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Chapitre 5 : Les chemins vers l’avenir : espérances familiales à Chenalhó et

5.1. Imaginer l’avenir dans le cercle familial : entre désillusions et espoirs

5.1.2. Se représenter les conditions de vie aujourd’hui

À Chenalhó et dans les Hautes-Terres du Chiapas, les familles de petits paysans n’ont que peu de possibilité de rémunération autre que la vente de leur café. Outre le problème de l’accès à la terre dont je parlerai à la fin de cette partie, les difficultés économiques de la région sont liées aux fluctuations du prix du café sur les marchés internationaux, de même qu’à la baisse ponctuelle de la production annuelle. Ceci est particulièrement le cas lors de désastres écologiques, comme les ouragans, les pluies extrêmes, ou encore les coulées de boue. Depuis environ cinq ans, c’est une maladie affectant les plants de café qui provoque les effets les plus importants sur l’économie des familles de la région. La Roya est une maladie des caféiers causée par un parasite qui se transmet d’une plante à l’autre par l’eau, depuis les racines de la plante. Ce parasite cause des moisissures sur l’ensemble de la plante, affectant les feuilles qui se mettent alors à jaunir, puis à tomber, finissant par tuer le plant de café. Si la mort du caféier n’est pas immédiate, sa production en est toutefois considérablement diminuée. Les plants de café arabica – les plus présents dans la région, où ils peuvent mesurer plus de 3 mètres et vivre une quinzaine d’années avec une dizaine d’années de production – ont été les plus affectés par la Roya. La destruction de nombreuses exploitations caféicoles a contraint le gouvernement à lancer des programmes d’aide sociale – dirigés par la CDI dans les régions autochtones – visant la restauration des plantations. Ces programmes ont permis le développement du Garnica dans la région, dont les plants sont plus résistants à la maladie, mais beaucoup plus petits, donnant des grains de moins bonne qualité et possédant un cycle de production plus court – entre 3 à 6 ans selon les informateurs. Les semences

qui sont distribuées par le gouvernement dans le cadre de ces programmes sont souvent hybrides : elles ne peuvent pas se replanter d’une génération à l’autre, et il est nécessaire de les racheter ou les « redemander » au gouvernement. De plus, ces nouvelles semences nécessitent l’entretien à partir de produits chimiques, vendus ou offerts par ces programmes gouvernementaux. Toutefois, en parallèle de ces possibilités gouvernementales, les coopératives de café comme Maya Vinic ont commencé à développer des réseaux entre agriculteurs pour aider ceux qui avaient perdu l’ensemble de leur production :

Lorsque les champs ont été détruits, les gens ont commencé à acheter du Garnica. Bien sûr, au début peu de personnes en avaient dans leurs champs, mais les gens ont commencé à en acheter aux quelques paysans qui en possédaient, et alors bien sûr, les prix de la semence ont énormément monté. Il y a eu des appuis du gouvernement, mais les gens ici ont refusé. Heureusement, il y avait aussi des appuis de Maya Vinic. (Manuel, entretien du 29 octobre 2017)

Bien sûr, je n’avais aucun moyen d’évaluer si les plants de Garnica des paysans des groupes Las Abejas A.C. venaient d’un appui du gouvernement ou d’une autre source. Toutefois, il est certain que la Roya a contraint de nombreux petits producteurs à rentrer de nouveau dans les réseaux du gouvernement et à perdre le degré d’autonomie de production qu’ils avaient gagné lors des années de résistance. Pour beaucoup, cela s’est surtout traduit par l’abandon de l’agriculture biologique, dans le but de profiter des offres de semences et de pesticides du gouvernement – alors moins coûteuses que dans les autres réseaux – et donc de l’abandon du commerce équitable garanti par Maya Vinic. Ce dernier point est particulièrement vrai chez les plus jeunes qui n’ont ni eu la capacité de posséder plusieurs terres dans différentes zones – ce qui leur aurait permis de limiter les dégâts sur une année – ni la capacité financière d’investir rapidement dans les pesticides biologiques vendus par Maya Vinic.

À Chenalhó, les dernières années ont aussi été marquées par un retour de nombreuses violences qui ont eu des répercussions importantes dans l’imaginaire des pedranos. Deux événements ont marqué les esprits : il s’agit de la destitution violente de la mairesse de Chenalhó, Rosa Pérez Pérez, en mai 2016, et des affrontements qui ont suivi cet événement entre le parti PRI

et le Parti Vert Écologiste du Mexique (PVEM) dans la colonia Puebla, menant au déplacement forcé de plusieurs dizaines de familles, surtout catholiques83.

