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Des postures enseignantes différenciées

Confronté.es à ces difficultés communes, les enseignant.es ne se positionnent cependant pas de la même manière. On peut distinguer trois grands types de postures.

Certain.es enquêté.es témoignent d’une neutralité d’abstention, au sens où ils/elles évitent le plus possible d’aborder des sujets controversés dans leur classe et sont réticent.es à faire de l’éducation civique en classe autrement qu’en transmettant des connaissances sur le fonctionnement des institutions. Ce comportement est à leurs yeux ce qui est le plus conforme à leur rôle professionnel et permet d’éviter d’éventuelles plaintes de familles.

René, enseignant et directeur d’école primaire dans le sud de la France, témoigne de ce type d’attitude, tout en mettant particulièrement l’accent également sur la « sécurité professionnelle » des enseignant.es, à laquelle

il est particulièrement sensible en tant qu’administrateur d’une mutuelle protégeant les personnels contre les risques de leur métier :

René — [En histoire], on s’arrête en 45 quand même, parce qu’après, il y a trop de problèmes, avec les parents etc., il vaut mieux pas. […] Après, ça peut être politique. Ça peut être considéré comme politique. […] Tout peut être mal inter-prété ou interinter-prété différemment. […] En tant qu’administrateur de l’Autonome Solidarité, la mutuelle, enfin au niveau départemental […] on a 10 000 ensei-gnants membres, c’est pas la peine d’aller au casse-pipe. […] Le mutualiste a la liberté… mais on l’aura prévenu qu’il rentre sur des sujets brûlants qu’il vaut mieux ne pas trop aborder. Je sais très bien ce qui arrive sur le terrain parce qu’on a tout eu. Alors si en face de moi je voyais une future enseignante, je dirais l’histoire on l’arrête en 45. Voilà.

Q — Même au collège et lycée ?

René — Au lycée peut-être, mais il faut faire attention, très très détaché etc., pour votre sécurité professionnelle. Voilà, c’est tout. Parce qu’à un moment donné, c’est votre gagne-pain.

Si René est le seul enseignant de l’enquête à refuser d’enseigner l’his-toire après 1945, d’autres enquêté.es témoignent d’un souci comparable lorsqu’ils/elles cherchent à éviter le plus possible de discuter en classe de sujets politiques et sociaux, notamment d’actualité, par peur de donner à voir une orientation normative particulière, d’influer sur les opinions des élèves et de s’exposer aux plaintes des familles en remettant en cause leur rôle prééminent dans la transmission des valeurs et préférences idéologiques (Percheron, 1984).

Le second type de posture renvoie à l’opposition à l’éducation civique en elle-même, au nom d’autres valeurs. Les enquêté.es qui témoignent de cette attitude perçoivent cet enseignement comme une manière d’endoc-triner les élèves, d’encourager leur conformisme et leur obéissance plutôt que leur réflexivité et leur esprit critique. C’est surtout dans l’enseignement secondaire que cette posture est repérable. Des enseignant.es de collège et plus encore de lycée refusent de consacrer du temps à l’éducation civique, dont ils/elles condamnent la démarche. Leurs positions font écho aux doutes exprimés suite à l’annonce par le ministre de l’Éducation nationale Vincent Peillon de la réintroduction d’une « morale laïque » à l’école et à l’adoption de nouveaux programmes d’enseignement moral et civique. Certain.es compar-ent même l’EMC à une forme de « catéchisme » républicain :

L’EMC moi je suis contre de toute façon. C’est pas mon rôle. Pour moi l’enseigne-ment a une finalité intellectuelle, critique, avant tout. Alors les élèves en tirent des choses du point de vue de la citoyenneté aussi. Avec ce qu’on fait en histoire, en géo, ils apprennent à se méfier de tout ce qu’on raconte, des rumeurs, des fake

Géraldine Bozec

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news… Surtout maintenant avec les réseaux sociaux, c’est super important tout ça. Ils n’adhèrent pas aux discours de tel ou tel homme politique comme ça, sans réfléchir. Donc voilà, pour moi la citoyenneté, c’est comme ça qu’on y contribue en tant que profs d’histoire-géo. Au-delà c’est pas mon rôle. Transmettre les valeurs de la République pour en faire de bons petits soldats républicains, je suis complè-tement contre. Je ne suis pas prof de caté républicain. Ça serait contraire à tout ce que je viens de raconter. Donc je ne le fais pas, et les heures d’EMC on les uti-lise surtout pour l’histoire ou la géo. Ce n’est pas par manque de temps, c’est une vraie position, et je l’assume. (Gaëlle, professeure d’histoire-géographie au lycée à Rennes).

C’est ainsi au nom d’autres valeurs – la valorisation d’un.e citoyen.ne critique, indépendant.e par rapport à toutes les formes de pouvoir – que certain.es enseignant.es se méfient de l’éducation civique et de toute impo-sition, par l’école, de valeurs politiques et morales.

