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Chapitre 1 : Le futur comme objet d’étude : espérances d’avenir et utopies

1.3. Utopies, espérances et zapatisme

1.3.2. Le mouvement zapatiste et les études utopiques

Si dans les écrits présentés dans la partie précédente, le vocabulaire de l’utopie n’est pas toujours explicitement utilisé, il est toutefois possible de constater la centralité de l’espoir, et des « imaginaires » en général, dans l’expression de l’agencéité des acteurs locaux engagés dans le changement social qu’ils portent. L’approche éminemment utopique et centrée sur l’espérance dont usent les zapatistes dans la définition de leur lutte face au gouvernement mexicain et face au capitalisme a toutefois amené de nombreux chercheurs en sciences sociales à considérer de manière bien plus explicite l’apport de l’utopie dans l’étude de ce mouvement.

Tout en restant très proches des études précédentes, de nombreux universitaires ont cherché à rattacher l’espérance, dans une définition proche de Bloch, et l’utopie, dans ses manifestations concrètes dans le réel, dans leurs approches du mouvement zapatiste (García Quintanilla, 1994 ; Hernández Castillo, 1999 ; Rus et al., 2003 ; Matamoros Ponce, 2009 ; Dinerstein, 2013). L’autonomie communautaire, souvent point central dans l’approche du mouvement par ces chercheurs, est généralement perçue comme l’utopie partagée par de nombreux peuples autochtones à travers le Mexique, et ce, même si sa définition et sa mise en application peuvent varier d’un groupe politique à un autre (Mattiace, 2003 : 187). L’autonomie de facto est de ce fait souvent décrite comme une « utopie vécue », ici entendue comme une réalité qui n’est pas encore tout à fait assemblée, pas encore tout à fait présente, mais qui contient tout de même les éléments du « non-encore être » (Mattiace, 2003 : 187 ; Dinerstein et Deneulin, 2012 ; Dinerstein, 2013). Pour d’autres, l’autonomie communautaire, en tant qu’« idéal » négocié au sein des groupes en résistance, est le produit d’un ajustement continu entre ce qui est réalisable et ce qui est désirable (Aranda Andrade, 2015). Expérimentée au quotidien dans des formes partielles et encore imparfaites, l’utopie est parfois comprise comme « ce quelque chose vers lequel on marche, mais que l’on n’atteint jamais » (Cerutti, 2003), et permet de rompre avec l’idée d’impossibilité qui « domine l’imaginaire social et démobilise l’action collective » (Castellanos Guerrero, 2014). Dans les descriptions qui en sont faites, la lutte pour l’utopie vise l’acquisition définitive d’une autonomie « de droit » : d’une autonomie permettant les réalisations collectives désirées par chaque communauté particulière ; d’une autonomie qui permettrait alors un plus grand contrôle des populations autochtones sur leurs vies quotidiennes (Mattiace, 2003 : 189).

Même si cette autonomie de droit peut paraitre être un idéal encore loin d’être concrétisé, il est nécessaire de mentionner qu’elle est pourtant inscrite dans la constitution mexicaine, et garantie par certains droits découlant directement de plusieurs conventions internationales relatives aux Droits de l’Homme et aux Droits des peuples autochtones. Pour certains chercheurs, ces conventions, et les organisations qui en sont les créatrices, recouvrent elles-mêmes une conception fondamentalement utopique (Habermas, 2012 ; Moyn, 2012). En effet, toujours dans une position de risque et de tension dans la réalité politique et sociale à l’intérieur même des cadres normatifs étatiques, les Droits de l’Homme – mais aussi les Droits des peuples autochtones – forment pour Habermas « une utopie réaliste puisqu’ils ne font plus miroiter des images de bonheur collectif enluminées par l’utopie sociale, mais un objectif idéal de société juste inscrite dans les institutions mêmes des États constitutionnels » (Habermas, 2012 : 154). L’inscription des idéaux révolutionnaires zapatistes – prônant alors très explicitement une « ouverture » dans leurs applications – dans ces échelles internationales n’est ainsi pas sans poser problème dans les réflexions autour des orientations idéologiques du mouvement zapatiste.

On comprend ici la tension essentielle entre ces deux approches de l’utopie, qui, même si elles ne s’opposent pas nécessairement entre elles, diffèrent grandement. Les discours zapatistes, de par leur teneur antiautoritaire, ont en général été soucieux de laisser ouvert l’horizon des possibilités des manières d’être, tout en cherchant parfois à « cadrer » leurs projets à l’intérieur de ces « utopies réalistes ». La confusion parfois entretenue entre les droits et les utopies à l’intérieur des cadres normatifs de ces institutions internationales est autant un signe évident de l’hégémonie libérale qu’une possibilité de rupture avec elle. De cette manière, les zapatistes ont, au cours de leurs années de lutte, aussi bien témoigné une inspiration très forte vis-à-vis de ces « droits universels », que montré une répulsion très forte face à ces derniers, et ce, dépendamment des moments et des contextes particuliers. Malgré tout, il est toutefois remarquable de constater à quel point ce cadre normatif a permis au mouvement de surgir sur la scène internationale, et notamment en faisant la promotion d’une « situation partagée » par « l’ensemble des minorités » du monde entier face aux conditions discriminantes du capitalisme.