Malheureusement, ce qui se passe à Chenalhó est vraiment lamentable, c’est une honte ce qui se passe à nouveau, exactement comme ce qui s’est passé en 1997 [massacre de Acteal]… Combien de massacre encore, de sang pour la paix ? Les organisations veulent seulement avoir le pouvoir municipal, seulement avoir l’argent, ils ne sont pas en train de penser au renforcement de la paix et à la tranquillité. Seulement pour l’argent et le pouvoir. […] La présidente Rosa Pérez a gagné les élections, mais le PRI ne veut pas laisser le pouvoir au Verde et alors il a fomenté d’autres conflits, jusqu’à ce que les partis finissent par s’affronter directement entre eux. (Santiago, 26 octobre 2017)

La façon dont certains membres des Abejas, ou certains pedranos marqués de près ou de loin par le massacre d’Acteal, ont cherché à lier les épisodes de violence présents avec les événements tragiques du 22 décembre 1997 est une manière de décrire le contexte actuel qui est souvent apparu dans les entretiens effectués avec eux. Le contexte de violence caractérisant l’époque du déplacement et la période qui a suivi le retour des déplacés a agi sur les habitants des communautés touchées comme une marque au fer rouge dans leur mémoire. Un soir, alors que nous dînions à la maison de Claudio avec Manuel et Santiago, nous avons entendu des détonations au loin que je reconnaissais comme des feux d’artifice84. Il n’en fut pas de même pour mes hôtes, surtout lorsque

leurs radios commencèrent à s’affoler avec au bout du fil des personnes de la communauté se demandant si un nouveau conflit armé avait commencé. Santiago me fit comprendre que je ne devrais pas bouger de la cuisine tant que nous n’avions pas identifié les tirs, et ce n’est qu’une heure plus tard qu’il décida de me raccompagner à la petite maison où je dormais depuis quelques semaines. La peur ressentie et exprimée par les gens de la communauté qui m’accompagnaient et par ceux que nous avons croisés sur le chemin entre la maison de Claudio et la mienne me rappela à quel point la mémoire du massacre était encore forte chez de nombreuses personnes. Quoique

83 Je ne reviendrais pas sur ces événements pour ne pas « noyer » le propos que je cherche à mettre de l’avant – l’important étant de comprendre les représentations des individus et des groupes Las Abejas sur leur cadre de vie. Toutefois, il est pertinent de noter que ces conflits sont aujourd’hui loin d’être réglés. Me rendant un jour à la colonia Puebla, j’ai pu constater, même un an après le conflit, des signes de guerre évidents : maisons abandonnées et détruites en partie, voitures brûlées et retournées à l’entrée, etc. Bien que des discussions ont été engagées, les déplacés de la

colonia Puebla n’ont, à ma connaissance, pas encore pu retourner sur leurs terres.

84 Dans les grandes villes que j’avais visitées au Mexique, il m’était devenu commun d’entendre des feux d’artifice. En effet, les différentes Églises lancent presque toutes, à longueur de journée, de nombreuses fusées d’artifice qui provoquent des détonations sèches et extrêmement bruyantes. Toutefois, cela était bien moins présent dans les communautés et Santiago m’affirma que la raison datait des périodes des conflits armés. Aujourd’hui les gens étaient effrayés par ces détonations et les avaient ainsi interdites. Toutefois, lors de la semaine de la fête des morts – fête emblématique partout au Mexique – ces artifices semblaient autorisés, car on en entendit d’autres dans les jours suivants, dans toutes les communautés.

ces deux événements ne soient pas liés entre eux, la journée qui suivit l’alerte provoquée par les feux d’artifice marqua un point important dans le conflit terrien historique entre les municipalités de Chenalhó et Chalchihuitán. L’assassinat d’un paysan de Chalchihuitán par des groupes armés de Chenalhó marqua le déclenchement de l’alerte rouge dans la municipalité qui dura environ une semaine, et s’accompagna du blocage des routes jusqu’à San Cristóbal. Ce matin-là, nous nous tenions tous autour de la petite radio que les dirigeants avaient montée au point le plus haut de la communauté. Nous attendions alors les dernières nouvelles du conflit. Cet événement matinal, devenu rituel dans les jours suivants, révéla la tension ressentie par chacun devant ces événements, et que je ne pouvais que partager. Après qu’il me fût finalement possible de rentrer à San Cristóbal, le conflit continua de s’amplifier, et je n’ai jamais pu retourner dans les communautés avant la fin de mon terrain. Ces deux événements et les réactions de peur que j’ai pu constater chez les personnes qui m’accompagnaient me rappelèrent à quel point les épisodes de violences sont redoutés et attendus avec angoisse chez les habitants de la région. La peur, alors instrument de guerre largement monopolisé par le gouvernement et les groupes armés au Chiapas depuis les débuts de la guerre de basse intensité, est en ce sens loin d’avoir disparu.