Le troisième type de posture observable à l’enquête renvoie à un engage-ment civique plus assumé : les enquêté.es qui en relèvent adhèrent bien plus volontiers au rôle de transmission des valeurs qui leur est dévolu. C’est partic-ulièrement au nom d’idéaux égalitaires que ces enseignant.es se mobilisent.

Ils/elles le font sans avoir l’impression de déroger à la norme de neutral-ité dans la mesure où leur institution, mais aussi l’ordre légal, leur semble légitimer leur intervention dans ce sens. La promotion de l’égalité (entre les peuples, entre les sexes, ou quelles que soient les origines ethnoraciales) et la lutte contre le racisme et les discriminations font partie des éléments importants de la morale professionnelle défendue par le ministère de l’Édu-cation nationale, comme des sujets abordés dans les programmes de l’ensei-gnement moral et civique. Le refus des discriminations et des propos portant atteinte à l’égale dignité des personnes correspond aussi à ce qui est prescrit par la loi. L’étude de ces sujets lors de séances d’EMC, mais aussi le fait d’in-tervenir face à des propos d’élèves perçus comme contraires à ces valeurs, apparaît alors tout à fait légitime aux yeux de ces enseignant.es. Jeune professeure des écoles de 31 ans, Stéphanie évoque les questions et attentes du jury lorsqu’elle a passé l’épreuve orale du concours : on lui a « demandé de [se] prononcer très clairement sur ce qu’[elle] devai[t] enseigner, quelles devaient être [s]es positions, et notamment par rapport au racisme » ; elle a répondu « je dois éduquer les enfants contre le racisme, c’est mon rôle dans l’Éducation nationale », elle a senti que les membres du jury « étaient favor-ables à la réponse » et « attendaient qu’[elle] se positionne sur des valeurs qu’on défend à l’école publique  ». Ce moment vécu lors de sa sélection comme enseignante joue un rôle important : il constitue un des éléments qui légitiment pour elle, encore aujourd’hui, son engagement au service de certaines valeurs. Stéphanie a fait lire et étudier en classe plusieurs livres de littérature enfantine mettant en jeu la question du racisme. Elle organise par ailleurs régulièrement en éducation civique des débats entre élèves. Un de ces débats a porté sur la religion, à l’initiative des élèves. Si d’ordinaire

l’en-seignante se place dans une position de retrait lors de ces débats, laissant la priorité à l’expression enfantine, elle a cru bon lors de cette discussion de prendre « la présidence » de la séance à un moment donné parce qu’elle refusait de laisser dire des « choses qu’on ne pouvait pas entendre ici dans une école publique et laïque ». Elle a à la fois réagi aux propos d’un enfant musulman qu’elle me présente plus tard comme « radical » et qui défendait le port du voile en lui rétorquant que l’homme n’avait pas, lui, à se voiler, et à ceux d’un autre élève qui affirmait que les musulmans « n’étaient pas chez eux » en soulignant l’égalité entre toutes les religions en France.

Les positions défendues dans la situation décrite ci-dessus renvoient aux yeux de l’enseignante à la défense de l’égalité, quel que soit le sexe ou la religion des individus, valeur qui de fait est mise en avant dans les textes officiels de l’Éducation nationale. Mais elles témoignent dans le même temps de la conception particulière qu’en a cette enseignante, concernant l’égalité femmes-hommes et la question du port du voile en particulier. Au-delà de la légitimité apportée par la loi et les politiques scolaires, il est difficile pour ces enseignant.es de donner à entendre aux élèves de leur classe des opinions qui les heurtent, sans intervenir de quelque manière que ce soit. La plupart du temps, les modes de régulation des enquêté.es pour défendre certaines valeurs ne relèvent pas de l’intervention directe et explicite comme dans l’ex-emple ci-dessus. C’est le plus souvent le choix des sujets traités, la manière de les présenter, ou encore la façon de guider les discussions lors des débats organisés en éducation civique/EMC qui portent la trace des sensibilités poli-tiques et morales de l’enseignant.e. Carole, par exemple, qui dit passer pour

« la féministe de service » parmi les professeur.es de son collège, est une des enquêté.es qui reconnaissent sans difficultés qu’on «  enseigne néces-sairement avec ce que l’on est ». Cette professeure d’histoire-géographie et d’EMC refuse « de faire de propagande féministe » dans sa classe, mais elle estime que ses propres valeurs influencent nécessairement ce qu’elle ensei-gne et sa manière de le faire. De fait, elle s’est largement saisie des sujets au programme qui renvoient, en histoire et en EMC, à l’égalité femmes-hom-mes. Elle a par exemple organisé avec une de ses classes une exposition port-ant sur la lutte pour l’égalité des sexes à travers l’histoire de la Révolution à aujourd’hui, qui a été affichée dans le hall du collège pendant une année.

