• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : Essor des mouvements contestataires au Chiapas et à Chenalhó :

2.3. Premières fissures dans la résistance et période actuelle

2.3.1. Le retour des déplacés et la « réconciliation »

Au début des années 2000, les conditions de vie dans le campement de réfugiés de X’oyep commençaient à être critiques. Il manquait toujours de nourriture, de logements, et le bois – utilisé pour le chauffage des maisons et la cuisine au quotidien – atteignait un niveau très bas. Cette position délicate au sein de l’organisation poussa les dirigeants de la table directrice de l’époque à négocier le retour des familles dans leurs communautés d’origine. Au mois de juin, des déplacés ont ainsi signé un accord avec l’État où celui-ci s’était engagé à assurer les conditions nécessaires pour le retour de plusieurs familles dans leurs logements qu’ils avaient été contraints d’abandonner (Orozco, 2014 : 85). L’accord spécifiait aussi une indemnisation de presque 7 millions de pesos, pour rembourser les vols et les dommages des biens qui avaient été abandonnés. Si cet accord m’a souvent été présenté par les autorités de l’époque30 comme une excellente opportunité de

« reconstruire ce qui avait été détruit », d’autres leaders au sein de l’organisation ont commencé à émettre de forts doutes quant au bien-fondé de « recevoir de l’argent de la part du gouvernement responsable du massacre d’Acteal »31. De plus, la signature de cet accord fut décidée sans en

30 Entretien du 02/11/2017 avec Joaquín et du 11/10/2017 avec Alberto.

référer aux bases d’appuis de l’organisation et de leurs autorités respectives. En octobre, c’est plus d’une centaine de familles déplacées de l’organisation Las Abejas qui retournèrent dans leurs anciennes communautés, ou bien s’installèrent dans de nouvelles32.

Les années 2000 ont marqué un vrai changement dans la perception du gouvernement au sein de l’organisation Las Abejas. En effet, les relations existantes entre le groupe Las Abejas et Pablo Salazar Mendiguchía (2000-2006)33, le nouveau gouverneur du Chiapas, remontent aux origines de l’organisation, en 1992. Ce dernier les avait alors appuyés lorsqu’il leur a été nécessaire de mener les discussions avec le gouvernement dans le combat juridique visant à faire libérer les cinq détenus à San Cristóbal. Entre 2001 et 2002, des discussions réunissant le gouverneur, les autorités municipales, les représentants Abejas, le Secrétaire des Affaires Indiennes (Secretario de Pueblos Indios), ainsi que la commission des droits de l’Homme du Chiapas, la Croix rouge mexicaine et internationale, et divers représentants d’organismes impliqués dans le contexte, ont eu lieu afin d’aborder les questions du retour des déplacés34. Ces discussions menèrent à la

signature d’un « Acte d’accord de respect mutuel » (Acto de acuerdo de respecto mutuo) le 24 août 2001, entre tous les acteurs politiques et religieux de la région. Seuls les zapatistes de Pohló refusèrent de participer à la fois aux discussions et à la signature de l’accord. La suite de ces accords a été assurée par la mise en place d’une Commission de Suivi et Vérification qui organisa de nombreuses rencontres entre les différents acteurs. Au niveau municipal, la présidence était tenue par Armando Vásquez (2002-2004), cousin d’Agustín Vásquez qui était alors le représentant de l’organisation Las Abejas dans la résolution du conflit au cours de ces années. Les deux acteurs, rencontrés au cours de mon terrain, m’ont très largement vanté leurs actions lors de cette période, où ils étaient tous deux aux commandes des différentes factions politiques dans la résolution du

32 Entretien du 11/10/2017 avec Alberto. Pour beaucoup, la menace Priiste présente dans leurs anciennes communautés depuis le déplacement forcé était toujours bien présente, et si le départ de X’oyep s’imposait, le retour dans leurs communautés paraissait impossible. Aidés par des organismes solidaires, les dirigeants de l’époque ont parfois eu la possibilité d’acheter des terrains pour y construire de nouvelles communautés.

33 Avocat et universitaire formé à l’Université Autonome de Puebla, il a d’abord été sénateur du PRI de 1994 à 2000 et membre de la Commission de Concorde et de Pacification (COCOPA). Il participa à l’élaboration de la Loi pour le Dialogue, la Conciliation et la Paix digne pour le Chiapas qui émana directement des Accords de San Andrés. Il arrive au pouvoir du Chiapas en décembre 2000, grâce à une alliance entre huit partis politiques qui lui permirent de remporter la victoire avec 52,7% des suffrages. L’un des points importants de sa campagne était celui d’entamer des négociations en vue d’une solution pour la paix au Chiapas.

