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Réconcilier des futurs multiples : utopies et espérances d'avenir dans le contexte insurrectionnel de San Pedro Chenalhó (Chiapas, Mexique)

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Academic year: 2021

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Réconcilier des futurs multiples :

utopies et espérances

d'avenir dans le contexte insurrectionnel de San Pedro

Chenalhó (Chiapas, Mexique)

Mémoire

Lucas Aguenier

Maîtrise en anthropologie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Réconcilier des futurs multiples :

Utopies et espérances d'avenir dans le contexte

insurrectionnel de San Pedro Chenalhó (Chiapas, Mexique)

Mémoire

Lucas Aguenier

Sous la direction de :

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Résumé

Cette recherche porte sur les évolutions et les transformations actuelles et futures du contexte insurrectionnel du Chiapas, et plus particulièrement de la municipalité de San Pedro Chenalhó. Presque vingt-cinq ans après le soulèvement armé de l’Ejército Zapatista de Liberación Nacional (EZLN) – et alors que le mouvement n’a aujourd’hui plus grand-chose à prouver dans sa capacité à monopoliser l’imaginaire des mouvements sociaux partout dans le monde –, les difficultés économiques, politiques et sociales affligeant l’ensemble des groupes de la résistance de la région se sont largement accrues. Menant parfois à l’abandon du projet révolutionnaire pour certains, ou aux divisions et aux oppositions pour d’autres, les redéfinitions politiques locales ont été nombreuses dans ces dernières années. Centrée sur les principes de « l’utopie » (Mannheim, 1929) et de « l’espérance » (Bloch, 1976), cette étude vise à porter un regard sur les manières dont les individus et les groupes de cette municipalité imaginent leurs futurs et tentent d’articuler leurs représentations de l’avenir dans leurs propres quotidiens, et ce, dans l’objectif d’en comprendre les impacts et conséquences dans la réalisation de ce même futur. L’intérêt d’une telle approche est double : elle permet d’une part d’enrichir la compréhension du contexte local à partir de nouvelles considérations théoriques ; mais elle devient aussi une approche visant explicitement à créer des liens et des ponts entre des postures politiques jugées par les acteurs et les observateurs du monde social comme « irréconciliables » au sein de situations aussi complexes que celle de Chenalhó. Ainsi, là où le passé et le présent semblent généralement traversés par des clivages paraissant impossibles à dépasser pour les groupes locaux, l’avenir devient parfois un espace investi par de nombreuses espérances qui traduisent un besoin d’unité. Comme de nombreux acteurs le reconnaissent, ces espérances sont cruciales dans un contexte politique et social qui se fracture chaque jour un peu plus et qui tend à aggraver les conséquences de la guerre de basse intensité du gouvernement mexicain.

Mots clés : Anthropologie et sociologie du futur, Anthropologie de l’espérance, Utopie, Zapatisme, Résistance autochtone, Guerre de basse intensité, Divisions communautaires, San Pedro Chenalhó, Chiapas, Mexique.

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Abstract

This study analyzes the evolution and the current and future transformations of the insurrectionary context in Chiapas, and more specifically the municipality of San Pedro Chenalhó. Twenty-five years after the Ejército Zapatista de Liberación Nacional (EZLN) uprising – a movement that is still a major reference for social struggles all around the world –, the economic, political and social difficulties have increased and now impact all the resistance groups in the region. This has lead some to abandon the revolutionary project, and has caused divisions and oppositions among others. Groups’ and individuals’ political positionnings have been numerous and conflicting in these last years. Focusing on the principles of « Utopia » (Mannheim, 1929) and « Hope » (Bloch, 1976), this study seeks to shed light on the dynamics through which individuals and groups from this municipality imagine their future and try to articulate these representations in their everyday lives. The interest of such an approach is both to enrich the local context’s knowledge with new theoretical considerations, and to create links and bridges between « irreconcilable » political postures within a complex context such as Chenalhó. Indeed, while the past and the present seem generally impacted by important disparities between some local groups, the future – sometimes – becomes a place invested by greater hopes for unity. These hopes are consistent whithin a political and social context that sees the consequences of the Mexican government’s low-intensity warfare a little bit more every day.

Keywords : Anthropology and Sociology of future, Anthropology of hope, Utopia, Zapatismo, Indigenous resistance, Low intensity warfare, Local’s divisions, San Pedro Chenalhó, Chiapas, Mexico.

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Resumen

La presente investigación analiza las evoluciones y transformaciones actuales y futuras del contexto insurreccional en Chiapas, específicamente en el Municipio de San Pedro Chenalhó. Casi veinticinco años después del levantamiento zapatista – y aunque el movimiento no tiene nada que probar en cuanto a su capacidad de monopolizar los imaginarios de los movimientos sociales en cualquier parte del mundo –, las dificultades económicas, políticas y sociales que afectan todos los grupos de la resistencia en la región han aumentado considerablemente. Esto ha llevado al abandono del proyecto revolucionario para unos, a las divisiones y a las oposiciones para otros, pues las redefiniciones políticas locales también han sido numerosas en estos últimos años. Este estudio se centra en los principios de « la utopía » (Mannheim, 1929) y de « la esperanza » (Bloch, 1976), con la pretensión de entender las dinámicas por las cuales los individuos y los grupos del Municipio de Chenalhó imaginan su futuro y tratan de articular las representaciones de este en sus propias vidas de manera cotidiana. El objetivo es comprender los impactos y las consecuencias de las representaciones del futuro en la realización de este mismo futuro. El interés de tal enfoque es doble : por una parte permite enriquecer la comprensión del contexto local a partir de nuevas consideraciones teóricas y, por otra parte, permite crear eslabones y puentes entre las posturas políticas "irreconciliables" dentro de un contexto tan complejo como el de Chenalhó. Así, allá donde el pasado y el presente parecen generalmente cruzados por importantes divisiones dificiles de superar entre los grupos locales, el futuro se convierte a veces en un espacio en el que se invierten numerosas esperanzas para la unidad. Estas esperanzas son consecuentes en un contexto político y social que cada día refuerza un poco más las consecuencias de la guerra de baja intensidad del gobierno mexicano.

Palabras Claves : Antropología y sociología del futuro, Antropología de la esperanza, Utopía, Zapatismo, Resistencia indígena, Guerra de baja intensidad, Divisiones comunitarias, San Pedro Chenalhó, Chiapas, México.

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Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Resumen ... v

Table des matières ... vi

Liste des figures ... ix

Liste des abréviations, sigles, acronymes ... x

Remerciements ... xii

Introduction ... 1

Chapitre 1 : Le futur comme objet d’étude : espérances d’avenir et utopies d’aujourd’hui et demain ... 4

1.1 Retour vers les apports du futur en sciences sociales ... 5

1.1.1 Critique de la modernité et futurs « autres » ... 6

1.1.2 Le futur comme engagement et source de changement ... 9

1.2 Les figures imaginaires de l’avenir : Utopie et Espérance ... 12

1.2.1. Conscience utopique et principe espérance : penser la « rupture » dans le présent et « l’élan utopique » ... 13

1.2.2. Penser les principes de l’agencéité à partir des utopies pratiques... 15

1.3. Utopies, espérances et zapatisme ... 19

1.3.1. L’altermondialisme et l’internationalisation de l’espoir ... 20

1.3.2. Le mouvement zapatiste et les études utopiques ... 22

Synthèse théorique ... 24

Chapitre 2 : Essor des mouvements contestataires au Chiapas et à Chenalhó : l’imbrication de la résistance dans les échelles locales, nationales et internationales... 26

2.1. Un État marginalisé et le cœur d’une rébellion ... 27

2.1.1. Entre théologie de la libération et autonomisation des associations paysannes : la montée de la contestation sociale ... 29

2.1.2. Insurrection armée et guerre de basse intensité au Chiapas... 32

2.2. Entre caciquisme et contestations sociales : Chenalhó, une municipalité au cœur des Hautes-Terres ... 36

2.2.1. Hégémonie du PRI et premières contestations ... 37

2.2.2. Las Abejas et la période du conflit armé (1994-2000) ... 42

2.3. Premières fissures dans la résistance et période actuelle ... 45

2.3.1. Le retour des déplacés et la « réconciliation » ... 46

2.3.2. Divisions au sein des groupes rebelles ... 49

(7)

