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Chapitre 6 : Espérances d’avenir : entre tensions et négociations ; contradictions

6.3. Quelle place pour les espérances individuelles dans les projets communautaires ?

6.3.2. La richesse des migrations : l’expérience de l’utopie

Pour les organismes de San Cristóbal travaillant sur les questions migratoires, les migrations ne sont pas quelque chose de négatif. Elles sont en effet un symptôme évident du mécontentement social, alors surtout vécu par les jeunes des communautés, et une conséquence des conditions de vie précaires de la région alors tributaire au capitalisme mondialisé ; mais elles ne sont pas incompatibles avec les valeurs des projets politiques visant à dénoncer la marginalisation des communautés autochtones et visant à reconnaître leur autonomie. Pour ces acteurs – extérieurs ou directement issus de ces communautés autochtones – alors très politisés et parfois très proches des idéologies zapatistes, les projets migratoires, même parfois fantasmés et

idéalisés par certains individus, ne sont pas contraires aux principes de la résistance, et ce, du simple fait que ces modes d’engagement dans l’avenir ne sont pas « irréversibles » sur le plan idéologique.

En effet, les migrations ont parfois cette capacité à faire émerger des critiques très concrètes sur les modes d’organisation de la communauté, et donc de provoquer des changements sur des aspects perçus comme injustes voire insatisfaisants par certains acteurs. De plus, l’idéalisation des conditions de vie extérieures à la communauté et la perception parfois distordues de la société de consommation, sont possiblement réversibles dans le sens où il s’agit de confronter ces perceptions avec la réalité de l’expérience. À ce titre, les questions de « l’expérimentation », ou encore de « la prise de conscience », revenant alors dans certains récits de migration, deviennent formateurs dans l’évolution de la conscience politique de nombreux acteurs. Lorsque Marcelo de Voces Mesoamericanas affirme que les migrations ne sont pas « sataniques », mais qu’elles ont plusieurs choses à apprendre à chaque acteur de la communauté, c’est bien les caractéristiques profondément « transformatrices » des migrations qu’il met de l’avant. De la même manière lorsque qu’Angelo de la CIMICH dit qu’il lui a été nécessaire de quitter sa communauté pour se rendre compte que quelque chose ne fonctionnait pas « normalement » dans son milieu d’origine, c’est bien que la migration économique a été au centre de son processus de formation politique.

Pour ces acteurs, les projets migratoires sont perçus comme formateurs en ce sens qu’ils peuvent révéler la valeur et le sens des expérimentations politiques et sociales de la résistance, même imparfaites, que leurs prédécesseurs ont cherché à construire. Selon eux, la migration représente cette possibilité de « prendre de la distance » avec les modes d’organisation communautaire dans lesquels ceux qui n’ont connu que les conditions de vie de la résistance ont toujours vécu. De la même manière, il devient possible de comprendre la nécessité de la rigueur, et de la « perte de temps » comme certains l’avançaient, de s’engager dans les projets politiques – « d’accepter une charge » au sein des systèmes politiques des groupes en résistance – grâce à cette distance permettant une certaine prise de conscience. Cette réflexion peut alors être à l’origine d’un engagement militant plus poussé, en permettant parfois de donner du sens aux nombreux sacrifices nécessaires pour poursuivre la vie dans les communautés autochtones en résistance de la région. D’une certaine façon, ces expériences permettent à plusieurs individus de confronter leurs visions idéalisées de la société libérale, « d’expérimenter » la vie à l’extérieur de la

communauté et dans le « monde extérieur » avec les modes d’organisation sociale qu’ils ont connus depuis toujours. Comme ont eu tendance à me le dire plusieurs participants travaillant dans ces organismes, c’est peut-être pour ces nécessaires « prises de conscience » que les groupes politiques proches des idéologies zapatistes ont fait le choix de s’ouvrir à la migration de leurs jeunes. Dans cet ordre d’idée, le « buen migrar », comme me le rappelaient constamment les représentants des organismes de San Cristóbal, ce n’est pas seulement la recherche de l’aspect économique de la migration, c’est aussi et surtout les nombreux enseignements qui viennent avec elle. Ainsi, même si de nombreuses personnes ne reviendront jamais dans leurs communautés d’origine et même si les risques d’accident, de disparition, et de mort sont bien présents, il est aussi remarquable de constater que certains des jeunes les plus actifs aujourd’hui dans le changement des communautés sont aussi ceux, dans certaines proportions, qui ont eu la possibilité de pousser jusqu’au bout leurs projets migratoires. Pourtant, et comme nous le montrent les nombreuses oppositions des autorités communautaires zapatistes et Abejas, ces aspects de la migration sont souvent minimisés dans les expériences d’utopies concrètes évoluant à la marge de l’ordre néolibéral.

