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Les nécessaires affrontements entre « antiguos compañeros » : la concurrence dans

Chapitre 4 : La « résistance » au futur : contradictions locales et luttes

4.1. Imaginer l’avenir à partir de « la résistance »

4.2.3. Les nécessaires affrontements entre « antiguos compañeros » : la concurrence dans

Les projets d’avenir au sein des groupes politiques se disant « en résistance » ne peuvent pas être indépendants les uns des autres, et ce, du simple fait qu’ils reposent sur l’histoire commune d’un mouvement autrefois uni, et donc sur des caractéristiques politiques et symboliques communes. Cette base historique, dont les représentations et les usages politiques changent pourtant d’un groupe à l’autre, est devenue avec le temps et les divisions un attribut de la résistance que les différents groupes Las Abejas de la région tentent aujourd’hui de se partager tant bien que mal. Il s’agira dans cette partie d’expliciter la manière dont s’expriment ces différentes oppositions au sein de l’organisation, et de comprendre ce qu’elles révèlent sur les différentes imbrications des acteurs locaux dans les réseaux décrits plus tôt.

Après les premiers moments de la division en 2008, les groupes associés à la SCLA ayant décidé de renouer avec la mouvance « officielle » de la résistance au Chiapas ont commencé à

76 Le projet fut toutefois abandonné par la suite, et la radio cessa de fonctionner en 2013, lorsque l’émetteur principal fut détruit dans un incendie.

dénoncer publiquement les membres de l’autre groupe qui avait décidé de conserver le nom de l’organisation, « Las Abejas » :

Quand ce groupe s’est séparé de la lutte véritable (lucha verdadera) de Las Abejas, ses membres ont agi comme des hommes politiques adroits, en s’inscrivant « légalement » sous le nom des Abejas, en dénommant leur organisation « Las Abejas A.C. ». L’objectif de ce groupe a alors été de pourvoir, comme lors d’une période électorale, des bénéfices économiques auprès des personnes qui n’ont pas eu de bonnes informations sur le contexte de ce conflit interne au groupe Abejas, ainsi que pour bénéficier d’un traitement spécial de la part du gouverneur Juan Sabines Guerrero. (Communiqué du 28 novembre 2011 – ma traduction)

Que ce soit dans les réseaux solidaires internationaux, ou dans le processus d’institutionnalisation de certains groupes en résistance déjà amorcé par Pablo Salazar Mendiguchía et poursuivi par Juan Sabines Guerrero, le nom « Las Abejas » représente une « marque » de la résistance. Une « marque » possédant un capital symbolique indéniable lorsqu’il s’agit de renvoyer à l’identité des « sobrevientes » et des martyrs du massacre d’Acteal dans les réseaux transnationaux, ou « d’exiger » certaines retombées économiques et sociales aux différentes échelles municipale, étatique et nationale. Mais, au-delà de cet aspect « matériel », le renvoi au nom de « la résistance » permet aussi pour certains de s’assurer un capital politique fort dans la région. En ce sens, Salomón, qui appartenait à un groupe autrefois allié avec Las Abejas A.C. avant de s’en séparer pour former sa propre organisation, m’avait présenté l’importance de conserver cette « appellation » lors de notre entrevue :

Dans le processus de négociation avec le gouvernement, une organisation se doit d’être enregistrée afin de pouvoir exiger les droits que nous pouvons avoir. C’est cette nécessité qui nous a obligé à prendre le nom de l’organisation « Las Abejas ». Ainsi, les premiers sont la « Sociedad Civil Las Abejas », les seconds sont « Las Abjeas A.C. » et nous, comme nous sommes une constitution de plusieurs groupes Abejas de partout dans l’État, nous sommes la « Union de Pueblos Indigenas Las Abejas de Los Altos de Chiapas ». […] Pourquoi le nom « Abejas » est si important ? Parce que je ne peux pas dire un autre nom que celui sous lequel je suis déjà reconnu ! Je ne suis pas un simple serviteur public, ici tout le monde me connait et m’appelle « Abejas ». C’est pour cette raison que nous avons choisi de garder le nom « Abejas » : nous faisons partie de cette appellation. (Salomón, entretien du 8 novembre 2017)

Même s’ils en ont indéniablement usé au cours de leurs exigences face au gouvernement77, le

contenu politique du nom « Abejas » n’est pas la première chose qu’Alberto et Joaquín, deux

77 La position de « déplacé » et membre de « Las Abejas » qu’Alberto a mis de l’avant dans les revendications pour sa communauté, lui a certainement apporté une grande légitimité dans les revendications auprès des organismes solidaires et du gouvernement, mais aussi lorsqu’il a été nécessaire de rassembler des gens de l’organisation sous la bannière de sa nouvelle organisation au cours de la division en 2008.

représentants des groupes Las Abejas A.C., ont choisi de mettre de l’avant lors de nos entretiens. Pour Alberto par exemple, l’importance du nom réside principalement dans sa position de membre fondateur du groupe de Las Abejas.