Outre ces conflits publics, la libération et le retour des « anciens paramilitaires », inculpés à la suite du massacre d’Acteal, participèrent grandement à raviver ces tensions tant personnelles qu’intercommunautaires. Tel fut également le cas dans une communauté réunissant majoritairement des groupes Las Abejas A.C., lorsqu’un nouveau groupe s’installa à quelques pas du centre de la communauté, pour former un autre village. Le problème résidait dans l’origine des membres de ce nouveau groupe. En effet, ce nouveau village fut créé à cause de la surpopulation d’une communauté voisine, se trouvant alors à quelques kilomètres de là où nous nous trouvions et où vivaient majoritairement des individus associés au PRI depuis la période du déplacement. La proximité d’une communauté qui m’était souvent décrite comme « un village d’anciens paramilitaires » par les membres de Las Abejas A.C., laissa place à plusieurs situations de malaise, voire de peur, vécues par les ressortissants Abejas de cette communauté. Ce fut par exemple le cas le jour où le professeur de basket de la communauté voisine m’invita, devant les autres membres du groupe, à jouer avec ses jeunes. La tension palpable à ce moment entre les deux groupes me poussa bien entendu à refuser l’offre poliment, mais me révéla l’ampleur de la méfiance existante entre ces « voisins » même lors d’un événement aussi anodin. La colère et la tristesse exprimées par de nombreux ressortissants Abejas sur la libération de « ceux qui avaient pourtant été jugés

coupables du massacre », permettaient bien de mettre en lumière cette plaie béante dans la mémoire de l’ensemble des membres des organisations Abejas.

Presque vingt-cinq ans après le soulèvement armé zapatiste et le début de la création des camps de réfugiés dans la municipalité, l’expérience autonomiste comme elle a existé et s’est développée depuis 1996 connait aujourd’hui des difficultés dans son renouvellement. Cela semble particulièrement vrai dans sa tâche d’intégration de la génération montante85, qui n’a bien souvent

connu que les conditions de vie de la résistance. Dans la région des Hautes-Terres du Chiapas, la question de l’accès à la terre est une inquiétude d’envergure pour l’ensemble de la population et surtout pour les jeunes :

Pour nous les jeunes, la vie est beaucoup plus difficile. C’est vraiment dur de posséder sa propre terre, car il est presque impossible d’acheter un terrain, c’est beaucoup trop cher dans la région, et bien souvent, la terre que va léguer le papa est trop petite pour tous ses fils. Déjà que pour une famille parfois ça ne suffisait pas, alors quand les frères commencent à se la diviser, c’est encore pire… (Gilberto, entretien du 31 octobre 2017)

Cet enjeu se conjugue avec les problèmes et les incompréhensions intergénérationnelles, où les jeunes ne semblent pas particulièrement enthousiastes à l’idée de prendre les rênes des différentes organisations. Pour certains, s’impliquer plus activement dans l’organisation signifie bien souvent « sacrifier du temps qui pourrait être passé à travailler ailleurs ». Ces problèmes sont très généralement ressentis négativement par les actuels représentants des organisations, souvent âgés entre la trentaine et la cinquantaine, et qui sont alors témoins de profonds changements au sein de la communauté :

Eh bien, les jeunes, ils disent souvent « je ne sais pas comment faire, etc. », et c’est pour cela qu’ils n’acceptent pas les charges qu’on leur donne… Mais comment peuvent-ils apprendre s’ils n’acceptent pas ? Moi j’ai appris depuis tout petit, je suis passé d’une charge à une autre, et j’ai appris que les idées sortent entre nous tous, les mots aussi, et ce qui peut être fait, et ainsi on apprend à faire le travail de manière collective. Mais voilà, c’est comme ça que réagissent les jeunes qui ne veulent pas servir, ils ont peur et parfois honte. […] Mais non, ils ne pensent pas être ici, ils ne veulent pas travailler dans le champ avec les épines, avec la machette et les fourmis. Ils ne veulent pas et c’est pour cela qu’ils s’en vont ailleurs, mais si un jour une nouvelle guerre commence, qui va venir ? […] Les jeunes ils ne pensent à rien de

85 Par « génération montante » ou « jeune », j’entends par là les individus âgés de 14 à 30 ans, qui sont pour la plupart nés dans les conditions de vie de la résistance, et qui ont connu très jeune le déplacement. Il s’agit aussi d’identifier par-là les individus qui rentrent ou sont rentrés récemment, dans le système de charge communautaire, et donc ceux qui commencent à fonder une famille.

plus que tomber en amour par-là, faire des choses par-ci, faire tout ce qu’ils veulent… (Leonardo, entretien du 2 novembre 2017)

Les difficultés supplémentaires auxquelles les jeunes font face sont bien entendu reconnues par leurs parents et les individus plus âgés, mais sont souvent minimisées : eux-mêmes ayant connu des situations difficiles aux mêmes âges. Pourtant, dans l’esprit des nouvelles générations, le travail au champ, bien que considéré comme une nécessité aujourd’hui, se présente de moins en moins comme une perspective future acceptable. Ou tout du moins, il l’est beaucoup moins que de nombreux autres projets économiques.