Tout comme je l’ai montré, il est nécessaire de relativiser et nuancer les oppositions parfois trop rapides qui peuvent être faites entre les espérances de renversement d’un ordre social bien établi, présenté ici avec le projet zapatiste, et les espérances parfois beaucoup plus individuelles ou familiales de changement, alors illustrées au travers du phénomène migratoire au Chiapas. Les espérances exprimées par les différents acteurs de la résistance, parfois il est vrai de sensibilités politiques très différentes, et leurs articulations dans le contexte local, nous indiquent qu’il n’y a pas nécessairement de contradiction évidente et d’incompatibilité entre la recherche de meilleures conditions de vie dans un ordre social pris comme allant de soi, et l’acte de résistance à ce même ordre social. Dans un cas il s’agit de changer l’ordre social en général, et dans l’autre, il s’agit plutôt de faire évoluer sa propre situation à l’intérieur de celui-ci, même s’il peut être perçu comme non définitif dans le temps et même injuste ; l’important pour beaucoup étant surtout de composer avec le maximum d’opportunités qui peuvent s’offrir à eux. Cette complémentarité existant alors entre ces deux formes d’engagement dans l’avenir est tout du moins le parti pris explicite qu’ont décidé de prendre les organismes pour migrants de San Cristóbal. En ce sens, et comme tentent d’en faire la promotion ces mêmes organismes, les migrations ont la possibilité de devenir des

instruments indissociables de l’expérimentation utopique des zapatistes, et du renouvellement obligatoire de celle-ci.

Synthèse

Presque vingt-cinq ans après l’insurrection armée des zapatistes, il est clair que l’expérience d’autonomie communautaire s’est diversifiée. L’objectif de renversement du capitalisme, et les utopies véhiculées par la résistance, sont perçues par certains comme étant de plus en plus difficiles à tenir dans un contexte économique, social et politique toujours aussi instable. Parfois en contradiction avec le projet de résistance diffusé par les cadres zapatistes, mais toujours en quête de sens à donner à leur engagement des premières années, il est toujours marquant de comprendre comment certains groupes politiques, et certains individus, tentent d’articuler et combiner leurs désirs pour une meilleure vie avec les désirs de changement social plus large qui les habitaient dans les années 1990 et les habitent parfois toujours aujourd’hui. Relevant d’un processus toujours incertain, et d’une construction toujours complexe, l’articulation de projets plus personnels ou familiaux avec des projets communautaires et politiques plus larges met en avant cette capacité des acteurs locaux à « jongler » entre différentes perspectives de vie parfois complémentaires, parfois contradictoires (voir aussi Mische, 2001). L’espérance repose en ce sens avant tout sur une évaluation critique, visant essentiellement à donner du sens, de la valeur et une certaine cohérence à un futur désiré (voir aussi Sliwinski, 2016). Elle est au centre de l’action sociale, pour le changement ou la perpétuation de l’ordre présent, en ce sens qu’elle se construit en négociation et en tension avec les nombreuses perceptions de ce que devrait être une « bonne société » et une « meilleure manière d’être » (voir aussi Levitas, 1990). Ainsi toujours construite en relation dans les dynamiques sociales, l’espérance est intimement liée à un contexte particulier, et de ce fait le produit d’une insatisfaction qui a émergé dans ce même contexte. S’il est possible de parler d’une « internationalisation de l’espoir » du fait même d’une situation partagée par l’ensemble de l’humanité partout à travers le monde face aux dérives du néolibéralisme, alors il faut concevoir que les réponses à apporter à cette insatisfaction mondialement partagée seront multiples, parfois contradictoires, et ainsi toujours en tension mais en relation les unes avec les autres.

De par les actions sociales qu’elles engagent, et de par les représentations de la réalité dont elles sont le produit, l’espérance et l’utopie sont des axes d’étude essentiels lorsqu’il s’agit de se pencher sur les transformations d’un contexte particulier et de la perception que les acteurs vont avoir de leurs propres positionnements dans ces transformations. Qu’il s’agisse du « sujet souffrant », ancré dans les déterminismes de son contexte et ne possédant aucune capacité concrète à participer à l’évolution de ce dernier, ou du « sujet espérant », agissant dans sa réalité parfois de manière arrogante face à ces mêmes déterminismes sociaux ; chaque approche traduit à sa manière les positionnements multiples adoptés par les acteurs dans les évolutions sociales qu’ils subissent et qu’ils produisent. C’est pourquoi il reste primordial de considérer chaque approche dans la manière dont elle permet d’aborder les projections des individus et des groupes sociaux dans l’avenir. Ce n’est qu’en mixant ces différentes approches qu’il sera possible de considérer la multiplicité des réponses apportées par les différents acteurs face à l’adversité de leurs conditions de vie ; et ce n’est qu’en mixant ces différentes approches qu’il sera possible de faire sens des espérances parfois très contradictoires que certains acteurs vont exprimer et tenter d’articuler au quotidien dans leurs propres conditions d’existence actuelles.