Les enseignant.es des écoles primaires témoignent particulièrement de cette tendance à mobiliser l’histoire à des fins civiques et morales. Dans le secondaire, les professeur.es insistent davantage sur les finalités intellectu-elles et critiques de l’enseignement de l’histoire et certain.es, on l’a vu, se montrent méfiant.es à l’égard de l’entreprise de normalisation que pourrait représenter l’EMC, mais aussi d’une utilisation civique et morale de l’his-toire. Cette position ne s’observe pas dans les classes du primaire. Inter-rogé.es sur les périodes et les thèmes qui leur semblent les plus importants à traiter en histoire, les enquêté.es mentionnent fréquemment des sujets qui leur permettent de faire des liens avec l’éducation civique, convaincu.

Géraldine Bozec

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es qu’ils/elles sont que « l’histoire, ça sert à ne pas commettre les mêmes erreurs », comme le dit un enseignant de CM1. Ainsi des séances sur la Shoah ou sur l’histoire de l’esclavage sont-elles souvent suivies d’échanges sur les droits humains, l’égalité et le refus des discriminations aujourd’hui. Dans une des classes observées, lors d’une séance sur l’esclavage en CM2, un texte de Montesquieu favorable à l’esclavage est étudié. L’enseignante de cette classe est amenée à prendre position en précisant qu’elle-même n’est « pas d’accord » avec le point de vue de Montesquieu. Ce jugement porté sur un point de vue du passé lui est apparu indispensable sur le moment, le texte ayant choqué certain.es de ses élèves, notamment Aïssata, d’origine séné-galaise, qui « avait les larmes aux yeux ». Si la présentation de ces thèmes en classe repose sur une approche historique, elle revêt donc aussi souvent une autre dimension. Le discours des professeur.es se fait plus engagé, se charge d’affects, témoigne même de jugements de valeur. Les prises de parole des élèves poussent souvent l’enseignant.e à prendre position sur des pratiques et opinions du passé, ou à se servir d’un thème historique pour rappeler le refus des discriminations aujourd’hui et la nécessité de continuer à lutter pour l’égalité. Cet usage du passé dans les classes du primaire, qui le lie aux enjeux civiques du temps présent, tient à la relation qu’entretiennent ces professeur.es, pour la plupart non spécialistes de l’histoire, avec l’ensei-gnement historique, tout comme à la manière dont les jeunes élèves inves-tissent l’étude du passé. Les liens effectués entre passé et présent peuvent conduire à faire passer au second plan la dimension scientifique et propre-ment historique, voire à porter sur le passé un jugepropre-ment anachronique, mais c’est pour bien des professeur.es de l’école primaire, comme pour les élèves de cet âge, une manière de donner plus de sens à l’histoire scolaire. L’usage civique de l’histoire est en outre encouragé par les instructions officielles qui valorisent les journées commémoratives et un « devoir de mémoire » qui fait office d’éducation civique pour le présent, dans un contexte général d’in-tensification des politiques de mémoire depuis les années 2000, à l’école et au-delà (Gensburger & Lefranc, 2017).

Au-delà du choix des sujets et de la manière de les traiter en classe, la façon dont les enseignant.es régulent les prises de parole des élèves est aussi révélatrice de leur engagement civique. Les débats organisés dans les classes en éducation civique/EMC, qui constituent une modalité péda-gogique importante dans les programmes officiels, sont guidés – à la fois dans les textes officiels et dans les discours enseignants – par le souci de mettre en valeur une pluralité de points de vue sur un problème de société.

Mais l’observation de ces débats donne aussi à voir les limites du dicible et de l’acceptable dans les classes. À différentes reprises, on a ainsi pu observer que les interventions des élèves qui heurtent les enseignant.es et/ou ce qui est perçu comme l’ethos de l’école publique faisaient l’objet d’interventions, parfois directes mais le plus souvent indirectes, de la part des enseignant.es.

Ils/elles posent des questions pour orienter la discussion dans un autre sens,

ou laissent d’autres élèves intervenir, espérant qu’une contre-argumentation émerge, ce qui de fait se produit fréquemment. Ainsi, lors d’un débat sur la laïcité, un élève intervient pour dire que « les Arabes sont des terroristes en puissance ». L’enseignant hésite et finalement choisit d’encourager la prise de parole d’autres élèves en demandant ce qu’ils/elles pensent de cette affirma-tion : plusieurs soulignent alors, comme espéré par l’enseignant, le caractère raciste des propos exprimés. En entretien, celui-ci s’est dit « soulagé » que des opinions contraires se soient fermement exprimées lors de ce débat, car il ne souhaitait pas que cela « vienne de lui ». Il n’est cependant pas rare non plus que les enseignant.es interviennent plus directement pour délégitimer des propos d’élèves jugés racistes ou sexistes, en soulignant l’interdit légal et moral qui pèse sur ce type de discours et de comportements.

Conclusion : explicitation et pluralité des normes