J’ai marché avec les autres pour la libération des prisonniers, puis j’ai fait partie des ceintures de paix lorsqu’il fallait protéger les zapatistes du gouvernement, dans les premières années après le soulèvement. J’ai ensuite soutenu le Diocèse avec l’organisation lors des discussions entre le gouvernement et l’armée zapatiste. […] J’ai engagé une réparation auprès du gouvernement pour les compagnons déplacés afin qu’ils puissent retrouver une terre et une maison. […] Cette organisation, j’y suis trop attaché pour m’en défaire comme cela du jour au lendemain. (Alberto, entretien du 11 octobre 2017)

L’appel à cette mémoire des événements de la lutte, présentée ici comme une sorte d’essence expérientielle qui les rattacherait à jamais au nom de « Las Abejas », est un point que j’ai souvent retrouvé chez les membres du groupe d’Alberto, et davantage encore chez les membres les moins présents sur la scène politique du mouvement. C’est pourquoi, si la majorité des participants rencontrés avec les groupes Las Abejas A.C. comprennent que la division est liée aux relations qu’ils entretiennent et ont entretenu avec le gouvernement, beaucoup déplorent le refus des ressortissants de la SCLA de les laisser assister aux commémorations du massacre, tous les 22 de chaque mois, et à tous les grands rassemblements du 22 décembre. L’expérience du déplacement, et parfois même leur position de survivants ou famille d’une des victimes du massacre, les rattachent indéniablement, selon eux, à la mémoire de cette expérience commune, alors galvanisée par l’appellation de la résistance « Las Abejas ».

Le nom est un espace de confrontation certain entre les différents représentants de chaque groupe en résistance, mais il n’est pas le seul. Chaque évènement, chaque apparition publique, devient un espace où chacun tente de défaire la légitimité de l’autre par l’entremise de diverses stratégies. Au moment de mon terrain, la dernière confrontation publique avait eu lieu en 2011, lorsque la Commission Fédérale d’Électricité (CFE) avait été envoyée dans une communauté où les différents groupes cohabitent afin de couper l’électricité uniquement aux familles appartenant à la SCLA, puisque ces derniers n’avaient pas payé leur consommation.

Ce fait nous amène à une conclusion très claire sur ce qui se passe à la communauté où vivent nos compagnons en résistance : la coupure d’électricité dont ils ont souffert est à l’origine du fait qu’ils ont lutté contre l’impunité, la vérité et la justice dans le massacre d’Acteal, […]. Nos compagnons de La Sociedad Civil Las Abejas, qui vivent dans cette communauté, nous ont dit qu’il n’y a pas seulement les 10 familles de l’organisation qui ne payent pas l’électricité. Bien d’autres ne la payent pas non plus, mais à eux on ne la coupe pas parce qu’ils

appartiennent au groupe « Las Abejas A.C. », et parce qu’ils ne critiquent pas le gouvernement. Ainsi, à eux, la CFE ne les dérange pas. Cette situation confirme que les ressortissants de Las Abejas A.C. sont en train d’aider le mauvais gouvernement et la CFE dans leur plan contre- insurrectionnel contre les familles, communautés et peuples en résistance qui mènent un combat pour la construction d’une paix juste et digne au Mexique. (Communiqué du 8 juillet 2011 – ma traduction)

Perçu par les autres groupes de Las Abejas A.C., cet évènement est une occasion supplémentaire pour les groupes de la SCLA de les diffamer dans l’opinion publique, où ils sont selon eux sans cesse perçus comme les coupables d’une situation qu’ils n’ont pas provoquée :

Il est vrai que la majorité des familles ici ne payent pas leur électricité. Mais les gens leur ont coupé l’électricité car ils ne veulent ni participer aux affaires de la communauté, ni aux réunions sur l’organisation du service d’eau et d’électricité. Ici on fait les réunions en commun, entre personnes du gouvernement, et de Las Abejas, entre catholiques et protestants, c’est notre charge communautaire à tous. Ainsi, les gens ici ont cru meilleur qu’ils ne reçoivent rien de la communauté, car ils ne répondent pas à leurs charges communautaires. (Alberto, entretien du 11 octobre 2017)

