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7. Résultats de l’analyse des entretiens

7.4. Rapport à la formation : une histoire d’amour ?

7.4.2. Stratégies identitaires à l’œuvre

Selon Merhan (2009), s’inspirant de Barbier (2006) et Bourgeois (2006), la rédaction d’un document tel que le rapport de stage permet de mettre en évidence la représentation que les étudiants se font de leur place dans les cultures d’action hétérogènes dans lesquelles ils se sont investis, leurs représentations d’eux-mêmes en tant que sujets agissants, avec leurs autres représentations identitaires (soi actuel, soi idéal ou normatif), issues de leur itinéraire. « Cette mise en représentation leur permet de s’engager dans des dynamiques composées d’un ensemble de tensions, à savoir les tensions vers un projet identitaire » (idem, p.223). Pour cette auteure, l’étude des portfolios permet d’observer les stratégies, positionnements ou transactions identitaires mises en place pour « réduire, maintenir ou empêcher l’avènement des écarts entre identité pour soi et identité pour autrui, et entre trajectoire antérieure et identité projetée » (Kaddouri, 2002 ; 2006) » (Merhan, 2009, p.223). Nous abordons ci-dessous les stratégies identitaires que nous observons chez les étudiants interrogés. Il ne s’agit bien évidemment pas de les cataloguer dans des typifications figées, mais bien d’ouvrir le champ de réflexion à ces dimensions-là, souvent vécues de manière inconsciente.

Identification à un des pôles de la formation

Nous l’avons vu, une majorité d’étudiants semble entretenir une relation particulière à la formation, comme s’il s’agissait de se définir « contre » la formation dispensée dans le centre de formation. Il semble qu’ils aient tendance à valoriser la formation pratique au détriment des cours dispensés à l’école. Nous lisons là une stratégie identitaire consistant à choisir le pôle le plus valorisé de l’alternance, qui paraît être le pôle du terrain professionnel. Pour rappel, les étudiants interrogés vivent une période de transition vers l’insertion dans le monde professionnel, période accompagnée par une formation en alternance (Cohen-Scali, 2000). Ce type de formation, de par sa complexité, la confrontation à différents milieux et cultures, est susceptible d’apporter des difficultés supplémentaires aux personnes qui la traversent.

De fait, nous observons que les étudiants interrogés vivent certaines difficultés liées à l’alternance : vécu de stage, relation au PF et au RFP, exigences diverses du terrain et de l’école, contraintes, statut de stagiaire, enjeux de validation. Pour faire face à ces tensions multiples, les étudiants semblent majoritairement choisir de réduire le conflit entre les divers pôles de l’alternance en s’identifiant à l’un d’entre eux, et en posant un regard critique sur l’autre (l’école) (Camilleri, 1990). Ce choix stratégique, qui de notre point de vue est inconscient, se reflète dans les rapports de stage ainsi que dans les discours des étudiants.

Cette stratégie a pour effet de réduire le conflit interne que peuvent vivre les étudiants, il peut

également favoriser le développement d’une meilleure estime de soi, ou palier à une confiance en soi défaillante. Il s’agirait alors de se valoriser à travers une appartenance à une communauté de pratique elle-même valorisée, celle du terrain professionnel en l’occurrence (Cohen-Scali, 2000).

Nous observons également dans les discours des étudiants une forme de personnification de l’école (« Moi et mon image de l’EESP », Aline, 14, 546), cette dernière étant considérée comme pensante, agissante, voulant certaines choses pour les étudiants, en refusant d’autres.

Les spécificités liées aux enseignants qui la composent paraissent par moment oubliées. Il nous semble qu’une partie des étudiants s’affirme contre cette entité, dans un mouvement de différenciation. Nous posons-là une hypothèse quelque peu psychologisante : il est possible que ces étudiants, vivant une période de transition et d’autonomisation vis-à-vis de leurs familles et parents notamment, prolongent ce mouvement par un besoin de se différencier également vis-à-vis de l’école. Il s’agirait alors d’un mouvement de différenciation identitaire, porteur d’une forme d’ambivalence dans leur relation au centre de formation.

Communauté de pratique des étudiants

L’enjeu de l’appartenance à la communauté de pratique estudiantine apparaît important pour certains étudiants. Si l’on en croit Delphine, il n’est pas bien vu de montrer son intérêt pour la formation dispensée à l’école. Nous pensons que le fait d’exprimer ses réticences vis-à-vis de celle-ci peut être vu comme une stratégie d’intégration dans cette communauté. Il s’agit de tenir les discours attendus, afin d’être accepté par ses pairs.

