• Aucun résultat trouvé

Circonspection dans les interstices de la vérité scientifique

Or les théoriciens de l’Institut Rousseau sont tout à fait conscients que la connaissance d’une vérité théorique ne saurait constituer une condition

suffisante de la conviction professionnelle. Ce qui laisse apparaître un hiatus entre deux régimes de vérité également justifiables. Comme les instituteurs, Claparède reconnaît lui aussi une différence de nature entre la certitude scien-tifique et la conviction pratique. Le processus de validation pédagogique, qui doit prolonger la psychologie expérimentale, revient par exemple à « ajuster le plus exactement possible le régime éducatif à l’âme et au cerveau de l’en-fant de façon qu’il donne les meilleurs résultats possibles pour l’individu et la société » (1916a, p. 129). Les prescriptions éducatives formulées par la science ne sont donc elles-mêmes que des vérités en devenir, non encore stabilisées.

Elles ne peuvent atteindre leur pleine effectivité que dans le cadre de déve-loppements pédagogiques permettant, en dernière instance, de les moduler.

En somme, les avancées scientifiques en éducation ne peuvent être validées que par leurs conséquences pratiques observables dans le contexte réel d’une situation d’enseignement ou d’éducation. Claparède n’a jamais prétendu que la pédagogie pouvait être directement déduite de la science.

Quant à l’implication des enseignants dans ce processus, il se montre optimiste : s’ils ont naturellement méprisé l’ancienne psychologie, « toute verbale  »  ; en revanche, une fois mis «  en contact avec la psychologie biologique et expérimentale », et invités à « observer par eux-mêmes », à

« collaborer à quelques investigations », « ils verront peu à peu se dévoil-er à leurs yeux les résultats féconds, et les voilà ralliés » (Claparède, 1919, pp.  5-6). Claparède pense que les certitudes scientifiques comportent un pouvoir de conviction pratique. D’où une sorte de volontarisme aux tendances parfois incantatoires : la conviction de détenir la vérité conduit à produire des discours dont les formes prédictives adoptent le ton du pari : ici pour persuader les enseignants de leur inéluctable ralliement aux vérités propagées par le discours scientifique.

Mais la perspective d’une adhésion enthousiaste des instituteurs aux ressources des scientifiques en éducation laisse dubitatifs d’autres acteurs, en particulier certains responsables de formation, notamment Antoine Borel (1884-1968), sur les analyses duquel il est ici opportun de s’arrêter. Chef du département de l’Instruction publique de Neuchâtel, Borel élabore en 1927, pour les écoles primaires du canton, de nouveaux programmes visant à « faire pénétrer dans l’enseignement les principes nouveaux de l’éduca-tion ». Dans le très officiel Annuaire de l’instruction publique en Suisse, il s’ex-plique longuement sur les accommodements qu’il a recherchés entre les audacieux principes de l’école active et « les conditions présentes de l’école primaire publique ». Et il formule une mise en garde :

Parmi les personnes qui s’intéressent aux questions d’éducation et qui suivent le mouvement actuel des idées pédagogiques, désigné sous le nom de « réforme scolaire », il en est qui considèrent la situation avec une simplicité candide. À la suite d’une lecture ou d’une conférence pédagogique, elles s’imaginent qu’il suffirait d’adopter certains principes pour transformer l’école en une institution

Frédéric Mole

194 Raisons éducatives – n° 24

qui travaillerait et produirait comme une machine savamment construite : tout y serait « scientifiquement » ordonné ; l’activité des maîtres consisterait à déclen-cher des fonctions dont le mécanisme agirait conformément aux lois de la psycho-logie et de la biopsycho-logie ; les élèves se développeraient sans fatigue et sans effort, chacun selon sa nature et ses besoins.

En face de ces perspectives, elles s’étonnent que les pouvoirs publics n’aient pas encore décidé d’introduire la « réforme » dans nos classes. Qu’attend-on pour remplacer la routine par la science ?

Le problème de la réforme scolaire se pose autrement. Il échappe au déterminisme scientifique, et présente une multitude de facteurs moraux, sociaux et matériels qui conditionnent singulièrement le pouvoir de réalisation des pédagogues (Borel, 1930, p. 8).

