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Université de Genève

RÉSUMÉ – Et si la pensée moderne, en produisant de nouvelles connaissances, devenait à certains égards plus ignorante ? L’objectif de l’article est de questionner ce paradoxe en partant du postulat selon lequel l’impératif de neutralité, en excluant l’expérience vécue des chercheurs et des chercheuses dans la recherche de la vérité, reproduit des savoirs hégémoniques et empêche les actrices sociales et les acteurs sociaux de penser par eux-mêmes et elles-mêmes. Ce questionnement est travaillé à travers l’examen de la production de l’ignorance. Il s’agit de saisir comment le cadre conventionnel scientifique dominant participe à la fabrication de l’ignorance. En contre-point aux critiques formulées à l’égard de l’hégémonisme épistémologique occidental, l’article présente des alternatives qui incarnent une manière de produire de la connaissance à partir des interactions sociales, des groupes d’appartenance ou des ancrages institutionnels : « épistémologie sociale », « épistémologie de la résis-tance », « épistémologies libératrices », « épistémologies du Sud », « épistémologie du lien ».

MOTS-CLÉS — ignorance, expérience, résistance, épistémologie, transaction

Maryvonne Charmillot

32 Raisons éducatives – n° 24

C’est ça pour moi la force de la connaissance scientifique : être capable d’ac-cepter le champ de l’ignorance, qui est une tension qui nous aide à vivre, alors

que les réponses toutes faites sont une façon de nous endormir.

David Elbaz 1 La justice mondiale n’est pas possible sans justice cognitive mondiale.

Boaventura de Sousa Santos, 2016, p. 340 L’humanité aurait une moins grande propension à s’interroger sur elle-même. C’est ce constat d’une « stagnation de la pensée » que dresse Alain Caillé dans sa Critique de la raison utilitaire (1989). Le nombre d’universitaires ou de chercheurs et de chercheuses 2 a été multiplié par cent au cours des dernières décennies dans les sciences sociales mais les connaissances, voire même simplement les questions n’ont pas augmenté en proportion. Comme si la pensée moderne, en produisant de nouvelles connaissances, devenait à certains égards plus ignorante.

L’objectif de cette contribution est de questionner ce paradoxe en part-ant du postulat selon lequel l’impératif de neutralité, en exclupart-ant l’expéri-ence vécue des chercheurs et des chercheuses dans la recherche de la vérité, reproduit des savoirs hégémoniques et empêche les chercheurs et les cher-cheuses, et par conséquent les actrices sociales et les acteurs sociaux, de penser par eux-mêmes et elles-mêmes. Ce questionnement est travaillé à travers l’examen de la production de l’ignorance. Il s’agit de saisir comment le cadre conventionnel scientifique dominant participe à la fabrication de l’ignorance.

Comme alternative à cette exclusion de savoirs locaux, situés, expérienti-els, relationnexpérienti-els, je propose le paradigme de la transaction sociale, qui a pour vocation de « comprendre et promouvoir la construction de connaissances collectivement négociées, tout en intégrant les systèmes de contraintes sociohistoriques pesant sur la pluralité des possibles » (Rougemont, 2014, p. 173). Quelles sont les significations construites par les acteurs sociaux et les actrices sociales à partir de leur expérience ? Comment sont-elles négo-ciées lorsqu’elles sont en conflit ? Les normes sociales favorisent-elles ou contraignent-elles la recherche de compromis ?

Je répondrai au questionnement proposé en quatre actes. Le premier, Quand la recherche de la vérité produit de l’ignorance, analyse le paradoxe de la

1. Astrophysicien français. Source  : Voyage en agnotologie, le pays de la science et de l’ignorance (1-4). LSD, la série documentaire de Perrine Kervran, France Culture, mai  2018. Repéré à https://www.franceculture.fr/emissions/lsd-la-serie-documentaire/voyage-en-agnotologie-pays-de- la-science-et-de-lignorance-34-quand-prefere-ne-pas-savoir

2. J’adopte les conventions du Guide d’écriture inclusive des éditions Science et bien commun. Disponible en accès libre : https://www.editionscienceetbiencommun.org/?page_id=855

stagnation de la pensée à partir d’un panorama sur les théories de l’ignorance.

Le second acte, Épistémologie compréhensive et transaction sociale, offre une alternative épistémologique et théorique pour tenter de lever le paradoxe.

Cette alternative est opérationnalisée dans le troisième acte, Écouter l’expéri-ence pour transformer le monde, à travers l’exposition de travaux de recher-che réalisés en sciences de l’éducation. Ces travaux portent sur des objets variés (construction d’une posture épistémologique chez des chercheurs et chercheuses, intégration scolaire, mesures de privation de liberté à l’égard des mineures et mineurs). Ils ont en commun de conjuguer les impératifs éthiques de l’épistémologie compréhensive pour construire des «  savoirs ouverts » (Heimberg, Maulini, & Mole, 2019) issus d’une invitation à penser adressée aux participants et participantes à la recherche. Dans le quatrième et dernier acte, Participer à la construction du commun, trois recherches en sciences de l’éducation sont revisitées à l’aune de la participation. Les signifi-cations attribuées à l’expérience (professionnelle, biographique) des actrices sociales et des acteurs sociaux interviewés, et les processus transaction-nels dont elles témoignent, sont mises en résonnance avec les propositions philosophiques de Joëlle Zask (2011). Cette analyse donne à voir comment la

« fragilité des certitudes » (Drouin-Hans, 2008, cité par Heimberg, Maulini,

& Mole, 2019), à partir du moment où elle est écoutée, peut produire des savoirs transformateurs à caractère émancipatoire.

Acte 1 – Quand la recherche de la vérité produit de l’ignorance

La première section de la charte d’éthique et de déontologie de l’Université de Genève s’intitule « La recherche de la vérité ». Elle stipule comme premier point que « la recherche de la vérité ne saurait se concevoir sans la mise en œuvre d’un esprit critique. L’Université favorise la mise en discussion des savoirs qu’elle génère et transmet » 3. L’activité scientifique est donc définie comme quête de la vérité et elle exige des chercheuses et chercheurs le déve-loppement d’un esprit critique. Comment se fait-il, dès lors, que la pensée stagne ? Examinons ce paradoxe en partant à la découverte de l’ignorance.

La thématique de l’ignorance dans les sciences sociales connaît un intérêt de plus en plus marqué. Ce champ de recherche porte d’ailleurs un nom, agnotologie ou science de l’ignorance. Les chercheurs et chercheuses qui s’y intéressent tentent de comprendre comment se fabrique l’ignorance.

Elles et ils posent une question proche de celle de Caillé, à savoir « comment, à une époque où les publications scientifiques foisonnent, l’ignorance

3. https://www.unige.ch/ethique/charte#toc0

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résiste-t-elle encore ? » 4. En guise de réponse, je propose un bref panora-ma des approches de l’ignorance dans les sciences sociales qui permet de

« cartographier l’inconnu et les raisons pour lesquelles l’inconnu est ignoré ou demeure inconnu » (Godrie & Dos Santos, 2017, p. 13). Les angles d’ap-proche de cette cartographie varient et gagnent à être distingués en deux gestes : la critique et les alternatives.