Dans un même temps, l’appartenance à cette communauté permet de réduire certaines tensions liées à la formation, de par le soutien mutuel. Ainsi, la plupart des étudiants interrogés ont eu besoin d’échanger avec leurs camarades afin de bien comprendre les consignes et les attentes de l’école vis-à-vis du rapport de stage. Ce soutien semble réduire le stress et les aider à produire un document correspondant au genre attendu.

Cette communauté de pratique semble partiellement faire défaut lors de stages à l’étranger.

Ces stages ajoutent à l’épreuve du stage l’épreuve d’un réel déplacement dans une culture étrangère, ainsi qu’une épreuve liée à l’isolement et à la solitude.

Nous notons que certains étudiants n’ont pas eu recours à leurs collègues pour élaborer leur rapport de stage. Il s’agit des personnes qui sont sûres de leur capacité à produire un écrit répondant aux exigences de l’école et/ou qui souhaitent produire un rapport personnel et original. Sylvie, dans le stress et l’angoisse de la rédaction de son rapport n’a pas non plus pris le temps de demander l’aide de ses collègues.

Métacompétences

Nos observations nous mènent à penser que la capacité à résoudre le conflit entre les différents pôles de la formation demande des capacités particulières chez les étudiants, que tous n’ont pas développées. Il nous semble, à travers les entretiens effectués, que l’aptitude à résoudre ces conflits passe par la capacité à tisser des liens entre les différentes parties de la formation, à donner du sens au dispositif proposé.

Les deux étudiantes interrogées qui semblent en avoir les compétences ont, nous l’avons montré plus haut, un parcours et un profil particulier : parcours académiques, goût et facilité pour les apprentissages scolaires, bon rapport à l’écrit (à la fois lecture et production d’écrits), expériences professionnelles significatives dans le domaine du travail social, capacités d’élaboration et d’introspection, affirmation de soi et indépendance vis-à-vis du groupe d’étudiants (ce qui ne signifie pas qu’elles soient exclues du groupe, mais bien qu’elles soient capables d’affirmer leur individualité). Leurs rapports de stage reflètent cette intégration des

différents pôles de la formation (insertion d’apports théoriques, réflexions, analyses, finesse de compréhension du terrain professionnel notamment). Ces deux étudiantes ont d’ailleurs été capables de produire un rapport de stage répondant aux attentes de l’école, mais contenant des touches d’originalités, qui allie donc contraintes scolaires et « couleur » personnelle. Elles font preuve de recul sur la formation. Ainsi, Laure semble vivre la formation comme un passage obligé qu’elle accepte, elle analyse ce contexte et déploie des stratégies afin de réussir sa formation en répondant aux attentes, sans vivre d’états d’âmes particuliers. Delphine quant à elle semble osciller entre la stratégie de ses camarades (se « définir contre » l’école) et celle d’articuler les différentes parties de la formation. Son discours durant l’entretien tend vers cette deuxième option, puisqu’elle estime finalement que terrain et école ne peuvent être séparés, que les cours donnés dans le centre de formation lui apportent des ressources dont elle a besoin en situation professionnelle. Nous pouvons penser que l’entretien favorise le développement de ce nouveau positionnement.

Tapia (cité par Cohen-Scali, 2000) estime que les dissonances liées à l’alternance obligent les étudiants à développer des métacompétences. Nous nuançons ce propos, estimant que la situation de l’alternance est susceptible de développer ces compétences, mais, comme nous venons de le voir, le contexte de la formation ainsi que les données personnelles et biographiques influencent ce développement.

Image de soi adressée à autrui

Ainsi que nous l’avons développé plus haut, la rédaction du rapport de stage est soumise aux enjeux des multiples adressages qui le concernent. Il véhicule une image de soi pour autrui, dans un contexte particulier comportant notamment des enjeux de validation et de reconnaissance. On peut penser que cette image de soi adressée à autrui correspond peu ou prou à l’image de soi pour soi en fonction du contexte. Les tensions liées à ces enjeux semblent plus ou moins vives selon les types d’adressages. De manière schématique, nous pouvons dire qu’un vécu de stage agréable, une bonne relation avec son PF et son RFP, ainsi qu’avec les collègues de terrain, une bonne confiance en soi, un bon rapport à l’écrit, une capacité à faire des liens entre les différents pôles de la formation tendent à réduire les tensions vécues de manière douloureuse. Dans cette situation, les étudiants optent (de manière consciente ou non) pour une stratégie de préservation collaboratrice (Camilleri, 1990), en répondant aux attentes des diverses parties en jeu. Ainsi, Laure s’est sentie à l’aise dans son stage, a vécu une excellente relation avec son PF, était en confiance avec sa RFP, a confiance en elle et en ses compétences scripturales. Elle n’a donc pas eu besoin de dissimuler des éléments de son vécu. Son discours est cependant adressé, et comporte des choix de ce qui peut et doit être dit ou non, mais sans mise en danger de sa personne.

