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Chapitre 4 : La « résistance » au futur : contradictions locales et luttes

4.1. Imaginer l’avenir à partir de « la résistance »

4.1.1. Utopies au pluriel dans la résistance

Lorsque j’étais avec un groupe de la SCLA, Félipé, un des promoteurs d’éducation de la paroisse catholique de Chenalhó et membre de l’organisation, me conta l’histoire de Naboth, israélite dont l’histoire est racontée dans la Bible52. Naboth, qui possédait une vigne à côté du

palais d’Achab, roi de Samarie, se vit un jour demander par ce dernier de lui céder sa vigne en contrepartie d’une meilleure vigne ou de l’argent que la sienne valait. Ne souhaitant pas réaliser un tel marché, Naboth lui répondit alors : « Que le Seigneur me garde de te vendre l’héritage de mes pères !53 ». Alors qu’Achab abandonne l’idée, Jézabel, femme du roi, prit la décision de monter le peuple contre Naboth, en lui faisant croire que ce dernier a blasphémé contre Dieu, afin qu’il soit condamné à mort. Lorsque Jézabel apprit la mort de Naboth, elle s’en retourna voir le roi

52 Ancien testament, Rois livre 1, Chapitre 21, versets 1 à 29.

53 Le caractère inaliénable des biens patrimoniaux est proscrit par la loi de Dieu : « Les terres ne se vendront point à perpétuité ; car le pays est à moi, car vous êtes chez moi comme étrangers et comme habitants » (Lévitique, 25, 23).

Achab et lui dit : « Lève-toi, prends possession de la vigne de Naboth, le Jizrélite qui avait refusé de te la donner contre de l'argent, car Naboth n'est pas vivant, mais il est mort », et ainsi, Achab prit possession de la terre de Naboth. Par la suite, Dieu s’adressa au prophète Élie et lui demanda de transmettre sa parole au roi Achab : « Tu as commis un meurtre, et maintenant tu prends possession. C’est pourquoi, ainsi parle le Seigneur : à l’endroit même où les chiens ont lapé le sang de Naboth, les chiens laperont ton sang à toi aussi ». Ainsi me fut contée l’histoire de la déchéance d’un roi et de toute sa dynastie, qui furent maudits par l’action de Dieu. Félipé m’expliqua alors que leurs ennemis – clairement identifiés dans cette histoire sous l’apparence d’Achab – pouvaient les tuer, mais que cela n’importait pas : « on sait que Dieu veille sur nous, et que son action permettra de corriger les choses dans le futur, de faire prendre conscience à nos ennemis de leurs erreurs, parce qu’à la fin de l’histoire, Achab se repentit de ses erreurs devant le Seigneur ». Mettons en relation cette histoire qui m’a été contée avec les observations d’Orozco sur le massacre d’Acteal :

Le massacre exprime d’une manière extraordinaire le niveau d’intériorisation des préceptes du Christianisme et de leur contextualisation du côté des martyrs d’Acteal. […] À savoir que s’approchaient les paramilitaires, les déplacés avaient deux options : fuir ou affronter l’injustice et s’immoler pour le bien de leur peuple en se convertissant ainsi en exemple et image de la lutte, de la résistance et de la défense de leurs principes, de la même manière que le fit le Christ en se convertissant en exemple pour le monde entier. Le massacre d’Acteal a de cette manière marqué un tournant dans les relations sociopolitiques de la région des Hautes- Terres du Chiapas, et est devenu le symbole maximal de la lutte et de la résistance pacifique entre autochtones tsotsils. (Orozco, 2014 : 78 – ma traduction)54

Dans mes observations chez des groupes de la SCLA, j’ai souvent pu remarquer cette référence quasi constante aux préceptes du catholicisme pour m’expliquer la valeur de la résistance, et pour m’exprimer leurs perceptions de « ce qui adviendra plus tard ». Le futur est ici marqué par la réconciliation des groupes politiques et par la tranquillité d’un cadre de vie marqué par l’harmonie communautaire. Il est question aussi d’accéder à la « vraie justice »55 : une justice