Conclusion

L’objectif principal de cette recherche était de mieux comprendre les évolutions du contexte insurrectionnel du Chiapas, et plus particulièrement de la municipalité de San Pedro Chenalhó, au travers des manières multiples dont les individus et les groupes des différentes mouvances politiques de la région se projettent dans l’avenir. Si l’espérance et l’utopie, les deux principales figures de l’imaginaire qui ont été mobilisées dans ce travail, m’ont permis d’explorer les représentations sociales du « changement » chez les groupes politiques de la région et les individus se revendiquant de « la résistance », elles m’ont aussi permis de mettre en lumière des aspirations futures qui ne sont habituellement pas contenues dans les discours officiels et publics des ressortissants de cette même « résistance ». Au-delà des divisions et des conflits qui ont émergé avec l’affirmation progressive d’aspirations et de projections parfois en rupture avec les discours portés par les cadres zapatistes, je me suis surtout penché sur les manières dont certains groupes et individus se positionnent dans l’espace politique de la région pour rendre cohérent, et rattacher ensemble, ces futurs multiples.

En considérant dans ma recherche ethnographique des groupes communautaires dits en « rupture avec le mouvement originel » par ceux continuant de porter la vision radicale de la résistance promue par les cadres zapatistes, et donc en donnant la parole à des acteurs aujourd’hui écartés de la majorité des prises de position publiques du mouvement dans son ensemble, j’ai cherché à comprendre les différents points de vue autour des divisions du mouvement Las Abejas. En me penchant sur l’évolution des représentations ayant trait aux manières de faire et d’envisager « la résistance » aujourd’hui et demain chez les différents groupes Abejas de Chenalhó, j’ai montré au début du quatrième chapitre qu’il existe effectivement des différends importants entre ces groupes se revendiquant pourtant tous de « la résistance ». Les représentations de « l’utopie », de « faire de la politique », ou encore des « imaginaires autochtones », diffèrent parfois énormément d’un groupe à l’autre, mais sont surtout intimement reliées aux identités profondes de ces différents groupes. Ainsi, loin d’être une contradiction avec les objectifs originels de la résistance pour ceux qui se retrouvent aujourd’hui en rupture avec les groupes toujours très attachés aux zapatistes, les opportunités saisies avec l’ouverture des réseaux gouvernementaux à partir des années 2000 ont au contraire été vécues comme le prolongement logique de la résistance. Partageant une base commune autour du nom et de l’histoire des « Abejas », cette césure dans les stratégies de

résistance n’a pas été acceptée par les groupes alignés sur les préceptes zapatistes qui y ont alors vu une cooptation évidente des groupes ayant cherché une « sortie institutionnelle » des conditions de vie de la résistance. Pourtant, et comme je l’ai montré à la fin du chapitre quatre, la fracture entretenue localement par les principaux leaders des organisations militantes du Chiapas entre « ceux qui résistent » et « ceux qui sont avec le gouvernement », tient généralement plus d’un besoin d’affirmation et de distinction dans le paysage politique local que d’une réelle incompatibilité stratégique à long terme. Cette distinction est surtout entretenue par les principaux leaders des organisations afin de conserver ou d’élargir la base sociale sur laquelle ils ont construit une certaine légitimité à se revendiquer de la « résistance », et de laquelle ils tirent des avantages économiques et politiques certains.

Si dans le chapitre quatre j’ai principalement exposé les points de rupture entre les différents groupes en résistance, j’ai tenté de montrer dans le cinquième chapitre ce qui tend au contraire à lier entre elles les différentes expériences de résistance. La grande ressemblance des projections dans l’avenir exprimées au niveau individuel et familial par des individus n’étant pas nécessairement affiliés aux mêmes groupes politiques est en ce sens représentative d’une expérience largement partagée par les habitants de la région face à la réalité des conditions de vie présentes. En me détachant des postures politiques dichotomiques adoptées par la majorité des leaders locaux, et me rapprochant davantage du point de vue de ceux qui subissent de plein fouet les conséquences des conflits politiques, j’ai montré au cours de ce chapitre que les difficultés du quotidien, l’accès à la terre presque impossible, et la précarité représentent le sort presque déterminé et le seul avenir pour la majorité des jeunes zapatistes, Abejas, ou de n’importe qu’elle autre formation politique. L’approche multi-située employée aussi bien avec des groupes de « la résistance » qu’avec des groupes en opposition à eux, m’a aussi permis d’explorer « l’autre côté » de l’histoire insurrectionnelle de la région. Un contre-pied aux études sociales habituellement réalisées dans cette région que je n’ai pu explorer que brièvement dans cette présente recherche, mais un contre-pied qui m’apparait aujourd’hui impératif dans un contexte semblable à celui de Chenalhó : où après vingt-cinq ans de guerre de basse-intensité, les zapatistes et leurs alliés proches ne sont pas les seuls à avoir éprouvé les difficultés provoquées par la guerre de basse intensité du gouvernement mexicain. Un regard que je pense nécessaire sur la situation du Chiapas et qui s’impose alors pour entrevoir une réalité où « les oubliés » et les « dépossédés » sont aussi ceux qui n’ont pas pu jouir du feu des projecteurs de l’insurrection de 1994.

