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Chapitre 6 : Espérances d’avenir : entre tensions et négociations ; contradictions

6.1. L’idéal de « l’unification » : l’utopie entre tensions et négociations

6.1.1. Temporalités multiples et articulations sommaires

Comme je l’ai montré avec les différents groupes Abejas, les conflits et les différents internes ne sont pas soudainement apparus dans les années 2000 avec le changement de gouvernement aux échelles étatique et nationale, et en 2008 avec les premières divisions. Marie José Nadal l’avait déjà identifié en 1994 ; les sensibilités politiques étaient alors très diverses au sein des organisations paysannes, et ce, même si elles ont fini par s’unir et s’engager conjointement dans la lutte armée (Nadal, 1994 : 57). Ainsi, même si cette unification n’était que très relative, elle permettait toutefois de lier les groupes en résistance entre eux dans leur désir de changement. Ces positionnements dans la manière de mener la résistance hier et aujourd’hui, et d’en obtenir des retombées économiques, sociales ou politiques dans l’avenir ont, comme je l’ai montré dans les deux derniers chapitres, révélé de nombreuses divergences et tensions qui n’ont fait que s’exacerber ces dernières années. Avec pour origine la vague de contestation face au gouvernement de Carlos Salinas de Gortari, cette unification a tendu à occulter et à uniformiser l’ensemble des objectifs de départs – pourtant très différents d’un groupe à l’autre – sous ceux diffusés publiquement par les discours révolutionnaires des cadres zapatistes et de leurs alliés de la société civile. En effet, et comme je l’ai déjà abordé, pour beaucoup, le soulèvement armé a surtout été un acte désespéré pour interpeller l’État et demander plus de reconnaissance et d’intégration dans le tournant néolibéral de l’époque. Plus qu’un acte visant à amorcer et poursuivre plus longuement dans le futur une résistance contraignante contre un ordre social tentant d’accroître son hégémonie au niveau mondial, le soulèvement armé a aussi été pour certains un moyen d’assurer la reproduction de leurs groupes politiques et communautaires.

C’est une des raisons pourquoi la stabilisation progressive de la région, et la possibilité d’explorer de nouveaux réseaux économiques et politiques, a eu comme conséquence de voir ce cri de ralliement perdre de son attrait pour un certain nombre de groupes s’étant naguère revendiqués du zapatisme. Pour certains, il s’agissait donc dans un premier temps de contester cet abandon progressif de l’État dans la vie des communautés, afin de demander par la suite plus

d’intégration dans l’ouverture récente de l’économie aux marchés extérieurs. De ce fait, et comme on peut le comprendre avec les espérances passées toujours exprimées aujourd’hui par certains acteurs – notamment avec cette nécessité qu’il y a eu de « sortir par le haut » à un moment donné –, la période de « réconciliation » avec le gouvernement était une composante primordiale de leur engagement insurrectionnel du début. La résistance ayant parfois été perçue comme un processus temporaire, les bénéfices de la lutte devaient être perceptibles dans les quelques années suivant le soulèvement.

Dans le même ordre d’idée, la mise en place de projets politiques concrets – les « utopies vécues » (Mattiace, 2003), ou « l’institutionnalisation du projet zapatiste » (Aranda Andrade, 2017) – et donc « l’opérationnalisation » des possibilités, a laissé place à une « autonomie » progressive de certains groupes dans leurs volontés d’affirmer et suivre leurs propres objectifs. En ce sens, lorsque les mondes imaginés furent progressivement « fixés » dans les réalités locales, certains groupes ayant acquis une autonomie communautaire que l’on pourrait caractériser de « fonctionnelle » – comprenant des modes d’organisation politique hérités des premières années de résistance et d’une autonomie économique qui n’a été possible qu’à travers les nombreux réseaux internationaux solidaires – ont pu affirmer leurs propres conceptions de « la résistance » qui n’étaient pas toujours cohérentes avec le discours public des zapatistes et des autres groupes se revendiquant directement de ce mouvement. Par exemple, les groupes de Las Abejas A.C. jouissent aujourd’hui d’une « autonomie » vis-à-vis des groupes politiques municipaux plus traditionnels, ils possèdent aussi leur propre système politique, leurs propres alliances stratégiques, et leurs propres réseaux nationaux et internationaux. Toutes ces caractéristiques sont autant de gains directement hérités des premières années de résistance – de possibilités qui ont pu être opérationnalisés lors des premières années de lutte – et qui sont aujourd’hui un atout majeur dans la tâche « d’exiger » au gouvernement et de tenter d’en faire évoluer ses institutions. Pour les groupes de la SCLA, « l’autonomie » est au contraire envisagée dans une perspective de vivre « en dehors » des institutions mexicaines. Prenant ainsi l’expression « en bas et à gauche » au sens propre, ils font le choix de construire leurs expériences à partir des cadres normatifs du Droit international et des appuis de la solidarité internationale, plutôt que tenter de faire évoluer les institutions du Mexique.

Ainsi, malgré ce que les rapports tendus entre plusieurs groupes de « la résistance » dans la région pourraient le suggérer, les espérances et les manières de se tourner vers le futur chez la majorité de ces groupes ne sont pas nécessairement en contradiction avec le projet qu’ils partageaient au milieu des années 1990. En effet, ce dernier rassemblait déjà l’ensemble des aspirations que l’on peut aujourd’hui observer de manière toutefois bien plus conflictuelle. Suivant ce propos, même si les nombreuses espérances d’autonomisation et d’intégration économique s’expriment publiquement chez certains groupes aujourd’hui davantage que lors des premiers instants de la lutte, elles ne sont pas « apparues » tout à coup avec l’évolution du contexte social et politique de ces dernières années. Elles ont plutôt toujours été contenues dans la relative « unification » des premiers instants. La proposition avancée ici, promeut donc l’idée de temporalités multiples, d’espérances divergentes, et de représentations de l’avenir non uniformes, dont l’articulation au sein de projets politiques divers est sans cesse l’œuvre d’une construction complexe qui est négociée aussi bien au sein des communautés et groupes en résistance, qu’au sein de la trajectoire des personnes elles-mêmes.

D’un autre côté, il est aussi important de mentionner que les désillusions et le désespoir, ressenti par plusieurs devant la stagnation progressive et la perte d’influence de certains projets politiques de résistance, ont bien quant à eux laissé émerger de nouvelles espérances et de nouvelles façons de se projeter dans l’avenir. C’est le cas de certaines espérances migratoires – que je développerai davantage dans la troisième partie de ce chapitre –, mais aussi des espérances qui ont été investies dans certains projets gouvernementaux qui ont parfois très explicitement miné l’autonomie économique et politique de certains groupes, voire de certains individus, autrefois très axés sur le projet zapatiste.