54 La masacre expresó de una manera extraordinaria el nivel de interiorización de los preceptos cristianos y de su contextualización por parte de los mártires de Acteal […]Al saber que se aproximaban los paramilitares los desplazados tenían dos opciones: huir o enfrentar la injusticia e inmolarse por el bien de su pueblo convirtiéndose en ejemplo e imagen de lucha, resistencia y de defensa de sus principios, de la misma manera en la que lo hizo Cristo, y así convertirse en ejemplo para sus comunidades, de la misma forma en la que Cristo se convirtió en ejemplo para el mundo. La masacre de Acteal también se convirtió en un parteaguas para las relaciones sociopolíticas en la región Altos del estado de Chiapas, así como en el máximo símbolo de lucha y resistencia pacífica entre indígenas tsotsiles. (Orozco, 2014 : 78)

où « les ennemis de l’harmonie » seraient conscients du mal qu’ils ont commis et se repentiraient de leurs actions, selon les mots de Félipé. Pour ce groupe, les projections dans le futur sont alors marquées par une temporalité très éloignée dans l’avenir : il s’agit de suivre les enseignements de la théologie de la libération et « ne pas s’éloigner du chemin du Christ », tout en sachant que la société désirée « ne va pas exister tout de suite » et qu’elle nécessitera le « sacrifice » 56 de leurs propres vies.

Ces préceptes ne sont, bien sûr, pas étrangers aux membres des groupes de Las Abejas A.C., mais ils sont plutôt relégués dans une histoire plus lointaine, ou plutôt dans une histoire plus secondaire. La période de la relocalisation, vécue par certains de ces groupes lorsque leurs membres ont rejoint de nouvelles communautés, a en effet laissé place à une période de « fortes nécessités » :

« Lors de notre arrivée sur ces terres qui venaient de nous être données, il n’y avait pas de logements. Nous avons donc commencé à construire des maisons, toutefois trop petites pour le nombre de personnes. Nous devions aussi charger un cheval pour acheter le maïs et les haricots que l’on trouvait seulement sur la route là-bas [loin dans les montagnes] » (Joffre, entretien du 31 octobre 2017).

« Comme c’était une nouvelle communauté, nous avons commencé à nous dire qu’il était nécessaire de construire un système électrique et d’eau, etc., parce qu’il n’y avait ni eau, ni électricité, ni routes, ni écoles, il n’y avait rien du tout ! Il fallait tout recommencer à nouveau… (Santiago, entretien du 26 octobre 2017)

Ces références à « l’urgence », de trouver le moyen d’améliorer les conditions de vie des membres du groupe, apparaissent comme une représentation forte de l’horizon d’avenir que j’ai souvent rencontré avec les membres des groupes Las Abejas A.C.. La question du logement, de « las viviendas », qui s’est imposée dans les premières années de la création des nouvelles communautés, a motivé les actions des membres de ces groupes au début de leurs revendications. Avec les acquis matériels obtenus par ces communautés, cette préoccupation pour las viviendas s’est progressivement transformée en incluant des espérances politiques plus larges où de nombreux ressortissants de ces groupes ont commencé à faire des références aux politiques nationales, étatiques et municipales :

En réalité, il n’y a pas de démocratie, de liberté. Tout est contrôlé par quelques personnes, qu’elles soient caciques ou politiques. Cela est le plus moche de la situation… Pour moi, ça

me plairait que les autorités répartissent et partagent de manière égalitaire les ressources de la municipalité, sans aucune distinction politique, religieuse, ou d’organisation sociale. Que tout le monde profite des mêmes droits. Que ces ressources ne soient pas utilisées pour acheter les gens (engañar a la gente), que ce soit sous condition : que les appuis soient pour le développement du peuple. Voilà ce que j’espère pour 2018 ! (Santiago, entretien du 26 octobre 2017).

Cette espérance forte, ici exprimée à partir de l’entretien avec Santiago, a été une constante très présente dans l’ethnographie menée avec les groupes de Las Abejas A.C.. Indéniablement, il s’agit d’une image souhait reposant sur l’existence d’une possible évolution du monde politique à Chenalhó, au Chiapas et dans l’ensemble du Mexique. De la même manière, la vision qu’ils ont de la candidature de María de Jesús Patricio Martínez « Marichuy », alors porte-parole qui devait représenter les zapatistes aux élections nationales de 2018, témoigne de cette espérance. Selon eux57, la participation de la « vocera zapatista » aurait permis d’interpeller les partis politiques traditionnels, mais aussi, si elle avait été élue, aurait pu mener à un changement drastique et immédiat dans la politique mexicaine encore largement sclérosée par la corruption. Cette projection dans le futur repose sur des manières d’« être en société » déjà présentes et sur une temporalité beaucoup plus proche de ce que j’avais pu observer dans d’autres groupes de la SCLA. De cette manière et selon leurs mots, si Marichuy a « buen corazon »58, alors elle sera en mesure

