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Chapitre 2 : Essor des mouvements contestataires au Chiapas et à Chenalhó :

2.2. Entre caciquisme et contestations sociales : Chenalhó, une municipalité au cœur des

2.2.2. Las Abejas et la période du conflit armé (1994-2000)

Au début des années 1990, de nombreuses revendications furent faites par les habitants de Chenalhó et des autres municipalités des Hautes-Terres pour dénoncer la corruption généralisée, et la violence de certains caciques. Jamais éloignée des discours de justice sociale véhiculés par l’Église marxisante depuis 1970, une grande partie de ces protestations ont précocement intégré des arguments culturels et identitaires proches des discours des droits de l’Homme (Melenotte, 2014 : 246). À Chenalhó, c'est très certainement l’organisation Las Abejas, créée en 1992, qui représenta et représente encore aujourd’hui le mieux cette orientation idéologique.

En 1992, dans la communauté de Tzajalchén, un conflit familial et agraire éclata entre un frère vivant dans une communauté voisine et ses deux sœurs à la suite de la mort de leur père. Dans une région où la possibilité n’est pas donnée aux femmes d’hériter des terres agricoles, le frère refusa de partager le terrain qui, ne possédant pas de titre agraire, pouvait être donné en héritage aux deux femmes. Le conflit s’intensifia, et de nombreux représentants des communautés voisines s’unirent pour soutenir les deux sœurs dans la défense de leurs droits agraires. De son côté, le frère demanda de l’aide à d’autres représentants des communautés des municipalités voisines. Un affrontement violent éclata entre les deux groupes et se solda par la mort d’un homme et deux autres furent blessés. Le lendemain de l’affrontement, un groupe catholique directement relié au diocèse de San Cristóbal, le Peuple Croyant (Pueblo Creyente), s’organisa en soutien aux

deux sœurs. À la suite d’une demande faite par le frère et adressée directement au président municipal, cinq membres du Peuple Croyant ont été emprisonnés à San Cristóbal22. Le 21 décembre 1992, des centaines de membres du Peuple Croyant entamèrent un pèlerinage depuis Yabteclum vers San Cristóbal, tout en passant par le centre de Chenalhó, afin de demander la libération des prisonniers. Au cours des entretiens réalisés, les membres de l’organisation me confièrent que c’est lors de cette marche, et grâce à son succès, qu’ils prirent conscience de leurs capacités communes à faire « changer les choses ». Le nom « Las Abejas » fut décidé au cours de la marche, afin de rappeler la structure de la ruche, avec une reine23 et un dard qui leur permet de

lutter par la voie de la justice24. La stratégie de lutte non violente s’est vite imposée pour cette organisation, alors proche du diocèse de San Cristóbal et de ses valeurs pacifiques. Ce n’est qu’après le soulèvement armé qu’ils adoptèrent une position explicitement antimilitariste, partageant les revendications des zapatistes, tout en s’en séparant quant aux méthodes à employer (Gonzales Torres, 2017).

Cette proximité des Abejas avec les zapatistes couta très cher au groupe relié à la paroisse de Chenalhó. Après la création de la municipalité autonome de Pohló, en 1996, le groupe zapatiste revendiquait trente-trois localités de la municipalité comme base d’appui (Garza Caligaris, 2007). Seulement, avec les nombreux affrontements violents intracommunautaires dirigés contre eux, la plupart des sympathisants du mouvement zapatiste durent se réfugier dans la localité de Pohló au cours de l’année 1997. À cette époque, il n’était pas rare que cohabitent au sein d’une même communauté des groupes se revendiquant de l’autorité « traditionnelle », ou bien des Cardénistes alors opposés au PRI et à l’EZLN, ou encore des zapatistes ou des Abejas. Avec les conflits internes, les sympathisants Las Abejas étaient souvent sollicités pour prendre le parti de l’un ou l’autre groupe, et de nombreux membres Abejas furent contraints de force par les sympathisants du PRI à prendre les armes contre les zapatistes. Pour marquer leur refus de participer au conflit armé, les membres de Las Abejas dressèrent sur chaque maison un drapeau blanc, et marquèrent sur les murs de leurs maisons l’inscription « Société civile paix zone neutre » afin de ne pas être confondus avec les participants au conflit armé25. Comme beaucoup me l’ont raconté, ceux qu’ils

