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Université Côte d’Azur

RÉSUMÉ – Cette contribution examine l'éducation civique en France, son évolu-tion et ses différentes formes, dont le récent «  enseignement moral et civique  ».

Étroitement associée à l'histoire enseignée, l’éducation civique est marquée par un souci de vérité et de rigueur, mais aussi par la volonté de transmettre des valeurs politiques et morales. En examinant les controverses publiques qui ont porté sur cet enseignement ces dernières décennies, le texte interroge la possibilité d'une neutralité et la place des valeurs. À partir de données collectées dans des classes, il examine ensuite les postures, les représentations et les pratiques d’enseignant.e.s du primaire et du secondaire autour de ces valeurs.

MOTS CLÉS – éducation civique, enseignement de l’histoire, éducation à la citoyen-neté, valeurs, éducation morale, laïcité, République, neutralité de l’enseignement

L’éducation civique en France fait l’objet de tensions propres à la société et à l’école contemporaines. Sous la Troisième République, ce que l’on appelait

« l’instruction civique et morale » visait à amener les élèves non seulement à connaître mais aussi à aimer la République, ses valeurs et ses institutions nouvellement installées, dans un contexte d’intense conflit idéologique sur la forme républicaine du régime politique et sur la place de la religion catho-lique dans la société française. Étroitement arrimée à l’histoire, la formation civique des enfants cherchait autant à faire vouloir qu’à faire savoir (Ozouf, 1985) et s’adressait au cœur comme à la raison de l’enfant. Loin d’être neutre politiquement (Déloye, 1994), elle évitait ou contournait certains conflits de valeurs par une hiérarchie morale et politique clairement affirmée, à la tête

Géraldine Bozec

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de laquelle se plaçaient le dévouement envers la République et le sentiment national. La croyance dans le progrès politique et social et dans la possi-bilité de reconstruire le lien collectif sur une base solide permettait aux élites républicaines d’esquiver la question sociale et la division idéologique (Fumat, 1978) en pensant leur dépassement possible. Convaincues également des nécessaires progrès de la science, les élites fondatrices de l’école de la Troisième République insistaient sur l’usage de la raison et l’importance des vérités scientifiques. Elles avaient la volonté de lutter contre le dogmatisme religieux, même si la « morale laïque » transmise à l’école n’était pas pour autant anti-religieuse (Baubérot, 1997 ; Ognier, 2008). Ainsi, malgré son lien étroit avec la science, l’enseignement de l’époque poursuivait un objectif de transmission de valeurs morales et civiques, tout autant qu’une quête de véri-tés scientifiques.

Les dénominations de cet enseignement ont varié au cours du temps :

«  instruction civique et morale  » sous la Troisième République, «  éduca-tion civique » après 1945 et lors de sa réhabilitaéduca-tion dans le cursus scolaire comme enseignement à part entière dans les écoles primaires et collèges à partir des années 1980 et 1990, « éducation civique, juridique et sociale » au moment de son introduction au lycée à partir de la fin des années 1990,

« instruction civique et morale » à l’école primaire en 2008 (pour marquer une continuité avec l’école de la Troisième République), «  enseignement moral et civique  » (EMC) à tous les niveaux d’enseignement depuis 2015.

Pour désigner cet enseignement de manière générale, on fera référence dans ce texte à l’éducation civique. On aurait aussi pu utiliser l’expression « d’éd-ucation à la citoyenneté », largement en usage en Europe et dans le reste du monde, mais celle-ci est plus large et englobe des éléments non étudiés ici, tels que les dispositifs de participation des élèves à la vie de l’établissement, or on s’intéresse essentiellement dans cet article aux contenus d’enseigne-ment dans les classes. L’usage d’autres dénominations renverra à des péri-odes spécifiques (par exemple « enseignement moral et civique » ou EMC pour désigner cet enseignement tel qu’il est nommé depuis 2015).