Des fois, les gens de la Sociedad Civil Las Abejas ne veulent pas participer aux travaux communautaires et collectifs, et ainsi, c’est ici que commence le problème. Nous avons un règlement intérieur dans la communauté. Nous avons le devoir de remplir le service, la charge, à la communauté. Si tu veux avoir ton droit à la lumière, alors tu dois remplir tes devoirs ailleurs, mais si tu ne participes pas, alors ça dérange les autres qui eux remplissent leurs obligations. C’est comme à Los Chorros, ils n’ont pas voulu remplir leur charge communautaire, alors les autres ça les dérange et ils leur suspendent le service d’électricité ! Moi, je crois que nous devons participer aux services et aux travaux communautaires pour avoir le droit à l’eau, l’électricité et tout… Si nous ne travaillons pas, alors c’est normal que les autres ne soient pas d’accord. (Sabino, 26 octobre 2017)

Ces affrontements entre anciens compagnons de résistance mènent non seulement à des difficultés supplémentaires dans les conditions de vie des différents groupes, mais participent aussi à délégitimer les différents projets politiques de la résistance en général. En effet, dans ce processus de distinction – et dans l’approche bourdieusienne que ce concept nous pousse à adopter – le combat pour la légitimité de son propre projet politique se traduit quasi invariablement par le dénigrement du projet de l’autre groupe (Bourdieu, 1979). De la même manière, pour certain, cela peut aussi se traduire par la construction de nouveaux réseaux et par la reconnaissance de la valeur de personnes parfois identifiées comme « d’anciens ennemis » :

Les gens de Chenalhó [ceux ne faisant pas partie de la résistance] disent que maintenant Acteal ne fonctionne plus. Acteal ne sert à rien, car quand les gens d’Acteal écrivent des communiqués, ils ne font qu’un affrontement avec les différents gouvernements, sans chercher à les interpeler ou à leur montrer leurs erreurs. Aujourd’hui, ils ne font que les critiquer violemment. Ainsi même les gens qui étaient nos ennemis autrefois me disent qu’avant, Acteal

permettait de changer un peu les choses, que nous écrivions la vérité, mais qu’aujourd’hui cela s’est perdu, car ce qu’écrivent les gens de l’organisation n’est pas la vérité, juste une confrontation. (Alberto, entretien du 11 octobre 2011)

Pour d’autres au contraire, il s’agit de « revenir » à des réseaux déjà connus et consolidés par le passé, en retrouvant l’essence originelle de la résistance. C’est ce que traduit Orozco lorsqu’il parle du « retour aux principes et fondements » des ressortissants de la SCLA, au moment où ils ont choisi de se réaligner plus explicitement sur les principes zapatistes et sur la justice pour le massacre d’Acteal, tout en coupant définitivement le dialogue avec le gouvernement (Orozco, 2014). Melenotte parle plus explicitement de « purification » de l’organisation pour expliquer la nécessaire expulsion des dirigeants aujourd’hui appartenant à Las Abejas A.C. et qui étaient alors considérés comme « corrompus » et « vendu au gouvernement » par les dirigeants des groupes de la SCLA (Melenotte, 2014 : 653).

Le besoin d’exprimer les différents projets politiques qui sont les leurs – par la polarisation et la confrontation violente des idées et des stratégies – participe d’une certaine manière à l’affirmation et à l’inscription des projets d’avenir dans les différents « réseaux de la résistance » décrits précédemment. Dans ce processus de distinction, et dans le but de consolider chaque réseau dans lesquels sont implantés les différents groupes Abejas, le fait que ces groupes entrent en concurrence devient presque une nécessité, et ce, dans le but de déterminer de quelle façon sera partagé le capital économique, symbolique et politique de « la résistance ».