Chapitre 3 : Question de recherche et méthodologie ... 53

3.1. Question de recherche ... 53

3.2. Méthodologie ... 54

3.2.1. Utopie et espérance au cœur de l’ethnographie ... 54

3.2.2. Stratégies de recherche ... 57

3.2.3. Technique de collecte des données ... 60

3.2.4. Analyse des données... 67

3.3. Contraintes et biais méthodologiques ... 68

3.4. Considérations éthiques ... 71

Chapitre 4 : La « résistance » au futur : contradictions locales et luttes intérieures ... 72

4.1. Imaginer l’avenir à partir de « la résistance » ... 74

4.1.1. Utopies au pluriel dans la résistance ... 74

4.1.2. « Faire de la politique » : quelles visions pour quelles fins ? ... 78

4.1.3. Usages politiques des « imaginaires autochtones » : les chemins vers la « bonne vie » 80 4.2. Entre stratégie d’organisation et « luttes intérieures » : les réseaux de la résistance 84 4.2.1. Les organismes solidaires et le développement de l’agencéité en zone marginalisée 85 4.2.2. Assurer l’avenir en contexte de guerre de basse-intensité : les nouveaux réseaux intergouvernementaux de la résistance ... 87

4.2.3. Les nécessaires affrontements entre « antiguos compañeros » : la concurrence dans la résistance ... 91

Synthèse ... 95

Chapitre 5 : Les chemins vers l’avenir : espérances familiales à Chenalhó et phénomène migratoire dans les Hautes-Terres ... 98

5.1. Imaginer l’avenir dans le cercle familial : entre désillusions et espoirs d’amélioration ... 99

5.1.1. « Sortir par le haut » des conditions de vie de la résistance ? ...100

5.1.2. Se représenter les conditions de vie aujourd’hui ...103

5.1.3. Les souhaits dans la communauté : partir pour toujours ou construire ici ?...108

5.2. Jeunes et migration : entre alternative de vie et alternative de projet communautaire 111 5.2.1. La migration perçue par ses acteurs principaux ...113

5.2.2. Les organismes d’anciens migrants : un nouvel acteur social dans la région ? ...116

5.2.3. Entre Buen vivir et Buen migrar : construire l’avenir à partir des migrations...119

Synthèse : ... 122

Chapitre 6 : Espérances d’avenir : entre tensions et négociations ; contradictions et articulations ... 124

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6.1.1. Temporalités multiples et articulations sommaires ...126

6.1.2. Le futur comme source de tensions ...128

6.2. La construction du sens dans l’utopie : entre éthique communautaire et individuelle et perception de l’agencéité ... 132

6.2.1. Donner du sens à l’engagement actif vers l’avenir ...133

6.2.2. La perception de l’agencéité dans l’engagement vers l’avenir ...136

6.3. Quelle place pour les espérances individuelles dans les projets communautaires ? 139 6.3.1. Migration : rêve d’intégration, rêve de subordination ? ...140

6.3.2. La richesse des migrations : l’expérience de l’utopie ...142

Synthèse ... 145

Conclusion ... 147

Bibliographie ... 152

Annexe A : Le Chiapas dans les États-Unis mexicains ... 166

Annexe B : La municipalité de Chenalhó dans l’État du Chiapas ... 167

Annexe C : Guide d’entretien - Groupes en résistance ... 168

Annexe D : Guide d’entretien – Organismes (migration) ... 170

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Liste des figures

Figure 1 : Deux bâtiments d'un groupe Las Abejas A.C. ... 63

Figure 2 : Une maison en bois d'un groupe Las Abejas A.C. ... 63

Figure 3 : Le Chiapas dans les États-Unis du Mexique. ... 166

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Liste des abréviations, sigles, acronymes

ALENA : Accord de Libre-Échange Nord-Americain

BANAMEX : Banco Nacional de México, Banque nationale du Mexique

CDHFBC : Centro de Derechos Humanos Fray Bartolomé de Las Casas, Centre des droits de l’homme Fray Bartolomé de Las Casas (FrayBa)

CDI : Comisión Nacional para el Desarrollo de los Pueblos Indígenas, Commission Nationale pour le Developpement des Peuples Indigenes

CEFP : Centro de Estudios de las Finanzas Publicas, Centre d’études des finances publiques Cenami : Centro Nacional de Ayuda a las Misiones Indígenas A.C., Centre Nacional d’Aide aux missions autochtones

CFE : Comisión Federal de Electricidad, Comission Fédérale de l’Électricité

CIMICH : Coalicíon Indígena de Migrantes de Chiapas, Coalition Autochtone des Migrants du Chiapas

CNI : Congreso Nacional Indígena, Congrés National Indigène

COCOPA : Comisión para la Concordia y Pacificació, Commission de Concorde et de Pacification

CONAI : Comisión Nacional de Intermediació, Commission Nationale de Médiation CONAPO : Consejo Nacional de Población, Conseil National de la Population DEI : Dirección de Educación Indígena, Direction d’Éducation Indigène

EZLN : Ejército Zapatista de Liberación Nacional, Armée Zapatiste de Libération Nationale FLN : Fuerzas de Liberación Nacional, Forces de Libération Nationale

FMI : Fonds Monétaire International FLO : Fair Trade Labelling Organizations

IEI : Instituto de Estudios Indígenas, Institut d’Études Autochtones INI : Instituto Nacional Indigenista, Institut National Indigéniste

INEGI : Instituto Nacional de Estadistica, Geografia e Informatico, Institut national de statistiques, de geographie et d'informatique

INMECAFE : Instituto Mexicano del Café, Institut Mexicain du Café Las Abejas : Les Abeilles

Las Abejas A.C. : Associación Civil Las Abejas, Chiapas, Mexico, Association Civile les Abeilles, Chiapas, Mexique.

OIT : Organisation Internationale du Travail ONG : Organisation Non-Gouvernementale ONU : Organisation des Nations Unies

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ORIACH : Organización Indigena de los Altos de Chiapas, l’Organisation Indigène des Hautes-Terres du Chiapas

PAN : Partido de Acción Nacional, Parti d’Action Nationale PC : Partido Cardenista, Parti Cardeniste

PFCRN : Partido del Frente Cardenista de Reconstrucción Nacional, Parti du front cardeniste de reconstruction nationale

PRD : Partido de la Revolución Democrática, Parti de la Révolution Démocratique PRI : Partido Revolucionario Institucional, Parti Révolutionnaire Institutionnel

PROCAMPO : Programa de Subsidios Directos al Campo, Programme d’Aides Directes au Milieu Rural

PROCEDE : Programa de Certificación de Derechos Ejidales y Titulación de Solares

Urbanos, Programme de Certification des Droits sur les Parcelles et les Terrains Ejidales.

PRONASOL : Programa Nacional de Solidarid, Programme National de Solidarité PST : Partido Socialista de los Trabajadores, Parti Socialiste des Travailleurs Pueblo Creyente : Peuple Croyant

PVEM : Partido Verde Ecologista de México, Parti Vert Écologiste du Mexique SCLA : Sociedad Civil Las Abejas, Société Civile des Abeilles

SEDESOL : Secretaría de Desarrollo Social, Ministère du Développement Social (niveau fédéral)

SEICH : Sociedad Evangélica Indígena de Chenalhó, Société Évangélique Autochtone de Chenalhó.

Selva Lacandona : Jungle Lacandone

SEP : Secretaría de Educación Pública, Secretariat d’Éducation Publique

UECCM : Unión de Ejidos y Comunidades de cafeticultores de Majomut, Union des Ejidos et Communautés de producteurs de café Majomut.

