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Le matériau empirique mobilisé

Cette contribution est fondée sur une analyse des textes officiels (directives officielles et contenus des programmes scolaires) ainsi que des débats et controverses ayant porté sur les finalités civiques de l’enseignement de l’histoire et de l’éducation civique depuis la fin des années 1970 à aujourd’hui. Ces débats ont été reconstitués à partir de la presse écrite et en ligne (dossiers de presse papier et numérisés, et, pour la période plus récente, utilisation de bases de données de presse en ligne Factiva et Europresse).

Pour saisir les représentations et les pratiques des enseignant.es, deux enquêtes sont ici mobilisées. La première enquête, issue de ma recherche doctorale, a été conduite dans 35 classes d’écoles élémentaires entre 2003 et 2007 à Nice, Nantes, Brest et Paris. La seconde enquête a inclus des établissements secondaires, se déployant entre 2012 et 2017 auprès de 34 enseignant.es d’histoire-géographie et/ou d’enseignement moral et civique 1 dans trois écoles, trois collèges et trois lycées généraux et technologiques situés à Paris et en région parisienne, en Provence-Alpes-Côte d’Azur et en Bretagne. Dans les deux cas, l’enquête a reposé sur des observations en classe, le recueil de cahiers d’élèves, des entretiens et des conversations plus informelles avec les enseignant.es. Les établissements scolaires ont été contrastés socialement, les deux enquêtes comprenant à part équivalente des établissements de l’éducation prioritaire situés dans des quartiers populaires  ; des établissements mixtes socialement et du point de vue des origines des élèves  ; et enfin des établissements plus performants scolairement, situés en centre-ville et dans des quartiers socialement favorisés.

Les enseignant.es. interrogé.es. présentent également des profils différenciés en termes d’origines sociales, d’ancienneté, d’orientations politiques, d’engagement syndical, etc.

1. Au collège, les enseignant.es interrogé.es sont tous et toutes professeur.es d’histoire-géo-graphie et assurent l’enseignement civique et moral (ou éducation civique avant 2015). Au lycée, la grande majorité des enquêté.es sont aussi des professeur.es d’histoire-géographie, mais quelques-un.es assurant l’EMC sont professeur.es de sciences économiques et sociales ou de philosophie.

Géraldine Bozec

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cette campagne virulente contre le supposé « marxisme scolaire ». Certains rappellent qu’une partie des manuels incriminés ont été élaborés lorsque la droite était au pouvoir 3. La neutralité de l’histoire scolaire est questionnée, mais dans une direction opposée : elle négligerait la dimension sociale, le mouvement ouvrier, ferait la part trop belle au pouvoir politique, à l’ordre social et occulterait les répressions mises en œuvre par l’État 4. Pour le SNI, principal syndicat de l’enseignement primaire, par exemple, l’histoire qui a été enseignée pendant longtemps, avant l’introduction de la pédagogie de l’éveil dans les années 1960-1970, n’avait rien de « neutre » et était bel et bien « conservatrice » parce que centrée sur la mémorisation des exploits du pouvoir et des « grands hommes ». Dans L’Humanité ou dans les articles publiés par Georges Séguy, président de l’Institut d’histoire sociale de la CGT, on dénonce la présentation calomnieuse du Parti communiste, des syndicats proches du communisme ou encore le discrédit qui touche les pays commu-nistes avant même qu’ils soient étudiés en profondeur dans les manuels d’histoire  ; loin d’être marxistes, les manuels scolaires seraient plutôt en phase avec l’idéologie de la droite 5.

À cette période, mais également dans les décennies qui suivront, les controverses sur le rôle idéologique de l’école portent aussi sur la question nationale. Là encore, des voix opposées se font entendre. La réintroduction de l’éducation civique par le ministre de l’Éducation nationale Jean-Pierre Chevènement au milieu des années 1980 donne lieu à un certain nombre de débats dans la presse, analysant au nom de valeurs politiques différentes la réforme en cours. Une partie de la presse de gauche approuve les nouveaux manuels publiés à cette occasion en soulignant en particulier la légitime mise en valeur de l’idée de République et du refus des racismes 6, la place accordée à une citoyenneté mondiale assise sur les droits de l’homme, la solidarité Nord-Sud et la paix 7. Mais certaines voix se montrent bien plus critiques en dénonçant la tonalité cocardière de nombreux manuels, l’insuffisante recon-naissance de la diversité présente en France en lien avec les vagues

migra-3. Polémique autour d’un manuel. L’Humanité, 2 septembre 1983 ; La guerre des manuels. Le Nouvel Observateur, 14 janvier 1983.

4. Voir notamment pour le SNI-PEGC : Du nouveau dans l’enseignement de l’histoire ? On y va à recu-lons… À recurecu-lons… L’École libératrice, n° 29, 4 juin 1983, p. 10-11 ; Dossier pédagogique : A la conquête du temps et de l’espace. Enseigner l’histoire et la géographie. L’École libératrice, n° 15, 21 janvier 1984, p. 15-24. Pour le SGEN : Histoire et bouche cousue. Chantier, n° 56, 1980, p. 7-11 ; L’histoire. Syndicalisme Universitaire, n° 855, 21 février 1984, p. 12 ; L’histoire géo à l’école. Syndicalisme Universitaire, n° 861, 29 mai 1984, p. 12. Dans la presse générale : La dimension sociale. Le Monde, 19 janvier 1984 (article de Georges Séguy) ; Polémique autour d’un manuel. L’Humanité, 2 septembre 1983 ; Enseignement de l’his-toire. Nouveaux programmes à l’école élémentaire. L’Humanité, 23 janvier 1984 ; La guerre des manuels.