Synthèse

J’ai décrit dans cette partie les imbrications politiques des différents groupes se disant « en résistance », où les stratégies politiques de (re)positionnement dans les réseaux parallèles à la résistance se mêlent souvent avec des confrontations morales et physiques entre anciens compagnons de résistance. Comprenant qu’il s’agit d’une capacité des acteurs locaux à redéfinir leurs propres projets politiques à partir du sens et des valeurs qu’ils donnent aux représentations originelles de « la résistance », il a s’agit d’explorer plus intimement cette fracture généralement convenue entre « ceux qui résistent » et « ceux qui sont avec le gouvernement ». De cette manière, cette fracture est parfois jugée nécessaire par certains, mais peut aussi apparaître comme contraignante pour d’autres. La division au sein du groupe Las Abejas A.C. en 2012, illustre bien

ceci. Certains représentants de l’association en 2011 avaient engagé un processus de négociation avec le gouvernement fédéral pour obtenir des logements plus grands avec un toit pouvant servir au séchage et au lavage des grains de café. La division eut lieu lorsque ces représentants ont voulu offrir ces logements, qui avaient été obtenus grâce au nom de l’organisation « Las Abejas », à des anciens ressortissants du PRI :

Le gouvernement va nous donner des maisons, mais pour montrer que Las Abejas, nous nous sommes sentis blessés lors des temps où les choses étaient compliquées, nous sommes aussi capables de pardonner à ces frères qui ont obtempéré à cause de la violence, et qui vivent dans les mêmes conditions que nous. Nous avons donc identifié ceux qui ont été obligés et ces familles, nous les avons aidés, nous leur avons tendu la main. Ramener ces gens pour qu’ils soient bénéficiaires pour notre lutte, qu’ils obtiennent aussi les services, ainsi nous l’avons fait. Mais mon camarade Alberto, qui fut un déplacé lors du conflit, se référa à son cœur et il ne respecta pas cette idée : « Non, seulement à notre groupe (nuestra gente) ! ». Mais ces gens ont les mêmes nécessités que nous, ils sont aussi des êtres humains. (Salomón, entretien du 8 novembre 2017)

Pour réunir la base sociale nécessaire aux élections municipales où Salomon souhaitait participer, il lui était nécessaire de former de nouvelles alliances, mais sans aliéner sa base originelle à l’intérieur du mouvement Abejas. Comme il le dit explicitement, cette dichotomie entre « eux » et « nous » n’apparait pas nécessaire, là où « eux » ont les mêmes nécessités que « nous » et sont donc tout aussi susceptibles de le soutenir. À l’inverse, pour les représentants de Las Abejas A.C. comme Alberto – qui ont déjà perdu une grande légitimité dans les réseaux transnationaux après la division de 2008, mais qui conservaient encore certaines bases précieuses au sein de la résistance – cet abandon de la division claire entre les différents groupes politiques leur apparaissait très défavorable, voire dégradant, pour le mouvement Abejas et la mémoire de la lutte.

Ces problématiques, très localisées au sein des groupes en résistance nous apprennent que les enjeux autour des utopies s’expriment parfois en des termes beaucoup plus « conservateurs » et « matériels » que les discours publics portés par les cadres des mouvements en résistance au Chiapas tendent à les présenter. Dans un tel contexte, il est parfois surprenant de constater le retour souvent consenti de la part de certains groupes autochtones, dans leurs relations subordonnées avec l’État : de leurs anciennes relations entre dominés et dominants que l’insurrection de 1994 était venue contester. Les observations chez des groupes tentant de réhabiliter ces relations après plusieurs années de lutte nous rappellent que la résistance s’exprime souvent comme une lutte pour la subsistance, où paradoxalement, les conditions de cette résistance peuvent reposer sur la

préférence des individus à être exploités par un système injuste plutôt qu’exclus de ce dernier (Sánchez, 2015). C’est précisément ce que je vais exposer dans le chapitre suivant. S’il a été question dans ce chapitre de se pencher sur les stratégies collectives de positionnement de « la résistance » et sur les expressions conflictuelles entre groupes que ces positionnements engendrent, je décrirai dans le chapitre suivant les représentations de l’avenir et les utopies qui interviennent davantage aux échelles familiales et individuelles. C’est en ce sens qu’il s’agira d’aborder les conditions de la persistance de la lutte dans l’avenir, et notamment lorsque l’on parle des jeunes adultes de la « deuxième » voire de la « troisième » génération, qui sont nés dans – et n’ont connu que – les conditions de vie de la résistance. Dans un tel contexte, les espérances politiques évoluent et d’autres réponses et alternatives aux conditions de vie dans la région peuvent être explorées. Dans cet esprit, je parlerai du phénomène migratoire dans les Hautes-Terres du Chiapas, et des réponses apportées par certains organismes et groupes politiques de la région.

Chapitre 5 : Les chemins vers l’avenir : espérances familiales