UNACH : Universidad Autónoma de Chiapas, Université Autonome du Chiapas UU : Unión de Uniones, Union des Unions

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Remerciements

Bien entendu, je tiens tout d’abord à exprimer ma profonde gratitude aux familles et aux personnes des différents groupes communautaires de Chenalhó qui m’ont ouvert leurs portes et fait confiance pour être témoin de leurs histoires. Même si je me doute bien que la plupart des personnes qui ont croisé ma route au cours de mon terrain ne liront très certainement jamais ce mémoire, j’aimerais toutefois qu’ils puissent se rendre compte de la reconnaissance que je leur porte. Je voudrais les remercier non pas uniquement pour m’avoir permis d’arriver à terme de ce projet, mais aussi et surtout pour avoir partagé avec moi autant de moments aussi inoubliables qu’enrichissants.

Je tiens aussi à remercier Miguel Ángel Paz Carrasco de Voces Mesoamericanas (VMA) pour son enthousiasme à m’aider dans le déroulement de ma recherche. Je remercie de la même manière l’ensemble des membres de la CIMICH et de VMA qui ont généreusement bien voulu répondre à mes nombreuses questions et pour avoir partagé leurs expériences avec moi. Je remercie aussi les membres du FrayBa, de Otros Mundos, et de la paroisse catholique de Chenalhó que j’ai pu rencontrer au cours de mon terrain pour leurs discussions passionnantes et pour continuer de porter un projet inspirant pour les êtres humains du Chiapas et du monde entier.

Un grand merci aux professeures et chercheuses Araceli Burguete Cal y Mayor du CIESAS-Sureste et Anna María Garza Caligaris de l’Institut d’Études Autochtones (IEI) de l’Université Autonome du Chiapas (UNACH), pour leurs conseils avisés sur ma recherche, le partage de leurs connaissances, et leurs pistes de réflexion. Je me sens privilégié d’avoir eu la possibilité de partager mon expérience du terrain avec ces figures majeures des études autochtones à Chenalhó.

À l’Université Laval, je voudrais remercier mes collègues, et avant tout amis, du Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones (CIÉRA) et du département d’anthropologie, pour avoir été présent au cours des longues phases de recherches et d’écriture de ce présent travail. Je remercie grandement le professeur André C. Drainville, aussi bien pour ses propositions dans l’approche théorique de ce mémoire que pour ses enseignements universitaires. Enfin, un grand merci à mon directeur de recherche, Martin

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Hébert, non seulement pour ses conseils avisés au cours de la construction et la réalisation de ce travail, mais aussi et principalement pour les nombreuses discussions et réflexions inspirantes qu’il a pu partager avec moi. Merci à vous deux de continuer de transmettre et de revendiquer les valeurs de l’Université qui m’ont poussé, et me poussent encore aujourd’hui, à continuer dans cette voie.

Pour m’avoir soutenu et accompagné au cours de ces dernières années, mais aussi pour l’affection qu’ils ne cessent de me porter même à l’autre bout de l’Atlantique, je veux remercier mes deux parents, Véronique et Stéphane. Il nous aurait été impossible de réaliser tout ce que Jonas et moi entreprenons aujourd’hui sans votre soutien total et votre amour. Pour tout ce que vous nous avez permis d’accomplir, sachez que vous êtes à mes yeux une source d’inspiration inestimable. Je remercie de la même manière mon frère et l’ensemble de ma famille qui, même loin de moi, ne cessent de m’encourager et m’aider à poursuivre mes études.

Enfin, je voudrais remercier Nolwenn. Tout d’abord pour tes lectures attentives, mais surtout pour les nombreux moments de partage et de discussion que tu m’apportes dans la vie et qui ne cessent de m’inspirer pour tenter de devenir chaque jour une meilleure personne. Puisses-tu à jamais rester proche de moi.

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Introduction

Le premier janvier 1994, alors que l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) entrait en vigueur, des milliers de paysans autochtones vivant dans le sud du Mexique ont pris les armes pour occuper momentanément sept municipalités du Chiapas dont la ville de San Cristóbal de Las Casas (Annexe A). Issus d’une longue histoire les ayant relégués dans l’oubli et la pauvreté, condamnés à être les victimes d’un néolibéralisme de plus en plus violent, les zapatistes de l’Ejército Zapatista de Liberación Nacional (EZLN) disent « ¡ Ya basta ! » au gouvernement du président Carlos Salinas de Gortari et du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) (EZLN, 1994). Provoquant la surprise générale à l’échelle nationale et internationale, les autochtones du Chiapas ont attiré le feu des projecteurs sur leurs situations de vie, sur le mépris dont le gouvernement a fait preuve à leur égard, et sur leur combat : celui de la résurgence des luttes sociales face à un système hégémonique qui, aujourd’hui, se nomme « néolibéralisme ». Relégués à la marge de l’histoire et ignorés dans la construction de la nation mexicaine depuis ses débuts, les zapatistes demandent aujourd’hui plus de reconnaissance et surtout, de « ne plus jamais construire un Mexique sans les peuples autochtones ». Face à l’inhumanité du capital et à la « mondialisation de la misère », face à la terreur et au désespoir imposés par ceux qui excluent les « minorités » et revendiquent « la fin de l’histoire », les zapatistes – dans leur première déclaration de la Realidad (EZLN, 1996) – proposeront d’insuffler un nouvel élan pour la création d’une « internationale de l’espoir ». D’une certaine manière, la lutte révolutionnaire portée par les zapatistes et certains de leurs alliés a permis d’affirmer leur droit de rêver à l’utopie ; non pas le droit de rêver à une société qui ne verra jamais sa consécration dans le monde réel, mais bien d’un droit à imaginer et construire des futurs alternatifs à l’avenir dessiné par le capitalisme.

Cette vision du zapatisme et des mouvements sociaux au Chiapas, alors partagée jusqu’aux groupes révolutionnaires internationaux, traduit assez bien l’idée d’une « unité » universellement partagée par les membres de la résistance dans leur confrontation face au néolibéralisme et face au gouvernement mexicain. Pourtant, presque vingt-cinq ans après le soulèvement armé, et alors que le mouvement n’a aujourd’hui plus grand-chose à prouver dans sa capacité à monopoliser l’imaginaire des mouvements sociaux dans le monde, les difficultés économiques, politiques et sociales affligeant l’ensemble des groupes de la résistance se sont accrues. Menant parfois à l’abandon du projet révolutionnaire pour certains, ou aux divisions et aux oppositions pour

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d’autres, les redéfinitions politiques locales ont été nombreuses dans ces dernières années. C’est donc l’exploration de cette fracture dans la continuité du mouvement zapatiste et de ses alliés au Chiapas qui a longuement porté le travail effectué en amont de ces pages. Mon argument n’a pas pour objectif de décrédibiliser ou de fragiliser davantage l’unité d’un tel mouvement. Au contraire, il vise plutôt à réfléchir aux possibles articulations et arrimages existants, et pouvant exister, entre les perceptions et les visions divergentes entourant les modalités du changement social dans l’esprit de certains groupes et individus qui se revendiquent toujours aujourd’hui des projets politiques de la résistance et de la lutte zapatiste.

C’est dans cette optique que je me suis intéressé aux continuités, aux divergences et aux évolutions qui ont marqué le contexte insurrectionnel du Chiapas depuis ces dernières années, et plus particulièrement de la municipalité de San Pedro Chenalhó (Annexe B). Cette présente recherche vise de fait à mieux comprendre l’évolution et les transformations du contexte social, économique et politique de Chenalhó à partir des multiples manières dont les individus et les groupes en résistance de cette municipalité imaginent leurs futurs. Il s’agit ici d’explorer cette catégorie des « imaginaires sociaux », où l’intérêt sera surtout de porter notre regard sur les manières dont les individus et les groupes de cette municipalité tentent d’articuler leurs représentations de l’avenir dans leurs propres quotidiens, et ce, afin d’en comprendre les impacts et conséquences dans la réalisation de ce même futur. Loin de me restreindre aux simples représentations de la résistance et d’un possible « avenir révolutionnaire », j’ai aussi cherché à comprendre comment certains groupes et individus tentent d’articuler leurs propres espérances – souvent familiales ou individuelles – dans certains projets politiques plus larges, et les conséquences sociales et politiques de telles articulations.