de « renverser les partis traditionnels » : « renverser la maison des corrompus pour en construire une autre, plus juste ». Contrairement aux ressortissants des groupes de la SCLA, dont leurs représentations de la « société juste » se situaient dans un futur lointain, les ressortissants des groupes Las Abejas A.C. voyaient ici la possibilité d’accéder à cette société imaginée beaucoup plus proche : la projection d’un monde politique « juste » pourrait se réaliser dans les mois à venir. Avant même d’examiner plus en détails les souhaits formulés par certains en rapport au changement, il est important de retenir de ce propos qu’il existe donc de nombreuses représentations divergentes autour de la signification même de « faire de la politique » dans le monde de « la résistance ».

57 Entretien réalisé avec les représentants d’un groupe affilié à Las Abejas A.C..

58 « Bon cœur ». Expression que l’on pourrait traduire de la manière suivante : « si elle va réaliser réellement ce qu’elle promet ».

4.1.2. « Faire de la politique » : quelles visions pour quelles fins ?

C’est lors d’une discussion avec Régis59 que je compris les incohérences des différents

groupes « en résistance » de la région lorsqu’il s’agit de revendiquer les fins et les aspirations de la lutte. Lors de notre discussion en rapport aux groupes de Las Abejas A.C., Régis me rappela un point important de la lutte pour les « compañeros » y prenant part : « L’organisation Las Abejas ne s’est pas fondée pour les intérêts de ses membres, mais bien pour se solidariser avec ceux qui souffrent d’injustice ». Il suffit en effet d’examiner les nombreux communiqués des groupes de la SCLA pour se rendre compte des revendications les plus communes, soit : la justice, le respect de la libre détermination et l’autonomie gouvernementale60. En s’alignant sur les préceptes zapatistes,

les groupes de la SCLA posent rarement des conditions précises sur l’application des traités internationaux qui garantissent pourtant ces droits ; les laissant ainsi globalement ouverts sur leurs possibles applications. C’est donc sur ce point que les revendications beaucoup plus « matérielles », dont font preuve les membres des groupes Las Abejas A.C. peuvent diverger :

Un jour, nous nous sommes rendu compte… Notre lutte dans l’organisation, c’est l’obligation du gouvernement. C’est comme les zapatistes : il n’y a pas d’éducation, pas de justice, etc. ils sont comme nous – ainsi pensions-nous quand nous étions avec les autres groupes. […] Avant nous n’avions pas de maisons faites de blocs de béton, seulement des maisons en bois, ainsi, nous sommes dans la lutte pour que le gouvernement réponde à ses obligations. (Joffre, entretien du 31 octobre 2017)

Nous, les Abejas, nous sommes conscients que le gouvernement possède des stratégies pour manipuler les gens. Mais nous disons tout le temps que les miettes du gouvernement, c’est pour poser un piège aux organismes indépendants, pour qu’ils s’écartent de leur lutte. Voilà l’objectif du gouvernement. Mais nous savons aussi très bien que nous avons le droit de recevoir de la part du gouvernement ce que sont ses obligations. Le gouvernement ne peut pas nous manipuler lorsque nous recevons ses appuis, car ce sont des droits, comme les services publics, et parce que nous sommes conscients de notre lutte. Parce que, tout le temps, quand nous voyons qu’il existe des non-conformités de la part du gouvernement, nous allons toujours le dénoncer, sans que cela nous importe si demain il nous donne des logements, ou si dans une semaine il construit un terrain de sport, parce que l’on sait que ce n’est pas son argent, mais l’argent du peuple et que ce sont ses obligations. Ainsi, il ne peut pas nous changer (no nos puede

cambiar) avec un projet, il ne peut pas nous acheter, parce que nous sommes conscients que nous ne

pouvons pas nous vendre au gouvernement si ce sont ses obligations. (Rodriguo, entretien 28 octobre 2017)

Loin d’être une condition de leur cooptation par le gouvernement mexicain, comme l’affirment pourtant les membres de la SCLA, les représentants des groupes Las Abejas A.C. m’ont souvent

59 Collaborateur du FrayBa à la paroisse de Yabteclum, et promoteur d’un projet éducatif dans la municipalité de Chenalhó. Sans révéler l’identité de cet informateur, il est important de mentionner qu’il est un proche important des familles des victimes du massacre d’Acteal et un conseiller important dans la lutte des groupes de la SCLA.