Pour certains auteurs, l’espérance affichée par le mouvement zapatiste est non seulement perçue comme cette force motrice de l’imaginaire, comme je l’abordais précédemment, mais aussi et surtout, représentative de ce lien inaltérable qui existe entre différents contextes à travers le

monde (Dinerstein et Deneulin, 2012 ; Dinerstein, 2014 ; Holloway, 2014). D’ailleurs, affirme Holloway, les crises ne sont pas seulement le résultat de dynamiques financières qui représentent des erreurs et déséquilibres périodiques, mais bien le produit de « notre indignation » collective (Holloway, 2014). De ce fait, l’espérance partagée par de nombreux mouvements sociaux à travers le monde représente, selon lui, cette possibilité de transcender les barrières entre ces mondes, mais aussi de transcender ces barrières qui aujourd’hui, nous séparent « nous » – les chercheurs en sciences sociales – « d’eux » – les sujets de nos études (Holloway, 2014).

Synthèse théorique

Parfois complémentaires au sein de mêmes mouvances politiques, mais aussi parfois contradictoires, les projets utopiques n’en sont pas moins des constructions conscientes – parfois désirées, mais aussi parfois fortuites du fait d’un contexte particulier – sur la manière dont l’avenir devrait se former et être concrètement. En constante redéfinition dans les conditions présentes d’existence, la conscience utopique, comme décrite par Mannheim, est créatrice de tension au sein des groupes et des individus eux-mêmes. Penser la « multiplicité » de ces formes de projets désirés nous pousse ainsi à comprendre l’émergence et l’articulation de ces différents projets – politiques, économiques et sociaux – les uns avec les autres. C’est en ce sens que le projet utopique des zapatistes et leurs formes « d’utopies vécues » s’insèrent directement dans des utopies plus larges, désirées par de nombreuses populations autochtones du Mexique, qui elles-mêmes peuvent parfois s’inscrire dans des utopies plus larges encore. Conserver les capacités créatrices d’une utopie ouverte sur le futur tout en s’inscrivant dans une ou des utopies plus réalistes et déjà largement institutionnalisées – laissant alors certainement moins de place à l’imprévisibilité de l’avenir – est une position qui, même si elle peut apparaître à certains moments comme contradictoire, révèle surtout la grande richesse des manières dont des groupes sociaux et des individus explorent leurs capacités à agir dans leurs propres contextes sociohistoriques. Le développement d’une anthropologie de l’espoir est en ce sens cette possibilité de pouvoir explorer cette richesse créative qui n’est ni complètement déterminée par les structures environnantes, ni complètement l’œuvre d’une création individuelle et « immanente » à l’être humain en général.

De la même manière, ce tournant théorique de l’anthropologie permet de replacer le et les chercheurs en sciences sociales au cœur des visions du social qu’ils ont plus ou moins directement participé à créer. La figure de l’observateur à l’écart du monde qu’il est en train d’étudier, cette figure de « l’objectivité » garante d’une scientificité souvent illusoire, tombe, pour laisser place à une posture impliquée dans les contextes que les universitaires ont cherché à comprendre. Pour la majorité de ces auteurs, développer le champ des études utopiques, en l’adaptant à de tels contextes d’effervescences et d’innovations sociales, permet en effet de reconnaître leur propre engagement militant. Il ne s’agit donc pas seulement de documenter les alternatives politiques, mais bien de reconnaître la portée des sciences sociales dans les productions utopiques des « Autres », et notamment en y rendant visible la manière dont nos propres valeurs vont intervenir dans cet acte de représentation (Graeber, 2004 ; Levitas, 2013). Le développement des études utopiques dans l’approche de tels mouvements sociaux a non seulement la volonté de participer activement aux alternatives politiques et aux projets utopiques que les chercheurs documentent, mais aussi de réfléchir aux potentiels « ponts » existants entre ces contextes parfois très différents (Hébert, 2016).

Je viens de poser la base théorique qui va porter ma recherche tout au long des différentes étapes du développement de ce présent travail. Dans le chapitre suivant, il s’agira de poser les bases contextuelles nécessaires pour comprendre l’évolution des groupes en résistance d’une région précise du Chiapas. D’abord centré sur une vision générale et globale du contexte zapatiste, il s’agira surtout de cibler progressivement le contexte particulier de Chenalhó où j’ai mené mon ethnographie, avant d’en présenter les résultats dans les chapitres suivants.

Chapitre 2 : Essor des mouvements contestataires au Chiapas