Les trois premiers chapitres seront consacrés au travail effectué en amont de l’ethnographie. Dans le premier chapitre, je viendrai présenter le cadre théorique qui soutiendra l’ensemble de ce travail et les questions qui y sont posées. Je présenterai alors les approches sociologiques et anthropologiques sur les perceptions de l’avenir et sur les imaginaires du futur que j’emploierai tout au long de ma recherche. Le second chapitre sera consacré à la mise en contexte des enjeux sociaux, politiques et économiques qui traversent le contexte insurrectionnel au Chiapas. Il s’agira de décrire les enjeux généraux à cette région du Mexique, avant de recentrer l’analyse sur la municipalité dans laquelle j’ai mené la majeure partie de mon travail : San Pedro

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Chenalhó. Enfin, dans un troisième chapitre, j’aborderai la méthodologie employée au cours de mon ethnographie et de la période d’analyse qui a suivi.

Dans les trois derniers chapitres, je présenterai plus particulièrement les données empiriques de ma recherche et les analyses réalisées. Le chapitre quatre sera ainsi consacré aux nombreuses stratégies mises en place par certains groupes se revendiquant de « la résistance » dans leurs quêtes d’un meilleur avenir, et de leurs manières parfois conflictuelles de les articuler localement avec d’autres groupes. Le chapitre cinq sera quant à lui davantage orienté vers les désirs et les espérances concentrées au niveau familial, voire individuel, et de leurs conséquences dans le contexte actuel. C’est pourquoi une partie de ce chapitre sera consacrée aux projets de migration économique et aux nombreuses espérances souvent familiales ou individuelles qui y sont investies. Dans le chapitre six, il s’agira de réaliser une synthèse des données ethnographiques préalablement exposées, afin de les confronter et de les articuler avec le cadre théorique abordé au premier chapitre. J’exposerai ainsi les évolutions qui ont marqué mon approche du contexte insurrectionnel au Chiapas, et les éléments de compréhension majeurs qui m’ont permis d’appréhender une étude centrée sur le futur.

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Chapitre 1 : Le futur comme objet d’étude : espérances

d’avenir et utopies d’aujourd’hui et demain

Les préoccupations autour du futur peuvent être trouvées au tout début de la création des sciences sociales, et notamment lors des périodes d’agitations politiques entre la moitié du XVIIIème et du XIXème siècle (Adam, 2004 ; Schulz, 2015). Les penseurs de l’époque n’avaient

alors pas seulement la volonté de « comprendre le futur », mais bien de contribuer activement à sa réalisation en jouant une part importante dans la création du nouvel ordre à venir (Adam, 2004 : 2). Toutefois, cette préoccupation pour le futur en sciences sociales s’est progressivement estompée dès la fin du XIXème siècle, lors de l’introduction du paradigme durkheimien et la

consolidation des sciences sociales en tant que champs académique autonome. Relayé à l’ordre de ce qui n’est pas objectivement observable, et ne s’inscrivant pas dans une approche positiviste du monde social, les intérêts pour le futur et les représentations de l’avenir se sont progressivement perdues. Cet abandon est particulièrement explicite au cours du XXème siècle avec le

développement croissant des intérêts pour le fonctionnalisme, le structuralisme et l’interactionnisme symbolique (Adam, 2004). Même si on peut observer un regain d’intérêt pour les « imaginaires du futur » en tant que catégorie du changement social – et notamment avec la notion d’utopie – à partir des années 1920 (Hertzler, 1923 ; Mannheim 1929 ; voir à ce propos Hébert, 2016), il est toutefois remarquable de constater, à quelques exceptions près, le traitement très périphérique des impacts des représentations du futur dans les événements sociaux présents. Dans certains cas, même lorsqu’ils ont pris au sérieux la catégorie de « l’imagination », les chercheurs en sciences sociales ne l’ont généralement fait que dans la perspective de comprendre la manière dont les individus se représentent leur réalité présente et la façon dont ils s’imaginent reconstruire leur passé (Mische, 2009 : 695). Tout comme l’avait montré Johaness Fabian dans son ouvrage intitulé « Time and the Other » (1983), le constat en anthropologie est encore plus accablant. En se concentrant sur l’étude de « la tradition », l’anthropologie n’a fait qu’accentuer ce manque dans la connaissance et dans notre compréhension des sociétés humaines. Ainsi, même s’il existe depuis les années 1920 plusieurs recherches qui ont tenté de réhabiliter les représentations de l’avenir dans l’évolution de l’organisation de la société, il est évident de dire qu’aujourd’hui, le futur n’est pas vraiment un centre d’intérêt majeur en anthropologie.

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Dans une première partie, il s’agira donc de venir explorer les contributions contemporaines aux sciences sociales, et plus particulièrement en anthropologie, qui ont attiré l’attention sur l’importance de réhabiliter le futur dans la théorie critique. Dans une seconde partie, je présenterai deux axes d’analyses qui ont été développés dans les études sociales sur les modes d’engagement vers l’avenir, soit : l’étude de l’utopie et de l’espérance. De par leur position altermondialiste et profondément utopique, les zapatistes sont venus concentrer l’intérêt de nombreux chercheurs à réhabiliter l’apport de l’espoir et de l’utopie pour explorer les conditions du changement social. C’est pourquoi, dans une troisième partie, je viendrai présenter les différentes approches des auteurs qui ont tenté de théoriser le mouvement zapatiste à partir de ces approches du futur et de ces axes d’analyse.

1.1 Retour vers les apports du futur en sciences sociales

La négligence autour de l’avenir comme sujet d’intérêt, et cette prise de conscience de l’existence d’un « trou noir »1 dans la connaissance, ont récemment poussé de nombreux

chercheurs en sciences sociales, et plus particulièrement en sociologie, à se réapproprier les théories autour des imaginaires du futur (Adam, 2004, 2009 et 2010 ; Adam et Groves, 2007 ; Mische, 2001 et 2009 ; Schulz, 2015 ; Coleman et Tutton, 2017). De la même manière en anthropologie, de nombreux chercheurs appellent de plus en plus à recentrer la connaissance autour du futur et des représentations de l’avenir des sujets ethnographiques (Persoon et van Est, 2000 ; Miyazaki, 2004 ; Sliwynski, 2012 et 2016 ; Pink et Salazar, 2017). Cette perspective est généralement motivée par la demande émergente de s’engager vers une anthropologie plus « positive », centrée sur un sujet aspirant à un futur désiré, et sur un sujet agissant pour mettre en place les différentes possibilités imaginées dans son propre contexte sociohistorique (voir notamment Appadurai, 2004 et 2013 ; Robbins, 2013 ; Ortner, 2016). Sans renier l’apport théorique des travaux centrés sur ce que Joël Robbins nomme le « sujet souffrant », il s’agit aujourd’hui dans la discipline de réhabiliter le futur comme ressource vitale pour la théorie critique

1 Cette expression est toutefois à relativiser. En effet, et comme je l’ai abordé précédemment, il existait déjà de nombreuses recherches par le passé qui se sont intéressées aux « imaginaires du futur ». Ainsi, même s’il est vrai que les intérêts pour le futur ont été très périphériques en sciences sociales, parler d’un « trou noir » comme le fait Barbara Adam (2004) est légèrement exagéré.

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(Fabian, 1983 ; Wallman, 1992 ; Adam et Groves, 2007 ; Jameson, 2007 ; Pels, 2015 ; Hébert, 2016 ; Kleist et Jansen, 2016).

Dans cette partie, il s’agira donc d’expliquer en quoi il est aussi important de considérer les représentations de l’avenir dans la théorie anthropologique, et de quelle manière il est possible de les intégrer dans les études sociales contemporaines. Dans la première partie, je viendrai ainsi présenter les différentes positions contestataires face aux « usages du Temps » des sociétés modernes, afin de présenter l’émergence de ce courant en sciences sociales qui tente de redonner de l’importance aux futurs « autres ». Dans une seconde partie, je me centrerai davantage sur les manières dont ces chercheurs ont tenté d’intégrer les imaginaires du futur dans l’action sociale en les rattachant en ce sens à l’agencéité humaine et aux théories sur le changement social.

