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Conclusion : explicitation et pluralité des normes dans les classes

L’éducation civique n’est pas seulement guidée par une quête de la vérité. Si elle exige l’examen des faits, si elle recourt à des connaissances objectivables, à certains outils intellectuels et à certaines démarches des sciences sociales, elle est aussi tournée vers la transmission de valeurs. Certains usages de l’histoire scolaire dans les classes, particulièrement celles de l’école primaire, témoignent également du souci d’éduquer les élèves à certaines valeurs civiques et morales. Comment, dès lors, concilier cette dimension civique et morale avec la neutralité ? Sans doute est-il utile de garder à l’esprit que la neutralité de l’enseignement est en grande partie illusoire : le choix des sujets et la façon de les traiter dans les programmes, les ouvrages scolaires mais aussi les séances de classe portent la marque de certaines conceptions du monde social et politique. Comme l’analysait Max Weber en son temps, le rapport aux valeurs du/de la professeur.e et du/de la savant.e joue dans la sélection des objets et des faits, dans la manière de les construire et de les interroger. Le sociologue insistait cependant aussi sur la nécessité, pour le/

la savant.e, d’expliciter et d’analyser son rapport aux valeurs pour mieux en saisir les conséquences sur sa façon de produire un discours scientifique, et, pour le/la professeur.e, de rendre explicite dans ses cours la distinction entre énoncés scientifiques et prises de position normatives (Weber, 1992). Cette analyse est encore éclairante pour le problème posé aujourd’hui par l’ensei-gnement civique et moral  : il importe que les enseignant.es explicitent en classe le caractère normatif de cet enseignement et de certaines conceptions du monde qu’ils/elles expriment, pour que leurs élèves ne confondent ni les rôles ni la nature des prises de parole des professeur.es.

Il importe également que la classe soit le lieu d’un examen le plus ouvert possible des normativités des un.es et des autres, y compris celle qu’incarne

Géraldine Bozec

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l’enseignant.e, y compris celle d’élèves dont les propos semblent choquants et s’opposent aux valeurs des autres élèves, des professeur.es et de l’insti-tution scolaire. Analysant les approches pédagogiques mobilisées en classe lors de débats sur des enjeux controversés, Thomas Kelly (1986) estime que la posture « d’impartialité engagée » est la plus défendable : l’enseignant.e ne peut pas faire comme si il/elle était indifférent.e à ces enjeux politiques, sociaux ou moraux, au risque de cultiver l’apathie chez ses élèves ; il/elle se doit, selon Kelly, d’expliciter sa propre position tout en encourageant le débat et l’expression de positions opposées. Ainsi, s’il est du rôle du/de la professeur.e de faire savoir aux élèves que la loi réprime les discrimina-tions et les propos racistes, par exemple, rappeler simplement cet interdit – comme le font nombre d’enquêté.es – laisse dans l’ombre la normativité que l’enseignant.e exprime à travers cette intervention. Une telle attitude tend en outre à mettre fin à toute réflexion et à tout débat. En délégitimant la prise de parole de certain.es élèves dont les opinions sont jugées inac-ceptables, elle contribue à faire de la classe un espace où des normativités contradictoires, ne pouvant pas être exprimées, ne peuvent être interrogées ni travaillées (Galichet, 1998).

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Notice biographique

Docteure en science politique (IEP de Paris), Géraldine Bozec est maîtresse de conférences en sociologie à l’université Côte d’Azur et chercheuse à l’Unité de recherches Migrations et Société (URMIS). À travers des enquêtes principalement axées sur l’école, l’enfance et la jeunesse, ses travaux de recherche portent sur la socialisation civique et nationale, sur les processus d’ethnicisation et de racialisation et sur la place du religieux dans les institutions et les trajectoires individuelles. Elle a récemment publié : « La construction de l’islam comme

‘problème’ dans le champ scolaire : les enseignant·e·s, entre prisme culturaliste et gestion pragmatique », Agora débats/jeunesses, 84(1), 81-94, 2020 et « La formation du citoyen à l’école : individualisation et dépolitisation de la citoyenneté », Lien social et Politiques, n° 80, 2018.

COURRIEL geraldine.bozec@unice.fr

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