Dans la situation de Sylvie, dont le stage fut difficile, de même que la relation à sa PF, qui par ailleurs n’est pas à l’aise avec l’écrit et est au bénéfice d’un parcours scolaire difficile, et sur laquelle les enjeux de validation du stage pesaient lourdement, nous observons une forme de repli défensif (Camilleri, 1990 ; Tap, 1991). Ainsi qu’elle le dit, elle est restée très superficielle dans son rapport, a tu un certains nombres d’éléments vécus, de réflexions, d’analyses personnelles, tentant par là de démontrer à l’école que le stage s’était bien passé. Il semble que les diverses contraintes pesant sur elle l’ont menée à limiter ce qu’elle donnait à voir d’elle dans son rapport. De plus, son projet de soi pour soi n’étant pas partagé par les membres de son terrain professionnel, elle semble poursuivre une stratégie que l’on pourrait qualifier de clandestine (Cohen-Scali, 2000), en poursuivant dans l’ombre son projet personnel. En effet, elle ne partage pas ses désaccords, mais garde sa propre ligne en termes de valeurs professionnelles et représentations du métier.

Il s’agit donc pour les étudiants de sélectionner ce qui peut être dit de soi, en jaugeant les risques liés au contexte qui pourraient notamment avoir une incidence sur la notation du stage, mais aussi sur les relations avec les autruis significatifs.

Engagement et désengagement

Nous observons également des stratégies d’engagement et désengagement vis-à-vis de la formation. Les étudiants interrogés semblent tous engagés dans la formation par le fait qu’ils essayent de répondre aux exigences demandées. Nous observons cependant une forme de distance vis-à-vis d’elle, notamment lors de la formation pratique 2. Il semble y avoir chez eux une forme de désengagement affectif (Kaddouri, 2006), par le fait qu’ils se sentent fortement attirés par le terrain professionnel, qu’ils se réjouissent de leur insertion future dans le métier choisi. Cohen-Scali (2000), observe d’ailleurs que les étudiants en alternance auraient tendance à plus anticiper leur appartenance future au monde professionnel que les étudiants dans un système de formation classique. Les exigences liées à la formation (dont fait partie le rapport de stage) ne font pas toujours immédiatement sens pour eux, bien qu’ils y répondent, poussés par leur motivation à obtenir le diplôme convoité.

La situation de formation professionnelle initiale dans laquelle nous nous trouvons a selon nous une incidence sur les stratégies développées ainsi que le rapport à la formation. Cette dernière est un passage quasi obligé pour exercer le métier choisi, ce qui rend la formation à la fois choisie (en lien avec leur projet professionnel), mais aussi contrainte (puisqu’il existe peu d’alternatives pour réaliser leurs objectifs d’insertion). La formation peut ainsi être vue comme une stratégie identitaire afin d’atteindre un statut et une fonction dans la société dans laquelle les étudiants évoluent (Cohen-Scali, 2000). Le rapport à la formation est selon nous marqué d’ambivalence par cet aspect à la fois librement choisi et fortement contraint. Le jeune âge des étudiants, de même que leur expérience professionnelle souvent restreinte participent également à cette ambivalence selon nous : il est peu aisé de faire des liens lorsque les exemples liés au terrain manquent, il est également compliqué de se projeter dans un métier qui est peu connu et plutôt fantasmé. De plus, de manière générale, les étudiants ont un référentiel fort lié à leur parcours scolaire obligatoire qu’ils viennent de quitter : difficile alors de développer un rapport plus responsable à la formation.

Le rapport de stage comme régulateur des tensions identitaires

Nous l’avons vu, l’alternance accompagne un passage qui peut être compris comme un moment de crise identitaire. La rédaction du rapport de stage pourrait, selon Merhan (2009) contribuer à réguler les tensions issues de cette crise. Nous n’avons pas suffisamment d’éléments pour abonder ou non dans ce sens. Cependant, dans le cadre particulier du rapport de stage de la HETS&Sa-EESP et de son double adressage, nous n’observons pas que cette rédaction permette une régulation de ces tensions identitaires. Nous observons qu’en fonction des circonstances énoncées en début de ce chapitre, le rapport peut au contraire contribuer à accentuer ces tensions (que montrer de soi ? que cacher ?), ou devenir un lieu désinvesti pour éviter certains risques liés notamment à la validation du stage.

Les étudiants qui investissent cet écrit et peuvent s’y montrer de manière assez authentique, entrent a priori dans un exercice qui permet de rassembler les divers pôles de l’alternance, d’articuler apports de la formation et expérience de stage, de poser un regard sur sa propre trajectoire passée, présente et à venir, et peut-être de rassembler des parties de soi (en tant que stagiaire, étudiant, futur professionnel, jeune adulte, etc.).