1.1.1 Critique de la modernité et futurs « autres »

Les raisons pour lesquelles le futur a longtemps été négligé dans les sciences sociales sont complexes et variées, et largement dépendantes de l’évolution des différents courants théoriques qui ont façonné les approches sociales en les rendant constitutives de disciplines scientifiquement constituées. De par son immatérialité, son impossibilité à prévoir, et son « impossibilité à être théorisé », le futur a longtemps été relégué à une importance secondaire dans la majeure partie des courants positivistes en sciences sociales (voir aussi Schulz, 2015 : 130 et Adam, 2004). Tout au plus, on observe lors de ces années le développement d’une « sociologie du futur », qui verra progressivement l’émergence de la futurologie comme pratique péri-scientifique visant davantage la prédiction du futur, que l’étude de ses conséquences dans le présent. De plus, cette discipline finira par se définir distinctement, et finalement se séparer des courants principaux des sciences sociales (Bell et Mau, 1971 ; Adam, 2004 et 2011). Pourtant, même si le futur a longtemps paru anecdotique en tant que sujet d’étude, l’idée de le « maîtriser » a été, et est toujours aujourd’hui, une caractéristique primordiale de la modernité. Les efforts déployés par les sociétés occidentales pour influencer le développement des autres sociétés, définir la direction du progrès de manière universelle, et en ce sens, orienter l’avenir des « Autres » en fonction de « Leur » perspective, prouvent bien les conséquences politiques et sociales évidentes de certaines représentations de l’avenir. Les représentations du futur véhiculées par certaines idéologies, institutions, groupes

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sociaux ou encore individus, ne sont donc pas sans effet sur les conditions de vie présentes, et sur la réalisation des possibilités concrètes de ce même futur.

Loin d’être anodin dans l’histoire expansionniste de « l’Occident », le Temps est devenu un instrument de pouvoir nécessaire à la mise en place des éléments « d’une histoire à sens unique » marquée par « le progrès, le développement, et la modernité » pour certains, et l’exclusion des « autres » à ce mouvement historique (Fabian, 1983). Pour retracer cette utilisation impériale du Temps, il serait bien entendu possible de remonter au siècle des Lumières, et notamment au moment identifié par Fabian comme le remplacement du Temps sacré contrôlé par Dieu, au temps séculier désormais à la portée de l’action humaine. Cette maitrise du Temps, ayant l’ambition de travailler dans le « sens de l’Histoire » afin de faire advenir les termes d’un futur jugé « inévitable », est devenue explicite avec les discours sur la modernité faisant l’apologie d’un modèle unilinéaire de l’Histoire. Les politiques développementalistes des années 1950 sont à ce titre tout à fait emblématiques de l’imposition d’une « force motrice » évolutionniste de l’histoire (Ferguson, 1997), impliquant la définition de différentes étapes de développement propres à l’ensemble des sociétés humaines (Rostow, 1960). À la fin des années 1980, l’effondrement du communisme et l’apparente toute-puissance des politiques néolibérales en a de la même manière poussé certains à déclarer « la fin de l’histoire » et la consécration de la civilisation libérale occidentale comme forme définitive que prendraient les sociétés humaines (Fukuyama, 1992). Cette « politique du Temps » a bien entendu été critiquée, par un grand ensemble des théories sociales contemporaines. Remettant en question cet impérialisme eurocentré, et rejetant de ce fait même cette conception universelle de la modernité, plusieurs universitaires ont attiré l’attention sur l’existence de « multiples modernités », en faisant plus ou moins directement la promotion d’un futur plus ouvert (voir à ce propos Saïd, 1978 ; Fabian, 1983 ; Bonfils Batalla, 1987 ; Escobar, 1995 ; Dussel, 1995; Ferguson, 1999 ; Quijano, 2000 ; ou encore Grosfoguel, 2003 ; pour n’en citer que quelques-uns). En rejetant les discours déterministes de la modernité, mais aussi en insistant sur les capacités créatrices propres à chaque individu et groupe social, ces auteurs montrent l’impossibilité de définir l’horizon du futur de manière unilatérale et impérialiste. Et pourtant, que ce soit dans les institutions coloniales ou bien dans les politiques développementalistes ou néolibérales, les « usages du Temps » ont eu des effets profonds sur les sociétés et les individus. C’est pourquoi il est nécessaire de considérer les représentations du futur

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comme objets d’étude en eux-mêmes dont il est nécessaire d’explorer les usages et les conséquences dans le présent et l’avenir (Adam, 2010 : 1).

Johannes Fabian est certainement celui qui, le premier, a ouvert la voie aux études ethnographiques contemporaines sur le futur (Fabian, 1983). En effet, même si sa thèse portait sur la manière dont les sujets ethnographiques sont construits comme des représentants du « passé » ne partageant pas de contemporanéité avec le sujet moderne, l’argument de Fabian peut aussi nous éclairer sur la faible attention qui a été accordée par l’anthropologie aux futurs imaginés par les interlocuteurs sur le terrain ethnographique. En se concentrant sur l’étude de « la tradition », l’anthropologie a implicitement dépossédé les « Autres » de leurs propres futurs et, de ce fait, alimenté les récits uniformisant de la modernité. De la même manière, lorsque des études plus contemporaines se sont penchées sur les conséquences du passé qui affectent les modes d’organisations présents de ceux qui ont souffert – ou souffrent toujours aujourd’hui – des formes de la colonisation, les perspectives d’avenir des « Autres » sont généralement envisagées par la recherche et la restauration d’un prétendu « Âge d’or » aujourd’hui disparu. Si ces perceptions ne sont pas fausses, la tentative d’actualiser dans le présent un passé idéalisé étant une composante de nombreuses mouvances sociales, elles tendent malheureusement à être exclusives à d’autres manières d’envisager l’avenir. Cette représentation d’un « Autre » s’engageant dans le futur à travers la recherche et la restauration de ce « passé », duquel les périodes de contacts l’ont « extrait », perpétue en effet cette idée que ces groupes ne devraient « normalement » pas partager de contemporanéité avec nous.

Plus qu’un moyen d’enrichir la discipline avec de nouvelles théories, ce tournant théorique doit donc promouvoir la critique et le renouvèlement de la discipline dans ses approches plus classiques des sociétés humaines. Ainsi, même si l’anthropologie n’a jamais été une science portant sur les futurs imaginés par les sujets qu’elle étudiait, il est nécessaire d’ouvrir ce champ d’études à la théorie anthropologique critique. Plusieurs anthropologues ont, dans cette foulée, cherché à comprendre la manière dont nous et les « Autres » imaginons le futur, dans le but d’en comprendre les effets et répercussions sur le présent (Wallman, 1992 ; Persoon et van Est, 2000). Avec l’apport de son ouvrage, Sabrina Wallman vient critiquer les visions homogènes de l’avenir véhiculées par les discours de la modernité, en précisant que « Le Futur » comme on le connait, n’est pas exclusif à « d’autres futurs » (Wallman, 1992 : 3). De la même manière, avec cet

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argument, Wallman nous dit que « Ces Futurs » sont contemporains les uns avec les autres, non seulement puisqu’ils « cohabitent » dans le même présent, mais aussi puisqu’ils interagissent les uns avec les autres (Wallman : 2). L’argument de Gerard Persoon et Diny van Est est comparable à celui de Wallman en ce sens qu’ils appellent eux aussi à « examiner les effets des images du futur sur les comportements actuels » (2000 : 22). Cette vision des conséquences du futur sur le présent a aussi été reprise par Adam et Groves dans leur approche historique des questions du futur (2007). Appelant à considérer les impacts des représentations de l’avenir sur notre présent, ils ont fait le choix d’étudier les visions de l’avenir de nos prédécesseurs dans le but d’en montrer en quoi leurs représentations ont influencé notre propre présent (Adam et Groves, 2007 : 10).