22 Entretien du 16/10/2017 avec Félipé.

23 Cette reine m’a souvent été décrite comme Dieu, bien qu’il existe d’autres sources auxquelles je me rattache qui la désignent comme Notre Dame de Cancuc : une autochtone ayant eu l’apparition de la Vierge en 1712 (Tavanti, 2003). 24 Entretien du 16/10/2017 avec Ramón.

identifiaient comme les « paramilitaires » – généralement des groupes armés associés au PRI26 – effacèrent les écriteaux avec de la boue, décrochèrent les drapeaux, voire tirèrent dessus avec des armes à feu. À ce moment, la majorité des sympathisants Abejas prirent la décision de quitter leurs maisons pour se diriger dans deux campements de réfugiés à X’oyep, situé à quelques kilomètres de Pohló, et à Acteal, alors plus isolé au nord de la municipalité. La communauté de X’oyep était trop petite pour accueillir tout le monde, les réfugiés devant « s’entasser par dizaines dans des maisons censées accueillir seulement une famille », et la nourriture est très vite venue à manquer et a très vite été rationnée à « quelques cuillères de haricots par jour pour un adulte »27. Les groupes

des différentes communautés arrivèrent les uns après les autres au cours du mois de novembre 1997. Après avoir entendu des rumeurs quant à une possible attaque à Acteal, de nombreux réfugiés Abejas et zapatistes quittèrent la communauté. Seul un petit groupe Abejas était resté dans la petite chapelle du village, afin de prier pour le retour de la paix. Le matin du 22 décembre, un groupe armé débarqua dans la communauté, et assassina les 45 personnes qui s’étaient retranchées dans la chapelle, principalement des femmes et des enfants.

Le massacre d’Acteal représente un tournant majeur dans le déroulement du conflit armé à Chenalhó et au Chiapas. Faisant la couverture des journaux nationaux et attirant l’attention de la société civile nationale et internationale sur les conditions du conflit armé dans l’État, le massacre affecta énormément la légitimité du gouvernement de l’époque. L’événement a contraint le ministre de l’Intérieur (Secretario de Gobernación) sous Ernesto Zedillo et Julio César Ruiz Ferro, alors gouverneur du Chiapas, à démissionner, et mena même à l’emprisonnement du président municipal alors en poste, Jacinto Arias Cruz, d’une peine de 36 ans et trois mois (Melenotte, 2014 : 464). La condamnation expéditive de certains auteurs matériels du massacre et la démission de certains dirigeants qui n’avaient pas nécessairement de relation directe avec les actes commis à Acteal révélèrent une volonté du gouvernement de conserver une partie de la légitimité qu’il avait perdue (Orozco, 2014). Toutefois, pour les sympathisants du groupe Las Abejas, les années qui suivirent le massacre d’Acteal furent marquées par l’impunité de ceux qu’ils considéraient comme les auteurs « intellectuels » du massacre. Par exemple, il fut révélé plus tard que Julio César Ruiz Ferro, gouverneur du Chiapas en 1997, eut une conversation le 19 décembre 1997 avec Jacinto

26 À Chenalhó, les sympathisants rebelles faisaient souvent le lien entre les paramilitaires et le groupe armé « Mascara Roja ».

Arias, alors président municipal, et lui avait confié : « Ne vous inquiétez pas président, laissez-les se tuer, je vais envoyer la sécurité publique pour récupérer les morts »28. Il n’y eut jamais d’enquête et aucune charge ne fut retenue contre l’ancien gouverneur, ce qui ne représente qu’une des nombreuses situations d’impunité ressentie par les familles des victimes du massacre. Malgré les réactions immédiates du gouvernement, Acteal était déjà devenu un symbole du conflit au Chiapas pour l’opinion publique, et la lumière se fit sur la situation chaotique dans l’État depuis le soulèvement armé.