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6. Analyse des entretiens

6.1. Analyse de l’entretien d’Aline

6.1.3. Vécu de l’écart entre l’école et le terrain

Des liens ardus entre théorie et pratique

Le rapport d’Aline n’a pas été accepté du premier coup par le RFP, qui a demandé un complément. Il manquait de liens entre la pratique et la théorie vue à l’école. « Le prof me disait "Mais attendez, ça fait deux ans et demi que vous êtes dans cette école, y a jamais de liens avec une théorie quelconque, on croirait que vous savez pas le faire" » (6, 135-137). Ce

retour semble vécu comme une vexation : « Je lui en ai voulu sur le coup, alors clairement, lui dire "Mais vous pensez que j'en suis arrivée là comment ?" » (6, 137-138). La remarque du RFP paraît ainsi mettre en cause ses compétences. Elle fera ensuite un complément pour répondre à ses attentes. « Je lui ai fait une page A4 avec de jolis liens théoriques sur le processus de deuil […] puis il était content. Donc j’ai vraiment fait pour mon prof, pas pour moi. C’était vraiment scolaire » (6, 139-142). Les liens entre la théorie vue à l’école et la pratique sur le terrain ne sont donc pas faits spontanément. Sa vision de ces deux réalités semble dichotomique : la théorie, abstraite et inutile, à l’école ; la pratique, concrète et efficace, sur le terrain. Ne percevant pas de sens à cet exercice, c’est sous la contrainte qu’elle effectue des liens entre ces deux réalités dans son rapport de stage.

Aline a par ailleurs lu des ouvrages durant son stage, dont elle n’a pas parlé dans son rapport.

« C'est les choses que j'ai lues pendant le stage plus par intérêt » (14, 536-537). Elle a en effet estimé que ces lectures ne correspondaient pas au type de théorie valorisée par l’école :

« C'est limite des romans, enfin, même s'ils nous apprennent pas mal de choses, mais c'est pas vraiment de la théorie quoi. […], c’est pas ce que l’EESP considère… » (14, 538-544).

Elle a notamment lu le livre de Fournier (2008) : « Où on va papa ? », témoignage d’un père d’enfants en situation de handicap. Elle a également lu « Je vais passer une bonne journée cette nuit » (Lavau, 2009), une éducatrice spécialisée racontant son quotidien auprès d’enfants autistes. Ces lectures lui ont été conseillées par sa PF, et sont donc jugées pertinentes par le terrain du stage. Elle a également effectué des lectures pour mener à bien un de ces objectifs.

Elle dit d’ailleurs : « Quand on a un cours à amener, j’étais obligée d’avoir mes ressources théoriques et de pouvoir dire "Voilà, je dis ça parce que"» (7, 173-174). Ainsi, a-t-elle pris connaissance d’un manuel d’apprentissage de la langue des signes (Companys & Tourmez, 2004), et d’un ouvrage de Cosnier et Brossard (1984), « Textes de base en psychologie : la communication non verbale ». Aline a donc utilisé diverses références théoriques comme ressources durant son stage, mais ne les a pas citées dans son rapport de stage (si ce n’est dans la bibliographie). N’ayant pas été spécifiquement conseillées par l’école et ne contenant pas de la théorie « pure » et abstraite, elle estime qu’elles n’ont pas une validité reconnue.

Témoignages, exemples vécus, méthodes et manuels ne semblent pas correspondre à sa vision d’une théorie labellisée par l’école, alors qu’ils font sens pour les professionnels de terrain – et pour elle lorsqu’elle se trouve dans l’action. La dichotomie entre la théorie et la pratique apparaît dans la structure même du rapport : la bibliographie mentionne les ouvrages lus durant le stage, mais les références à ceux-ci n’apparaissent pas explicitement dans le rapport.

Nous pouvons penser que les représentations d’Aline concernant l’école et la théorie (et peut-être son rapport à la formation) l’empêchent de prendre conscience des articulations qu’elle fait spontanément entre ces deux réalités. Elle semble fantasmer des horizons d’attente de l’école. Elle sous-entend d’ailleurs en avoir une représentation personnelle lorsqu’elle dit :

« Moi et mon image de l'EESP ! (rire) » (14, 546).

Se définir contre le projet de l’école pour soi

Par ailleurs, elle dit apporter des éléments théoriques dans sa pratique de scout (les concepts d’hypothèses de compréhension, par exemple), ainsi que dans son travail actuel et estime l’avoir très peu fait dans ses stages, ce qui semble peu plausible. Il semble qu’il y ait une question de représentation, mais aussi un mouvement d’affirmation de soi et de son identité contre l’école, une manière de se construire en opposition à elle. Elle dit d’ailleurs : « Moi je suis très peu la théorie » (7,168) et d’ajouter : « si l’apprentissage d’ASE (assistante socio-éducative) avait existé, je pense que j’aurais fait ça » (7, 176-177). Les deux lieux (scouts et travail) dans lesquels elle amène des éléments de théorie échappent au contrôle de l’école.

Tout se passe comme si, en l’absence d’attentes de la part de celle-ci, elle pouvait admettre la réalité des liens tissés entre théories et pratique.