Tout en restant critiques vis-à-vis des conceptions modernes de l’avenir, ces recherches appellent à l’analyse des répercussions concrètes des futurs imaginés sur notre présent. Plus spécifiquement, ces recherches prennent en considération les manières dont les individus vont se représenter « leurs » propres futurs et agir dans le monde réel dépendamment, ou non, de ces projections. C’est cet arrimage, entre la représentation et l’action, que je vais développer dans la partie suivante, et notamment en insistant sur les imbrications multiples de ces représentations au sein des groupes et des individus.

1.1.2 Le futur comme engagement et source de changement

Les études sur le futur, sur les conditions du changement, et sur l’implication des individus et des groupes sociaux dans leurs propres contextes sociohistoriques, relèvent d’un tournant théorique déjà identifié par Sherry Ortner comme relevant de l’évolution d’une « anthropologie sombre » vers une pratique plus « positive » de la discipline (Ortner, 2016). Ce tournant se réalise après plusieurs décennies où l’anthropologie s’est concentrée sur les déterminismes sociaux, sur la détérioration des conditions de vie des populations en général, et sur les effets dévastateurs de la colonisation et du néolibéralisme ; participant, de ce fait, à dépeindre l’image d’un monde où règne une grande insécurité à l’origine d’un présent et d’un avenir très précaires. Centrée sur un sujet vivant dans la souffrance, et dans des conditions de violence et d’oppression qu’il ne maîtrise généralement pas, l’anthropologie a fait du « sujet souffrant » le centre de son travail ethnographique (Robbins, 2013 ; Ortner 2016). Pourtant, en se focalisant davantage sur les «

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théories sombres » largement inspirées des analyses que font Marx ou Foucault des rapports de pouvoir, les études en anthropologie ont souvent minimisé les capacités des acteurs sociaux à s’extirper de leurs propres difficultés quotidiennes (Ortner, 2016). Bien entendu, il ne s’agit pas de renier les apports théoriques et ethnographiques de telles recherches, mais plutôt de parvenir à s’en détacher pour redonner de l’importance aux possibilités du changement. Comme le dit Arjun Appadurai, il s’agit désormais de se détacher d’une « éthique de la probabilité », ancrée dans les déterminismes sociaux, pour faire la promotion d’une « éthique de la possibilité », pouvant nous offrir un champ d’études plus inclusif des formes de changement social (Appadurai, 2013 : 295-299).

Dans ce tournant théorique, la catégorie des « imaginaires » devient primordiale tant elle nous permet de sortir d’une compréhension de l’histoire qui s’opérerait d’après des schèmes du déterminisme causal (Castoriadis, 1975). La définition que donne Cornelius Castoriadis des « imaginaires sociaux » peut nous éclairer dans la mesure où il les conçoit comme une « création incessante et essentiellement indéterminée » (Castoriadis, 1975 : 8). De la même manière, il s’agit de considérer les « imaginaires du futur » comme l’œuvre d’une autocréation en ce sens qu’ils ne sont pas le simple produit de déterminismes sociaux opérant de manière universelle (Castoriadis, 1975). Dit autrement, avec cette conception de l’autocréation, l’accent est mis non pas sur la capacité de l’imagination à « représenter » l’existant, mais bien sur sa véritable capacité créatrice. Appliqué plus spécifiquement aux représentations de l’avenir, il s’agit désormais de concevoir que les conditions matérielles du changement social et de sa construction « autre », ne se trouvent pas uniquement dans le passé – la mémoire – ou dans le présent – l’authenticité –, mais aussi dans l’horizon d’un futur à inventer. Dans cet ordre d’idée, il est question de comprendre que l’action est reliée à une projection non pas entièrement conditionnée et déterminée par les structures environnantes, mais dépendante en partie des multiples possibilités, réelles ou non, perçues par les acteurs (Mische, 2009 : 696). Les projections dans l’avenir représentent donc un aspect essentiel de l’agencéité humaine, et ce, du simple fait que les êtres humains ne sont pas condamnés à répéter les routines du passé : ils ont aussi les capacités d’inventer de nouvelles manières d’être et d’agir (Emirbayer et Mische, 1998 : 984 ; voir aussi Joas, 1993). L’intérêt n’est donc pas simplement de « regarder dans le futur », en tentant de réaliser une mosaïque des différentes représentations de l’avenir et des « images du futur », mais bien de comprendre la manière dont les individus et les groupes sociaux s’engagent activement dans la production de ce futur (Coleman et Tutton, 2017 ;

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voir aussi Brown et Michael, 2003). Bien entendu, il reste primordial de bien identifier les différentes formes de l’anticipation, de l’aspiration, de l’attente, de l’espoir, de l’imagination, de la planification, de la projection, de la vision vers l’avant, ou de toute autre forme faisant référence à l’aspect de l’orientation vers le futur dans l’action humaine (Schulz, 2015 : 130). Seulement, l’aspect le plus essentiel à retenir lorsqu’il s’agit de se pencher sur ces « images » du futur, c’est principalement la manière dont elles ont été créées – leur genèse –, mais aussi leurs opérationnalisations dans la vie quotidienne par les différents acteurs. Il s’agit surtout d’identifier leurs imbrications et leurs articulations, qui, même au niveau individuel, peuvent parfois relever d’une construction complexe où s’entrecroisent plusieurs visions du futur (Mische, 2001 et 2009).

Il est possible ici de faire un parallèle avec la théorie de Georges Gurvitch sur la multiplicité des temps sociaux (Gurvitch, 1963). Selon Gurvitch, une société tend à unifier, à harmoniser et à hiérarchiser, les différents temps sociaux et temporalités qui s’écoulent en son sein : « […] la vie sociale s’écoule dans des temps multiples, toujours divergents, souvent contradictoires, et dont l’unification relative, liée à une hiérarchisation, souvent précaire, représente un problème pour toute société » (Gurvitch, 1963 : 325). Ainsi, si chaque classe, chaque groupe, chaque individu et chaque rapport avec autrui se meut dans un temps qui lui est propre, ces singularités restent inscrites dans « l’universalité de la vie sociale » qui tend à imposer son unité à toutes ses composantes (Gurvitch, 1963 ; Farrugia, 1999 : 109). Les projections dans l’avenir et les manières d’articuler le futur dans les actions présentes rentrent donc dans une « compétition » constante au sein d’une société, et au sein des individus eux-mêmes, qui tendent alors de les « structurer », voire, à les « unifier » (Gurvitch, 1963 : 341). La théorie de Gurvitch sur les temps sociaux est ici pertinente puisqu’il appelait déjà à la négation de l’existence d’une « rationalité sociale unique » et d’une temporalité unique au sein de chaque société. Ce point nous permet ainsi d’aborder la question des temps sociaux et des temporalités selon une perspective plus dialectique ; alors toujours en train de se construire au travers des nombreuses contradictions et médiations qui sont tout à la fois subjectives et objectives, individuelles et collectives (Farrugia, 1999 : 107).

La présente recherche adhère à cette définition de Gurvitch, en ce sens que cette multiplicité de temporalités et de futurs pouvant être imaginés et réalisés par un groupe ou un individu est généralement l’œuvre d’une construction complexe entre différentes représentations qui ne sont donc pas nécessairement parfaitement cohérentes entre elles. Dans son chapitre d’ouvrage intitulé

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« Juggling multiple futures », Ann Mische explore cette articulation parfois contradictoire que tentent de réaliser certains jeunes leaders brésiliens dans la conjugaison de leurs aspirations personnelles, avec les aspirations collectives de plusieurs groupes ou mouvements sociaux (Mische, 2001). Pour théoriser l’engagement vers l’avenir de ces jeunes leaders, Mische s’attache à la dimension de « projet » comme relevant d’une « construction sommaire » entre les aspirations propres à un individu et les autres projets – individuels ou collectifs – en construction autour de lui (Mische, 2001 : 139 ; Emirbayer et Mische, 1998 : 983-993). C’est dans cette compréhension de la catégorie de « projet » que je vais maintenant présenter les deux axes d’analyse qui vont venir porter mon étude soit : l’utopie et l’espérance.