L’approche entamée ici à partir des représentations de l’avenir ne permet donc pas uniquement d’enrichir la compréhension du contexte local à partir de nouvelles considérations théoriques, mais devient aussi une approche visant explicitement à réconcilier différentes postures politiques au sein de situations aussi complexes que celle de Chenalhó. L’anthropologie plus « positive » proposée par certains chercheurs ne vise en ce sens pas uniquement à ethnographier aujourd’hui un sujet émancipé des déterminismes dans lesquels il vit, mais postule plutôt une approche du monde social capable de créer des liens et des ponts entre des postures jugées par les acteurs et les observateurs du monde social comme « irréconciliables ». En ce sens, dans un contexte comme celui de Chenalhó où les représentations du passé et du présent sont généralement traversées par des clivages paraissant impossibles à dépasser, l’avenir offre cet espace de conciliation certain. Face aux conditions présentes d’existence jugées « insatisfaisantes » par un grand ensemble de la population, la similitude dans les réponses futures à apporter aux problématiques sociales, politiques et économiques actuelles est alors peut-être la dernière chose que partage l’ensemble des ressortissants des différents groupes de la région. Le sixième chapitre traduit tout à la fois ces tensions qui existent dans les projections vers l’avenir des différents acteurs, et les conciliations bien réelles qui peuvent être réalisées dans cet avenir lorsqu’il s’agit de prendre en compte une réalité contraignante et commune à un grand ensemble de la population. En ce sens, les réponses dans le futur largement adoptées par la majorité des jeunes des communautés autochtones de la région semblent souvent converger vers la migration et vers l’amélioration de leur propre situation au travers de ces processus. Comme je l’ai montré au cours de ce chapitre, loin d’être une contradiction aux projets politiques de « résistance » portés localement, les espérances visant l’acquisition de meilleures conditions de vie au travers des opportunités qui s’offrent à chacun aujourd’hui ont la possibilité d’être rattachées aux espérances de changement social plus profond si le problème est saisi communautairement. Le phénomène migratoire traduit en ce sens cette réalité où les individus sont parfois amenés à dépasser les anciens conflits qui les ont divisés afin de se soutenir mutuellement dans une expérience commune. Ces approches, explicitement adoptées par des organismes de la société civile comme Voces Mesoamericanas ou la CIMICH, s’imposent aujourd’hui dans un contexte politique et social qui se fracture chaque jour un peu plus autour d’une distinction entre groupes politiques qui, comme l’ensemble de mes informateurs semblaient aussi le reconnaître, participe surtout à la politique contre-insurrectionnelle du gouvernement. Même si la proposition que je porte ici peut apparaître

bien naïve pour quiconque connait étroitement le contexte de Chenalhó, il est toutefois important de mentionner qu’elle est largement apparue comme une espérance forte à laquelle j’ai été confronté tout au long de mon terrain et à chaque rencontre.

Pour conclure ce travail, je mentionnerais qu’en se penchant sur les « imaginaires du futur » d’un « sujet aspirant » à un avenir « désiré » – en se tournant définitivement vers une anthropologie plus « positive » – le risque est grand de retranscrire les catégories desquelles nous cherchions pourtant à nous écarter. Lorsqu’en anthropologie nous nous penchons sur les aspirations futures de ceux que nous considérions depuis quatre décennies comme les « sujets souffrants » et plus généralement les « pauvres », de quels futurs parlons-nous ? Ou plutôt, de quels futurs souhaitons- nous réellement parler et mettre de l’avant ? Alors que ces « nouvelles » catégories des imaginaires du futur s’appliquent à des contextes de résistance et d’expérimentations politiques chez les « sujets révolutionnaires » – comme j’ai pu en faire la démarche de la même manière que d’autres avant moi – on se rend pourtant rapidement compte qu’elles ont la possibilité de s’imposer trop uniformément et résulter sur une vision parfois essentialisée du monde social. Le sujet aspirant à migrer aux États-Unis pour revendiquer son droit à l’« American way of life » et avoir la possibilité de construire son entreprise dans sa communauté est-il un « sujet aliéné » – comme on pourrait le conclure rapidement si on considère les aspirations uniquement sous leurs caractéristiques « émancipatrices » – ou participe-t-il au contraire à un projet politique plus général comme je