Le Nouvel Observateur, 14 janvier 1983.

5. Polémique autour d’un manuel. L’Humanité, 2  septembre 1983  ; La dimension sociale. Le Monde, 19 janvier 1984.

6. Premiers manuels « réformés ». Le Monde, 6 septembre 1985.

7. Le civisme à visage humain. L’Unité, n° 619, septembre 1985 ; Éditeurs, encore un effort pour devenir républicains. Le Matin, 4 septembre 1985.

toires ou encore la faible place consacrée à l’Europe et au monde 8. Dans la presse de droite, la critique de la nouvelle éducation civique est parfois viru-lente, mettant en cause là encore l’idéologie « socialiste » qui imprègne les manuels, mais aussi la valorisation d’une France « multiculturelle » ou encore l’orientation mondiale et tiers-mondiste de certains ouvrages.

Les polémiques sur la neutralité et les valeurs politiques défendues à l’école ne disparaissent pas dans les décennies suivantes, des années 1990 à aujourd’hui, mais la chute du communisme et le ralliement de la gauche à l’économie de marché sont, parmi d’autres facteurs, des éléments qui contribuent à affadir les anciennes batailles idéologiques. Les controverses scolaires se focalisent davantage désormais sur le traitement de certains thèmes, et prennent moins la forme d’oppositions frontales sur l’orientation idéologique générale qui serait celle de l’école. On peut en citer quelques exemples. La place accordée à l’appartenance nationale dans les contenus d’enseignement continue de susciter des polémiques, à plusieurs occasions : lors de l’introduction par la loi de l’apprentissage obligatoire de La Marseil-laise à l’école primaire en 2005 ; la même année suite à l’adoption d’un arti-cle de loi (finalement abrogé en 2006) sur la nécessité pour les programmes scolaires de reconnaître « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » ; ou bien encore dans le cadre des multi-ples refontes des programmes d’histoire, en particulier au collège à la fin des années 2000 et dans les années suivantes, les nouveaux textes étant accusés de sacrifier l’histoire nationale ou au contraire de négliger l’ap-proche mondiale et l’étude du passé d’autres civilisations comme les civil-isations africaines (sur ce point voir Legris, 2010 ; de Cock, 2014). Plus réce-mment, une vive polémique a concerné un autre sujet : la question du genre.

En 2014, le programme pédagogique expérimental « les ABCD de l’égalité » se voit accusé de diffuser la « théorie du genre » à l’école, de promouvoir une vision fallacieuse de l’égalité filles-garçons niant la différence et la complé-mentarité des sexes, de défendre des idées proches de celles des mouve-ments LGBT, et de porter atteinte à l’idée même de famille. Un mouvement

« Journée de retrait » (JDR) est alors créé et encourage les parents à retirer leurs enfants de l’école certains jours de l’année scolaire.

Ces différentes controverses témoignent de la difficulté, voire de l’im-possibilité d’une neutralité de l’enseignement dès lors qu’il met en jeu des visées civiques et morales. Les différents acteurs et actrices qui sont inter-venu.es dans ces débats récurrents sur les contenus d’enseignement (histo-rien.nes, représentant.es des syndicats de l’enseignement, du Ministère de l’Éducation nationale, intellectuel.les, hommes et femmes politiques…) ont défendu la nécessité d’un enseignement neutre, tout en prônant l’inclusion de tels ou tels sujets dans le curriculum scolaire et de certaines manières de les traiter, révélant ainsi des idéaux et valeurs particuliers. Les

minis-8. En 1985, Marianne est toujours la plus belle. Libération, 9 septembre 1985, p. 3 et 4.

Géraldine Bozec

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tres de l’Éducation nationale, par exemple, sont très souvent intervenu.

es dans ces débats en tentant d’apaiser les polémiques et de démontrer la neutralité effective de l’enseignement ; dans le même temps, ils/elles ont aussi défendu des orientations et des contenus spécifiques pour l’éducation civique (ou l’enseignement de l’histoire), ancrés dans certaines conceptions du monde : c’est le cas de la défense du patriotisme par Jean-Pierre Chevène-ment au milieu des années 1980, ou encore de la mise en avant de la lutte contre le racisme et les discriminations comme valeurs clefs de l’école de la République par Najat Vallaud-Belkacem en 2015. Les programmes et les manuels scolaires héritent plus ou moins fortement et directement de ces orientations ministérielles, leurs circuits de fabrication étant complexes, spécifiques, mais aussi variables dans le temps (Legris, 2014). Quoi qu’il en soit, programmes et ouvrages scolaires portent eux-mêmes la marque des sensibilités de leurs auteurs et autrices 9.