1.2 Les figures imaginaires de l’avenir : Utopie et Espérance

Tout comme je l’ai abordé dans la partie précédente, redonner de l’importance aux « imaginaires du futur » permet surtout de reconnaître une capacité créatrice à l’avenir au sein du contexte présent. L’utopie, à la fois un produit de la modernité et un discours qui en est critique, a souvent été utilisée et mise de l’avant par différents mouvements sociaux pour revendiquer le changement. C’est pourquoi Fredric Jameson pense l’utopie comme « la réponse à la certitude idéologique universellement répandue qu’aucune alternative n’est possible, et qu’il n’y a aucune alternative au système » (Jameson, 2007 : 390). En effet, l’utopie permet de redonner de l’importance aux possibilités d’une rupture radicale et systémique avec les visions uniformisées du futur. La théorisation de ce potentiel de l’utopie émerge surtout des travaux de Karl Mannheim sur la « conscience utopique » et d’Ernst Bloch sur la « conscience anticipatrice ». Comme je le montrerai dans une première partie, l’utopie a, dans cet ordre d’idée, cette qualité qui nous permet de penser la « rupture » avec des conditions présentes d’existence perçues comme « insatisfaisantes ». Dans une deuxième partie, et sans renier l’apport de ces contributions, il s’agira d’ouvrir cette approche de la « rupture », et notamment à partir des études utopiques plus contemporaines.

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1.2.1. Conscience utopique et principe espérance : penser la « rupture » dans le

présent et « l’élan utopique »

L’utopie – littéralement « en aucun lieu » – n’est que trop souvent associée à une figure fantasmagorique de l’esprit qui ne pourrait trouver aucune réalisation possible dans la praxis et dans le monde matériel réel. Déjà chez Platon, la proto-utopie qu’est la République est associée à une cité imaginaire et parfaite : elle est alors une catégorie indiquant « un lieu céleste où résident les idées » (Münster, 1985 : 46). Chez Thomas More – qui fut à l’origine du terme d’« utopie » en 1516 – et chez d’autres philosophes de cette époque, la définition d’une société parfaite reste une expérience de pensée, éloignée du monde matériel qui est le nôtre2. Pourtant, nous aurions tort de considérer l’utopie uniquement comme un « ailleurs » géographique et temporel qui n’aurait aucun fondement et pouvoir créateur dans le présent et l’avenir. Au contraire, dans la foulée des études qui se sont inspirées d’Ernst Bloch, je soutiendrai que l’utopie est tout d’abord un topos, une « figure » de l’imaginaire (Ricœur, 1984 : 63), qui permet de « rêver en avant » (Münster, 1985 : 46 ; Bloch, 1976 : Tome 1 : 33 ; Bloch, 1977 [1923] : 51).

Cette perspective sur l’utopie est directement redevable à Karl Mannheim. En définissant la « conscience utopique » comme étant « l’orientation transcendante à la réalité qui, au moment du passage à l’agir, dévaste partiellement ou entièrement, le régime ontique du moment », Mannheim insiste sur la qualité positive – ce qui agit dans le monde matériel réel – de l’utopie (Mannheim, 1929 : 159). Avec cette proposition, Mannheim rompt non seulement avec les conceptions de l’utopie comme genre littéraire uniquement, mais se détache aussi d’une vision péjorative de l’utopie découlant directement des premiers marxistes et toujours d’actualité à son époque. Friedrich Engels, dans son pamphlet intitulé « socialisme utopique et socialisme scientifique », soutenait d’ailleurs que la pensée utopique représentait surtout un exercice philosophique futile, là où seule une compréhension scientifique de l’histoire avait la possibilité de révéler les conditions réelles du changement (Engels, 1880). Pourtant, même si Mannheim reconnaissait lui aussi le pouvoir politique faible de l’utopie, il lui vouait une fonction ancrée dans le monde « réel », et notamment en la considérant comme une force sociale concrète. C’est pourquoi il resta très proche des idées de Bloch, qui, dans son livre « Thomas Münzer théologien

2 Je parle ici des courants de pensée du socialisme utopique, et des expériences de pensée visant à imaginer des formes de sociétés extrêmement concrètes. Les figures les plus emblématiques sont alors marquées par Robert Owen en Grande-Bretagne, avec les usines modernes, et Saint-Simon ou encore Charles Fourier en France.

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de la révolution », avait déjà relevé l’importance de « l’inspiration » comme pouvoir rassembleur pour les luttes collectives. Toutefois, il était impossible pour Bloch de sacrifier le concret-réel à une abstraction imaginaire, et c’est pourquoi il a davantage que Mannheim cherché à traduire la pensée utopique dans la pratique d’une philosophie matérialiste, et donc dans la situation concrète de l’histoire.

En effet, même très proche des idées de Mannheim en ce qui a trait aux idéologies et aux utopies, Bloch a toutefois tenté plus explicitement de faire l’articulation entre ces approches théoriques et la praxis. L’espoir et le « non-encore être », compris comme l’œuvre d’une même force de l’imaginaire capable de jouer un rôle concret dans le champ de la praxis historique, ont permis à Bloch de penser ce lien concret entre la théorie et la pratique (Münster, 1985 :12). Cette posture philosophique, qu’il nomme « espérance », repose ainsi sur l’existence d’un lien dialectique permanent entre les affects d’attente (ce qui est « non-encore là »), l’utopie (la matière qui constitue le champ d’horizon) et la praxis (Münster, 1985 : 12). Cette perspective présuppose donc l’existence d’un devenir utopique en état de latence dans l’étant et qui doit être réveillé par l’activité du sujet qui, à partir de son espérance et de ce qu’il nomme la « conscience anticipatrice », perçoit les possibilités de la transformation du réel. Dit autrement, Bloch ne limite pas l’espérance à des possibilités perçues comme « réelles » ou « concrètes », de l’ordre de ce qui serait considéré comme « réalisable », mais il ouvre au contraire la conscience anticipatrice au-delà des frontières idéologiques du régime ontique dans lequel elle a émergé. Chez Bloch, et dans la variante du marxisme qu’il a inspirée, l’espérance est une source endogène d’émancipation pour les classes sociales dominées. En ce sens, il y a dans sa pensée un certain optimisme face à l’accomplissement salutaire du processus historique, et face à une certaine forme de progrès de l’humanité auto-défini et auto-réalisé (Münster, 1985 : 100 ; Bloch, 1977 : 297-307).

C’est sur ce point qu’il s’opposa à certains de ses contemporains, et notamment avec Jürgen Habermas qui rejetait explicitement cette idée de progrès, qu’il considérait alors inextricablement rattaché aux discours sur la modernité (Habermas, 1988). En effet, Habermas rejetait toute représentation concrète de l’avenir en affirmant qu’une telle posture ne pouvait qu’occulter les différentes possibilités qui pourraient se réaliser, et cela, en enfermant l’imprévisible dans des réalités considérées comme « tangibles » par une partie de la société (Habermas, 1988). Pour Bloch, il est vrai que cette transformation n’est jamais assurée : elle n’est pas un « sens » ou un

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telos inévitable de l’Histoire, du fait même qu’elle est constamment dans une position de risque et de tension avec d’autres projets. C’est pourquoi les deux théoriciens se retrouvent lorsqu’il s’agit de « maintenir ouvert l’horizon du futur » ; d’un futur qui n’est donc pas encastré dans un processus achevé qui le condamnerait toujours à « l’éternel retour du même », comme c’est le cas chez Nietzsche par exemple, ou à reproduire les mêmes erreurs du passé comme l’a théorisé Walter Benjamin avec l’Ange de l’Histoire (Benjamin, 1940). Pour Habermas, l’avenir est perçu comme une « source de perturbation » du présent, laissant place à l’imprévisibilité et à une rupture radicale et systémique avec cette idée d’un perpétuel présent (Habermas, 1988). De la même manière pour Bloch, il est important de maintenir ouvert l’horizon à de « nombreuses possibilités encore non réalisées », et ainsi de considérer le présent et l’avenir dans un mouvement en constante transformation (Münster, 1985 : 47 ; Bloch, 1976 : Tome 1 : 270-300). Selon lui, c’est l’espérance qui va avoir cette capacité à transformer la « conscience anticipatrice » en une conscience utopique révolutionnaire alors à l’origine de la transformation réelle des conditions présentes d’existence et du changement désiré (Münster, 1985 : 12).