60 Voir à ce propos la thèse de Orozco, 2014, qui fait une analyse des nombreux communiqués de la SCLA au cours des différentes années de lutte.

répété que de prendre part aux projets de développement du gouvernement dans cet esprit fait partie de leur stratégie de résistance face à ce dernier : une stratégie reposant sur une conception précise de « la politique » :

En 1994, l’EZLN s’est levée en armes et nous, le groupe Las Abejas, nous nous sommes rendu compte que notre objectif de lutte était le même : ce que nous voulons, c’est la paix, la justice, la tranquillité et la reconnaissance des Droits Humains. Alors, pour l’EZLN c’est la lutte armée, nous, pour le groupe de Las Abejas, ce n’est que de la politique pure ; oui, que de la politique pure, avec pour base les Droits Humains et le respect des garanties individuelles : tout ce qui est marqué dans la loi. (Santiago, 26 octobre 2017)

Pour les dirigeants de ces groupes, il ne s’agit pas de « demander » au gouvernement, mais bien de s’engager dans une vision beaucoup plus instrumentale du Droit international et national, en « exigeant » au gouvernement : « nous ne demandons pas au gouvernement, mais nous exigeons, là est la différence »61. Selon Alberto, les accusations des militants de la SCLA en rapport à une possible cooptation de son groupe par le gouvernement sont complètement fausses : lui-même ayant d’ailleurs « déjà refusé de nombreuses offres de pot de vin et de postes au gouvernement municipal ». Dans les récits des dirigeants comme Alberto, cette capacité à « manœuvrer » à l’intérieur des offres du gouvernement se complète souvent avec une « difficulté » certaine dans cette tâche de lui « exiger » :

En 2008, nous avons commencé à exiger au gouvernement qu’il nous appuie par-dessus tout pour les services publics : l’électricité, l’eau, etc. Ainsi nous avons commencé à exiger, exiger, exiger ; car en réalité le gouvernement n’est pas aussi facile que ça. « Oui les Abejas de notre groupe reçoivent des appuis » que l’on peut entendre. Mais non, sinon seulement avec un gros travail, avec des marches, des manifestations, etc. : ce n’est pas simple du tout non ! Le gouvernement ne veut pas nous reconnaître comme Peuples autochtones, il ne veut pas reconnaître que nous avons des nécessités. Jamais il ne nous appuie par bonne volonté, sinon seulement lorsque nous l’exigeons grâce aux organisations sociales, grâce aux Droits Humains. Quand le gouvernement nous aide, ce n’est pas par bonne volonté ! [rire grave] (Santiago, 26 octobre 2017).

Les conceptions divergent donc sur ce qui a trait à la manière d’interpeller les acteurs extérieurs, et dans la manière de faire appel aux différents instruments du Droit international et national ; elles divergent alors sur ce qui a trait aux différentes représentations de « faire de la politique ». Il ne s’agit pas ici de compartimenter chaque groupe dans une utilisation singulière de ces différents « outils » institutionnels dans le contexte de la résistance. Comme je l’avais abordé

à la fin du premier chapitre, l’instrumentalisation pure et simple de ces traités et accords – dans le but de les utiliser comme « leviers » afin de mettre en application des revendications précises – se sont bien souvent confondues avec une méfiance à leur égard et à une nécessité de revenir vers des conceptions plus « englobantes », ou plutôt, vers des représentations plus ouvertes de la manière dont ils pourraient s’appliquer. Toutefois, chaque groupe s’engage plus ou moins nettement dans telle ou telle stratégie politique, et cela est souvent motivé par une vision précise de ce que devrait être la société ; d’une vision précise de ce à quoi devrait ressembler l’avenir de la résistance, dont je décrivais déjà les principaux points dans la partie précédente.

Dans le contexte de la résistance au Chiapas et à Chenalhó, les représentations de l’avenir et les représentations de « faire de la politique » vont souvent être légitimées à partir de l’appel à de nombreux « imaginaires autochtones ». C’est pourquoi dans la partie suivante, il s’agira de s’attarder sur les usages politiques du buen vivir, et plus particulièrement du « Lekil Kuxlejal » en langue Tsotsil, dans la construction de l’avenir des différents groupes Abejas de Chenalhó.

4.1.3. Usages politiques des « imaginaires autochtones » : les chemins vers la