Si Borel ne parle pas ici en praticien, il prétend théoriser certaines contradictions vécues par les instituteurs. Certains d’entre eux voient dans la science une entreprise transparente et libératrice et développent à son égard une foi qu’il juge naïve. Borel les met en garde contre l’irréalisme d’une conception applicationniste des vérités de la science, et ainsi fait droit aux résistances des enseignants les plus hésitants. S’il est difficile de concevoir précisément les conditions d’une liaison entre la théorie et la pratique, estime Borel, c’est que « les spécialistes isolent, pour les étudier, des éléments qui, dans la nature, n’agissent jamais isolément et ne peuvent être détachés du tout », alors que « le pédagogue ne peut ni isoler, ni distinguer », car « il est placé en face de l’enfant, et l’enfant est un organisme vivant qui agit et qui réagit, tous les rouages du mécanisme compliqué sont mis en branle dans un seul mouvement ou dans une série ininterrompue de mouvements » (Borel, 1932, p. 25).

On trouve des arguments analogues chez Félix Béguin, directeur de l’école normale de Neuchâtel, ancien professeur à l’École des Roches, lorsqu’il déclare : « Le tête à tête avec l’élève jamais ne tombera sous l’unique gérance de l’esprit de géométrie. Le plus grand psychologue du monde, si vous le chargiez d’une classe, ne se tirerait pas d’affaire sans l’esprit de finesse » (1925, p. 308). Chez Borel comme chez Béguin, il ne s’agit pas de discréditer les tendances réformatrices ni l’apport des sciences à l’éduca-tion, mais d’interroger la différence de nature entre le laboratoire et l’école, afin de prévenir le corps enseignant contre toute conception scientiste de la vérité.

Nous trouvons un exemple d’analyse semblable chez Henri Brantmay, médecin très inspiré de Claparède, qui avertit n’être « pas de ceux qui croient en la vertu suprême des fiches, des graphiques, des chiffres, des schémas » (Brantmay, 1931a, p.  289). Il affirme certes qu’en matière d’observation médico-pédagogique « une étude méthodique et multilatérale s’impose pour chaque enfant », mais il explique qu’il convient de moduler les résultats des

tests médico-pédagogiques à partir d’un exercice du jugement externe au protocole scientifique lui-même :

Serrons toujours de plus près la vérité par la méthode scientifique, tout en respec-tant cette rapide et féconde synthèse que chacun de nous opère journellement en projetant sur les êtres qui nous entourent ses facultés de perspicacité et de comparaison ; soumettons nos impressions à la critique des épreuves objectives et n’acceptons les résultats des épreuves objectives qu’avec la circonspection qui est commandée par la connaissance des causes d’erreurs possibles, tel apparaît le chemin qu’il nous faut suivre pour rester impartial, c’est-à-dire utile à autrui (Brantmay, 1931b, p. 356).

Cette prise de position est remarquable à plusieurs égards. D’abord, bien qu’affirmant avec force que la vérité se situe du côté de la science et non de celui du regard empirique ordinaire, Brantmay laisse entendre que cette vérité constitue un horizon certes accessible en droit mais inaccessible en fait : on s’en rapproche indéfiniment, de façon asymptotique, la serrant de plus en plus près sans qu’il puisse être dit un jour qu’on la détient. Toute l’argumentation vise en réalité à montrer les limites du verdict des tests psychologiques, trop réducteurs et susceptibles d’erreurs. Le texte relativise ainsi très nettement la capacité de la science à dire le vrai dans l’exercice d’un jugement médico-pédagogique. Une vérité scientifique privée de la vigilance aiguisée du praticien ne se donnerait que parsemée d’erreurs potentielles.

L’esprit de finesse (la « perspicacité », ici) doit prémunir l’humain (ici le scien-tifique et/ou le praticien) de tout abus de pouvoir de la science. L’intuition pratique, nourrie d’un riche répertoire de jugements connectés et comparés, est présentée comme un garde-fou face à une partialité scientifique qui résulterait d’une application stricte de vérités abstraites. La leçon de Brant-may, qui parle ici autant comme théoricien que comme praticien, réside dans la défense d’un art de bien juger éclairé par la science mais fondé sur la prise en compte du caractère toujours singulier des paramètres circonstanciels.

À la recherche d’espaces d’invention et