L’éducation civique se déploie aujourd’hui dans un nouveau contexte, l’exposant à des dilemmes et des enjeux inédits. Elle reste toujours étroite-ment associée à l’enseigneétroite-ment historique, mais celui-ci s’est transformé, devenant plus scientifique et plus critique. L’histoire scolaire continue cependant d’être en première ligne de la transmission de valeurs civiques (Garcia & Leduc, 2003). Comment, dès lors, articuler ces deux impératifs en enseignant l’histoire, soucis de vérité et de normativité ? Quant à l’en-seignement civique proprement dit, son statut à l’égard des valeurs est devenu plus problématique aujourd’hui. La neutralité politique que refu-sait explicitement Jules Ferry est en effet devenue une règle et une norme à l’école, alors même que ses agent.es se voient officiellement confier par la loi, depuis 2005, une mission de transmission des valeurs « républicaines ».

Les enseignant.es se trouvent ainsi placé.es dans une situation d’injonction

contradictoire. L’enseignement civique (tout autant que moral) est normatif par essence, puisqu’il vise l’édification du civisme plus que la recherche de la vérité et la construction de savoirs pour eux-mêmes. Mais cette dimen-sion normative, davantage assumée hier, suscite plus de soupçons dans la période contemporaine. Cet enseignement se voit accusé depuis plusieurs décennies de dresser les individus, de produire de l’obéissance, du conform-isme et de l’uniformité (Vitiello, 2010), dans une société plus diversifiée sur le plan des référents culturels et moraux, marquée par l’aspiration de chacun.e à se voir reconnaître dans sa singularité (Le Bart, 2008), mais aussi par l’importance accrue accordée à la réflexivité et la pensée critique. Au moment où le ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, promeut la réhabilitation d’une « morale laïque » à l’école à partir de 2013, puis lorsque sont discutés les nouveaux programmes d’« enseignement moral et civique » (EMC) qui s’appliqueront à la rentrée 2015, des voix s’élèvent pour mettre en garde contre le risque de retour à une forme de catéchisme, même laïque.

Les programmes adoptés valorisent pourtant la réflexivité des élèves et la confrontation dialogique des points de vue dans les classes, même si leur dimension normative n’est pas pour autant inexistante (Kahn, 2015), on y reviendra. La question du choix des valeurs à transmettre se pose également.

Elle est d’autant plus épineuse que le contexte contemporain est celui d’un affaiblissement des grands idéaux collectifs, d’un déclin de la croyance dans le progrès (scientifique, mais aussi politique et social), et d’un désenchante-ment à l’égard du rôle émancipateur de l’école elle-même, de sa capacité à réduire les inégalités, faire partager des valeurs et produire de la solidarité.

La place nouvelle que prennent les « débats » dans la pédagogie officielle de l’éducation civique depuis les années 1990, notamment dans les nouveaux programmes d’EMC, peut-elle alors être interprétée comme une réponse face à ces difficultés, un souhait de reconnaître davantage la pluralité des valeurs du public scolaire (et par extension, de la société) et un refus de l’im-position par le haut de ces valeurs ?

Cette contribution s’interroge sur la dimension civique de l’enseigne-ment contemporain en France, son rapport à la vérité et aux normes poli-tiques et morales, à partir d’une double entrée empirique. En se fondant sur l’examen des controverses publiques qui ont porté sur l’orientation norma-tive des contenus d’enseignement ces dernières décennies (en particulier en histoire et éducation civique), on s’interrogera tout d’abord sur la neutral-ité de l’enseignement et la place des valeurs en son sein. Dans un second temps, à partir des données collectées lors de deux enquêtes dans les étab-lissements scolaires français, on analysera les pratiques des enseignant.es en histoire et en éducation civique, leurs postures et leurs représentations quant à la transmission des valeurs dans leurs classes.

Géraldine Bozec

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Neutralité et conflits idéologiques autour de