34 N’ayant pu accéder aux dossiers de ces discussions, je m’appuie ici sur les résultats de la recherche de Sabrina Melenotte qui a pu quant à elle avoir accès à ces archives (Melenotte, 2014).

conflit à Chenalhó, et où selon eux ils avaient réussi à « apaiser la région malgré les grandes difficultés » et avaient mené un travail de réconciliation « remarquable ».

Les divers pactes et accords signés par les sympathisants Abejas avec le gouvernement créèrent une distance avec les autorités zapatistes, qui considéraient alors comme intolérable le fait de négocier avec le gouvernement sans avoir résolu les questions de fond liées aux Accords de San Andrés (Orozco, 2014 ; Melenotte, 2014 ; Gonzales Torres, 2017). Les zapatistes considéraient aussi « qu’accepter des indemnisations matérielles revenait à accepter, et donc légitimer, la stratégie contre-insurrectionnelle gouvernementale » (Melenotte, 2014 : 645). La distance des zapatistes avec le groupe Abejas s’accrut encore quand l’un des leaders de l’organisation se présenta comme candidat à la présidence municipale en 2001, sous l’effigie du PRD. Bien entendu, comme on peut le voir avec les divergences au sein de l’organisation dès les premiers accords passés avec le gouvernement, les positions politiques au sein du groupe Abejas étaient loin d’être parfaitement homogènes. Cette distanciation des zapatistes avec l’organisation était de la même manière une position partagée par certains sympathisants de l’organisation avec les autorités qui avaient mené la signature des accords. À l’intérieur même du groupe Las Abejas, une première division pouvait déjà s’observer entre ceux qui voyaient dans les ouvertures du gouvernement une possibilité pour retirer certains bénéfices des années de conflit subies par les familles de l’organisation, et ceux qui questionnaient la cohérence entre cette dépendance vis-à-vis des programmes gouvernementaux et le devoir de l’organisation visant la justice pour les Martyrs d’Acteal (Orozco, 2014 ; Gonzales Torres, 2017).

La signature des accords mena à un apaisement, tout du moins relatif de la municipalité, et le retour des déplacés Abejas dans leurs communautés d’origine montra les « bons résultats » effectués conjointement par les différents groupes politiques de la région et les autorités municipales. Pourtant, les processus de « réconciliation » ne furent jamais envisagés comme des processus de justice, comme le souhaitaient pourtant les sympathisants Abejas, ni comme un moyen de résolution du conflit armé. Les rapports produits au cours des négociations montrent généralement que ces processus correspondaient plutôt à une vision réduite de la réconciliation, dans un sens de « simple trêve » (Melenotte, 2014). Ainsi, et comme le démontre Sabrina Melenotte dans l’analyse qu’elle a faite des réunions et des dialogues organisés dans le cadre de cette « réconciliation », ces discussions ne sont jamais parvenues à la « restauration d’une unité

municipale », tant les dispositifs qui portèrent ces dialogues sont apparus bien précaires entres les autorités des différents groupes (Melenotte, 2014 : 636-646). Malgré tout, les pactes et engagements négociés ont souvent été présentés comme des « avancées démocratiques majeures » par les représentants du gouvernement de Pablo Salazar. Une conséquence directe de ce « retour de la paix » dans la municipalité fut très certainement le désengagement progressif de nombreux organismes solidaires dans la région. De la même manière, en 2003, avec la guerre en Irak et le contexte social se dégradant dans les États proches du Chiapas, par exemple dans l’État de Oaxaca ou encore dans le Nord du pays, le Comité International de la Croix rouge commença à quitter progressivement la région, et réduisit les aides données aux familles zapatistes et Abejas. Hors de toutes négociations avec le gouvernement, la situation des zapatistes, alors tous réunis dans le campement de Pohló, fut de plus en plus critique. Motivés par le retour des familles Abejas, certains sympathisants zapatistes décidèrent de déroger aux règles de l’organisation et trouvèrent eux aussi des possibilités pour retourner sur leurs terres et dans leurs communautés d’origine. En 2005, lorsque la Croix rouge quitta définitivement la région, les zapatistes, entre crises internes et crises d’autorité, sont apparus comme les plus affaiblis du conflit (Melenotte, 2014 : 335-341).