Aline dit ne pas aimer l’école et exprime une retenue à relever certains points positifs de la formation. Ainsi, avec le recul et du bout des lèvres, elle admet l’aspect utile et positif du rapport de stage par exemple. « C'est vraiment positif, vraiment, j'ai le droit de le dire maintenant (rire), presqu'une année après, j'ai le droit de le dire, allez ! (rire) » (19, 769-770). Elle affirme sa perception de sa propre identité (soi actuel pour soi) (« Moi je suis de la pratique », 7, 175) et semble se définir « contre » le projet de l’école pour elle (soi normatif ou soi idéal pour autrui) – devenir une personne qui maîtrise la théorie. Cela peut être lu comme une manière de maintenir sa propre cohérence personnelle dans un moment de transition, et de réduire le conflit entre deux univers en accordant plus de valeur (dans le discours du moins) à l’un de ces deux pôles. Avec le recul d’une année, il semble cependant qu’elle ait moins besoin de se définir en opposition à l’école.

Le rapport de stage semble comporter un enjeu identitaire fort et mettre en lumière les écarts entre identités de soi pour soi et de soi pour autrui, projet de soi pour soi et de soi pour autrui.

Ces écarts semblent importants dans une formation en alternance, de par les enjeux de validation et de reconnaissance qui y sont associés. Seul un temps de recul permet à Aline d’initier des ponts entre ces pôles qui lui semblaient opposés lorsqu’elle était en formation.

Elle peut alors cueillir consciemment certains fruits de la formation.

On peut lire chez elle un rapport de désengagement affectif (Kaddouri, 2006) vis-à-vis de la formation ainsi qu’une stratégie d’identification au terrain professionnel.

Répondre aux exigences de l’école

Aline vit également un enjeu fort vis-à-vis de l’école, celui de prouver sa compréhension des valeurs qui y sont affichées. Ainsi, le message dominant paraît être celui du professionnel vu comme un praticien réflexif (Schön, 1994). La figure du praticien réflexif semble être une devise de la HETS&Sa-EESP qui influence fortement le programme de formation. Nous retrouvons là l’incidence des grandes orientations politiques de la formation, des courants de pensée dominants qui prévalent dans l’environnement sociopolitique de la formation, sur la pratique des étudiants. Ces derniers doivent tenir certains types de discours pour montrer leur légitimité, leur appropriation des orientations de la formation.

Les remarques du RFP ont également porté sur la forme du rapport : la structure du texte ne facilite pas la lecture par le fait que les mêmes éléments sont développés dans des chapitres différents. « Il trouvait qu'il y avait juste un problème de lecture qui était pas évidente » (7, 156-157). A la relecture de son rapport une année plus tard, elle admet que ces remarques étaient justifiées et pose un regard critique sur son travail, ce qui n’était pas le cas lors de la rencontre tripartite. « Sur le coup j'étais là "Mais arrêtez, enfin, j'en ai marre" ! » (7, 163). Il semble que le recul d’une année lui donne un regard neuf sur son texte. On peut voir se dessiner une prise de distance réflexive : l’écriture du rapport de stage représente un premier moment de prise de distance ; la lecture du rapport de stage une année plus tard, couplée avec un entretien permet, par les questions posées, de pousser plus loin cette prise de recul.

La reconnaissance par le terrain

L’avis de sa PF concernant son rapport de stage est vécu par Aline comme un élément important de reconnaissance. « Le retour que j'ai eu de ma PF, ça c'était quelque chose qui m'a apporté beaucoup » (6, 144-145). En effet, contrairement au professeur, la PF ne trouve rien à redire au rapport, bien au contraire elle complimente Aline sur la qualité des écrits qu’elle produit. « Elle m'a toujours dit « T'es impressionnante, toujours dans les délais, des

écrits extraordinaires" » (6, 147-148). Elle ira même jusqu’à transmettre un paragraphe du rapport de stage au directeur de la Fondation. Aline semble en recherche de reconnaissance de la part du terrain professionnel. « Je me suis sentie vraiment valorisée et elle a rien repris, enfin, elle m'a dit "Ton rapport je le lis, mais c'est au prof de valider » (7, 151-153). Ainsi, cette reconnaissance reçue lui permet de se situer par rapport à ses compétences. Nous pensons que la reconnaissance du terrain permet de réduire l’écart entre le soi actuel pour soi et le soi actuel pour autrui, et/ou l’écart entre le soi actuel pour soi et le soi idéal pour soi et pour autrui. Son image de soi en tant que professionnelle s’améliore et elle se voit avancer vers l’image de la professionnelle qu’elle aimerait devenir.

Le rapport de stage peut donc comporter un enjeu de reconnaissance de la part du terrain lorsqu’il est perçu comme étant de qualité, par une PF appréciée et considérée comme très compétente. Les exigences du terrain par rapport à cet écrit semblent moins élevées que celles de l’école. La PF rappelle d’ailleurs à Aline que c’est bien le professeur et non elle qui va l’évaluer. Le retour est, comme on l’a vu précédemment, très positif et les seules remarques faites portent sur le vocabulaire du métier à utiliser (ne pas dire « les petits » et « les grands », mais les « enfantines » et « le premier cycle »). Il s’agit donc majoritairement d’exigences concernant l’acquisition de la culture du métier.