Ces approches théoriques de l’utopie et de l’espérance sont pertinentes pour la conception du futur que je cherche à définir en ce sens qu’elles nous forcent à penser la coupure et la transformation avec l’ordre présent à partir d’un « élan utopique ». Toutefois, l’utopie uniquement perçue comme une « rupture » avec l’ordre présent ne nous permet pas de comprendre entièrement les expériences utopiques concrètes – l’opérationnalisation de certaines « possibilités » et « alternatives » dans les conditions présentes d’existence – comme c’est le cas chez les zapatistes. Ces « utopies pratiques » sont au moins aussi vieilles que les utopies littéraires. Dans la section suivante, je m’intéresserai aux approches théoriques qui ont tenté d’ouvrir les principes de l’utopie et de développer sa définition à partir de ses manifestations concrètes.

1.2.2. Penser les principes de l’agencéité à partir des utopies pratiques

Tout comme Mannheim l’avait proposé, la conscience utopique est une posture philosophique qui va venir bousculer les idéologies dans lesquelles elle a émergé, et ainsi devenir le lieu de création de nouvelles subjectivités et de nouveaux rapports au monde (Mannheim, 1929). De la même manière Bloch, suivant Marx, considérait les idéologies comme des idéalisations

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propres aux classes dominantes servant la reproduction d’inégalités en occultant la structure matérielle réelle de la société (Münster, 1985 : 65). Pourtant – en tentant de pousser la discussion au-delà des principes propres à Bloch ou Mannheim – dans son pouvoir contestataire, si l’utopie nécessite bien une rupture ontologique profonde avec les idéologies – politiques, sociales, éthiques et religieuses – existantes à l’intérieur d’un régime ontique déterminé, le but reste aussi celui d’une « construction ». En se rapprochant de la posture adoptée par Paul Ricoeur sur les idéologies et les utopies, on remarque que dans sa conception du changement social, l’utopie vise aussi la création d’imaginaires nouveaux et donc, à mesure qu’elle s’institutionnalise, potentiellement de nouvelles idéologies. Ainsi, même si Mannheim et Bloch maintiennent cette position contradictoire entre les idéologies et les utopies, pour insister sur ses capacités de « rupture » avec l’ordre présent à partir de cet « élan utopique », il peut être pertinent de nuancer en partie cette tension alors considérée comme « essentielle » (Mannheim, 1929). C’est en effet la posture de Paul Ricœur lorsqu’il a montré qu’il existe aussi une complémentarité très forte dans l’expression de ces deux notions à l’intérieur même de l’imaginaire social (Ricœur, 1984). Parlant de ce qu’il nomme le « paradoxe de l’imaginaire social », Ricœur affirme que pour pouvoir rêver d’un ailleurs radical, il faut déjà avoir conquis une « identité narrative » qui contient elle-même les idéologies dissimulant une conscience capable de se regarder « sans broncher à partir de nulle part » (Ricœur, 1984 : 64).

De la même manière en 1990, Ruth Levitas appelait déjà à se distancier d’une compréhension du concept d’utopie uniquement envisagé en termes de « changement » (Levitas, 1990 : 180). En effet, dépendamment du contexte historique, le rôle de l’utopie change et ce n’est qu’en comprenant l’interaction de ses différents rôles que l’on peut en comprendre son expression dans l’imaginaire social. C’est ainsi qu’elle considère le rôle « compensatoire » de l’utopie. Vue sous cet angle, l’utopie viendrait fournir des « échappatoires » imaginaires au monde réel, en permettant de mieux accepter les aspects difficiles de celui-ci – c’est alors le rêve éveillé de celui qui va se réfugier dans la possibilité de gagner à la loterie et d’obtenir les ressources nécessaires pour s’évader de la difficulté de ses conditions de vie (Levitas, 2013 : 107). De même, comme je le développais précédemment, l’utopie a aussi un rôle critique des conditions présentes d’existence, mais sans nécessairement impliquer le changement. Cet aspect a été développé par Barbara Goodwin dans The politics of Utopia, qui, en insistant sur la fonction de distanciation de l’utopie avec le présent – de « relativiser le présent » selon Zygmunt Bauman (Bauman, 1976) –, a montré que celle-ci a surtout la possibilité de proposer une comparaison avec le présent, et une

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alternative (future ou immédiate) idéale à celui-ci (Goodwin et Taylor, 1982 ; Levitas, 1990 : 177). En montrant que l’élément essentiel de l’utopie n’est pas l’espoir, mais le désir – « the desire for a different, better way of being » –, Levitas réfute l’idée d’un « élan utopique » inhérent à la « nature humaine » comme c’était le cas chez Bloch. À cela, elle va lui préférer une idée moins « universelle » qui dépendra alors d’une réponse construite socialement à partir des désirs émergeants dans une société particulière. L’utopie – alors dépendante de désirs socialement construits – ne peut ainsi plus être considérée comme « l’aventure de l’Occident » comme certains la qualifient parfois (Servier, 1991), mais devient au contraire un objet qu’il est possible de prendre en compte dans l’étude de contextes variés (Hébert, 2016)3.

En montrant que la caractéristique principale de l’utopie est un désir socialement construit par des conditions présentes insatisfaisantes, Levitas insiste sur le fait que la réalisation de l’utopie, et donc la transformation de la réalité présente, dépend de l’espoir : « the dream becomes vision only when hope is invested in an agency capable of transformation » (Levitas, 1990 : 200). Elle complète alors la définition de Bloch en montrant que l’espérance représente ce lien important entre le désir construit socialement d’une meilleure manière d’être, et la réalisation concrète de ce désir dans la transformation de l’ordre social existant. C’est pourquoi l’espérance est devenue un axe d’étude important en anthropologie, et plus particulièrement encore lorsqu’il s’agit de se pencher sur l’agencéité déployée par les acteurs sur le terrain ethnographique (Giraud, 2007 ; Moylan et Baccolini, 2007 ; Zigon, 2009 ; Appadurai, 2013 ; Sliwinski, 2012 et 2016 ; Van Hooft, 2014 ; Kleist et Jansen, 2016 ; Hébert, 2016 ; Salazar et al., 2017).

En contexte ethnographique, l’étude de l’espoir a contribué à redonner de l’importance aux futurs imaginés par les acteurs et aux possibilités de transformation du présent qui émergent dans leurs propres contextes. Ce lien entre la capacité à critiquer le présent et à imaginer les conditions d’existence dans le futur a poussé certains chercheurs à rejeter cette idée que l’utopie ne se trouverait que dans un futur lointain (Wright, 2010 ; Levitas, 2013 ; Cooper, 2014 ; Perrier, 2015). En ce sens, Davina Cooper s’est penchée sur les dimensions contingentes et « procédurales » des « utopies quotidiennes ». Elle montre ainsi que les groupes ou individus expérimentant ces

3 Il serait aussi nécessaire de mentionner les approches ethnographiques de l’espérance par Miyazaki, 2004 ; Anderson, 2006 ; Demant Frederiksen, 2007 ; ou encore Fox, 2015 ; mais leurs approches ne s’inscrivent pas directement dans ma proposition théorique. Certains de ces auteurs seront toutefois présentés en partie méthodologie, lorsque je réfléchirai aux possibles opérationnalisations de l’espérance et de l’utopie sur le terrain ethnographique.

Figure

Figure  1  :  Deux  bâtiments  d'un  groupe  Las  Abejas  A.C.
Figure 3 : Le Chiapas dans les États-Unis du Mexique.
Figure 4 : Carte de la municipalité de Chenalhó

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