérature scientifique et péda-gogique 10 s’est développée sur les questions dites « socialement vives », qui

9. C’est ce que montre notamment l’analyse du contenu des manuels scolaires d’histoire et d’éducation civique de l’école primaire des années 1980 à 2010 : pour plus de détails, voir Bozec, 2010.

10. Dans le champ académique, outre l’ouvrage de Legardez et Simonneaux (2006) cité ci-après, on peut aussi consulter Alpe et Barthes, 2013 ; Thénard-Duvivier, 2008. Concernant la littérature pédagogique, voir notamment le récent dossier publié en 2018 par la revue Pastel (revue académique d’histoire-géogra-phie de l’académie de Toulouse) intitulé « Enseigner les questions socialement vives », n° 9.

sont sources d’incertitudes, de controverses et de désaccords dans la société et parmi les enseignant.es et les élèves (Legardez et Simonneaux, 2006). Mais cet enjeu ne fait pas pour autant l’objet d’une large diffusion dans les forma-tions des enseignant.es ni dans les directives officielles encadrant le travail enseignant. L’idée que l’enseignant.e doive diffuser une pluralité de lectures des sujets historiques ou des problèmes de société controversés au sein de la classe est globalement peu mise en avant dans les instructions officielles.

Au-delà de cette première difficulté, une contradiction est repérable au cœur même de la définition de la mission de l’enseignant.e : d’un côté, interdiction lui est faite d’exprimer ses convictions en classe, et, de l’autre côté, les prescriptions officielles insistent sur l’importance d’une transmission des « valeurs de la République » via l’enseignement (civique et historique en particulier). Si la promotion des valeurs républicaines fait partie des missions officielles de l’école publique depuis plus d’un siècle, elle a pris une nouvelle importance dans les décennies récentes. La loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’École du 23 avril 2005 officialise par la loi cette mission : « Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. » 11 Dix ans plus tard, le rôle de l’école en la matière est réaffirmé dans le contexte post-attentats : la Ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, lance en effet suite aux attentats de janvier  2015 une

« grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République ». Sur le site officiel de documentation pédagogique de l’Éducation nationale, Canopé, on peut lire, parmi les ressources mises à disposition dans le cadre de cette

« grande mobilisation », un texte qui porte sur la « neutralité » de l’école et qui conclut de la manière suivante : « Les professeurs ne sont pas indifférents ; ils transmettent en effet une morale de l’École et de la République, qui est une morale commune, non partisane ; et c’est en ce sens-là qu’ils ont aussi le devoir d’être neutres ». 12 L’auteur du texte se situe là dans une continuité par rapport à l’ambition qui fut celle de Jules Ferry. Hier comme aujourd’hui, la neutralité de l’école ne signifie pas une abstention et une « indifférence » des enseignant.es à l’égard des valeurs civique et moral : ils/elles ont bien à transmettre des valeurs, une « morale », mais celle-ci est pensée comme neutre car elle est supposée « commune » à tou.tes les citoyen.nes.

Si Jules Ferry concevait cette morale comme celle du «  bon père de famille », dans une société à l’époque moins plurielle que la nôtre sur le plan des valeurs, on peut douter de l’existence d’une telle morale républicaine partageable et/ou partagée par toutes et tous dans l’école d’aujourd’hui (et sans nul doute aussi dans celle d’autrefois). Parmi les valeurs posées comme universelles de nos jours, figurent en premier lieu la « liberté », « l’égalité »

11. Loi n° 2005-380 du 23 avril 2005, loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école. Repéré à https://www.legifrance.gouv.fr.

12. Repéré à https://www.reseau-canope.fr/les-valeurs-de-la-republique/neutralite.html

Géraldine Bozec

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et la «  laïcité  ». Sur un plan philosophique, et pour reprendre le vocabu-laire de John Rawls (1987), on peut d’abord se demander si ces valeurs ne correspondent qu’à une conception formelle du juste, permettant simple-ment une coexistence pacifique des individus dans un cadre démocratique ; si elles ne renvoient pas à des conceptions spécifiques du bien et de la vie bonne. La conception dominante de la République et de ses valeurs dans la période contemporaine a plutôt été rapprochée des courants communau-tariens qui affirment l’importance d’une transmission, par l’éducation, de valeurs communes et de conceptions particulières du bien afin de renforcer la cohésion de la société (Lacroix, 2007). La laïcité promue à l’école depuis 2003-2004, par exemple, va bien au-delà d’un seul cadre juridique assurant la liberté de conscience des élèves et la coexistence la plus harmonieuse possible des individus dans l’enceinte scolaire, quelles que soient leurs croy-ances et leurs identités. Associée à un contrôle par l’État de l’expression des identités religieuses, principalement musulmanes, cette « nouvelle laïcité » (Beaugé et Hajjat, 2014 ; Bozec, 2020) correspond à une conception substan-tielle de la laïcité, et non pas procédurale et formelle (Kahn, 2007). Elle se nourrit d’un projet politique émancipateur, voire d’une forme de paternal-isme étatique puisqu’en agissant ainsi, l’école et ses agent.es sauraient iden-tifier et assurer le « bien » des élèves, des jeunes filles musulmanes en partic-ulier.

D’un point de vue plus sociologique, il est clair que la priorité accordée à l’école à certaines valeurs n’est pas partagée par tous les segments de la société, et que certains individus et groupes accordent plus d’importance à d’autres types de valeurs (par exemple à l’ordre social, au respect des hiérarchies, ou encore à la complémentarité des rôles sociaux, de sexe par exemple, plus qu’à l’égalité des droits et des conditions). Par ailleurs, si les valeurs défendues par l’institution scolaire à travers l’éducation civique peuvent être parfois trop aisément posées comme «  communes  », c’est en grande partie parce qu’elles sont présentées dans leur abstraction et isolément. La vie politique et sociale regorge de situations qui mettent en conflit différents types de liberté, ou certaines formes de liberté et d’égalité.

Pour revenir sur le même exemple, celui de la laïcité, les controverses des dernières décennies sur les signes religieux musulmans portés par les élèves ou les mères d’élèves témoignent précisément d’un conflit de valeurs entre une conception qui insiste avant tout sur la liberté de culte et l’égalité entre religions, d’un côté, et de l’autre côté une vision qui met l’accent sur la liberté de conscience des élèves, le refus de la visibilité du religieux dans l’enceinte scolaire et l’adhésion au rôle émancipateur de l’État. C’est ainsi le degré de généralité de ces « valeurs de la République » et leur caractère indéfini qui permettent d’affirmer qu’elles sont partageables par toutes et tous, quand, dans la réalité de la vie politique et sociale, elles font l’objet d’interprétations contradictoires et de conflits politiques.

L’éducation civique contemporaine confronte donc les enseignant.

es à des enjeux et des dilemmes inédits. Ils/elles doivent gérer la double injonction qui leur est faite de rester neutres tout en s’engageant pour défen-dre les « valeurs de la République ». Ils/elles ont à transmettre ces valeurs, qui sont posées comme universelles, mais qui restent indéfinies et suscepti-bles de multiples interprétations. De quelle manière conçoivent et mettent-ils/elles en pratique leurs missions ? Comment gèrent-mettent-ils/elles ces contradic-tions ? Quel statut ont la vérité, les valeurs et les conflits de valeurs dans leur enseignement ?

Pratiques et postures enseignantes : entre