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Chapitre 5 : Les chemins vers l’avenir : espérances familiales à Chenalhó et

5.1. Imaginer l’avenir dans le cercle familial : entre désillusions et espoirs

5.1.3. Les souhaits dans la communauté : partir pour toujours ou construire ici ?

Malgré les nombreux problèmes identifiés dans la partie précédente, les explications qui reviennent constamment pour décrire le cadre de vie insatisfaisant sont presque systématiquement associées à des représentations économiques tournées vers « le manque ».

Eh bien, « tu vas perdre tes rêves », disent les grands philosophes en tsotsil [rire]. […] L’espérance, c’est rêver pour le futur et faire. Il y a des rêves qui peuvent être réalisés, oui, et des rêves que bien que tu penses réaliser, ne peuvent pas se réaliser, parce qu’il manque quelque chose d’économique ou de ce genre de choses. (César, entretien du 25 octobre 2017) Si les jeunes s’en vont, c’est ainsi pour l’argent. Parce qu’une personne veut vivre quelque chose de mieux, il veut s’élever et il veut un peu d’amélioration pour sa maison aussi. Pas si grande : seulement qu’il veut avoir une maison de béton – parce qu’ici tout est de bois. C’est pour cela que certains s’en vont, ils veulent avoir une bonne maison, ils veulent acheter une terre et après planter du café, et des haricots pour leur propre consommation. Ainsi est la situation, c’est pour l’argent et le terrain (champ) que les gens ne possèdent pas. (Sebastián, entretien du 28 octobre 2017)

Pour beaucoup, il s’agit donc de « superar la vida de [sus] padres »86, ce qui est souvent une

critique du mode de vie actuel de leur famille et une volonté d’enrichissement par le développement de nouveaux projets économiques, pas toujours en accord avec la philosophie des autres membres de la famille87. En ce sens, certains parents se demandaient même pourquoi leurs

86 « Surpasser la vie de leurs parents »

87 Dans un contexte totalement différent, il peut être intéressant de faire le lien ici avec l’article de Melford E. Spiro (2004) sur les Kibboutz en Israël. Les Kibboutz peuvent être considérés comme la mise en application d’une utopie socialiste concrète, dont on retrouve des traces dès les années 1920, et qui s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui sous des formes toutefois bien différentes. Dans son article, Spiro parle des « mécontents », souvent identifiés par les « vétérans » comme étant ceux issus de la nouvelle génération, rêvant davantage d’un standard de vie plus élevé et aspirant à la société de consommation libérale.

fils avaient l’intention de construire une nouvelle maison à côté de la leur, l’espace dans la maison familiale étant « largement suffisant ».

Ces représentations articulées autour d’un manque de ressources économiques, tendent à orienter les espérances et les images souhaits vers des projets beaucoup plus individuels, où la « débrouillardise », l’innovation et la bonne gestion de son patrimoine seront bien souvent récompensées. Dans cette logique, chacun rêve de ce qui m’était souvent présenté comme des « idées folles » de « monter sa propre affaire » :

Chacun a ses idées d’affaires (negocios) et souhaite partir pour trouver l’argent nécessaire afin de se lancer dans son affaire. Pour d’autres, il s’agit seulement de se trouver une terre pour récolter sa propre nourriture, son propre maïs et ses haricots, ou d’augmenter la capacité de celle qu’il possède déjà, pour vendre les surplus de maïs ou d’haricots. […] Il existe plein de types d’affaires : certains veulent ouvrir un atelier de mécanique, d’autres veulent acheter un Nissan pour transporter des passagers, oui beaucoup font cela. D’autres encore veulent lancer un atelier de matériaux de construction, d’autres veulent tenir un petit magasin (abarrotes). Moi mon rêve, c’est d’avoir l’argent pour construire une menuiserie (carpinteria), j’aime beaucoup travailler le bois et je sais que ça rapporte un peu en ce moment. Mais des jeunes dans le village en ont déjà une, alors je sais que ça va être difficile. (Leny, 2 novembre 2017)

Monter son affaire et devenir concrètement un « autoentrepreneur », est souvent considéré comme « une folie » (una locura) dans un monde économique où les jeunes sont souvent exploités dans les champs de leurs parents ou d’une autre personne de la communauté. Devenant des travailleurs journaliers (jornaleros) dans leurs propres communautés, il est souvent trop ambitieux pour certains de parvenir à mettre de l’argent de côté pour se lancer en affaires. Je me rappelle de cette discussion avec Joffre lorsque je lui ai demandé combien il gagnait en travaillant la terre d’un autre paysan du coin : « à peine 50 pesos par jour. C’est vraiment peu. Tu vois, tu achètes le soda (refresco) à la fin de la journée, et puis ta nourriture, et voilà que tu n’as déjà presque plus rien ». Obtenir sa propre terre et ses propres moyens de subsistance devient alors la première étape avant d’avoir « le luxe » de pouvoir espérer autre chose. J’ai de cette manière pu entendre de nombreuses histoires à propos de groupes de jeunes qui seraient partis sur des terres proches de Tuxtla Gutiérrez. Les histoires se ressemblaient souvent : tout à coup des terres se seraient « libérées » et des jeunes avaient eu la possibilité de s’installer à moindre coût. Je n’ai jamais pu savoir si les jeunes avaient en effet eu la possibilité d’acheter leurs propres terres, ou s’ils avaient simplement été embauchés comme main-d’œuvre bon marché dans les grandes exploitations proche de la capitale. Toutefois, qu’elles soient réelles ou non, ces histoires montrent bien les sacrifices que

certains sont prêts à réaliser pour obtenir un bout de terre, même si cela signifie quitter définitivement la communauté et le cercle familial.

Ce qui est frappant dans les espérances formulées par les jeunes des communautés, c’est cette lumière, cette possibilité, s’offrant à chacun de migrer pour être embauché dans les œuvres de construction des États proches du Chiapas, et ce, dans le but de concrétiser et de financer des perspectives d’avenir réellement souhaitées. Des images souhaits observées chez la majorité des jeunes avec qui j’ai eu la possibilité de parler, la migration est généralement envisagée comme un projet à court terme, quelques mois tout au plus, avec pour horizon le retour dans la communauté et le développement d’une petite entreprise qui servirait à subvenir aux besoins de la famille. Aussi, lorsque les ressources économiques viennent à manquer et/ou lorsqu’il s’agit de « faire de l’argent » sur peu de temps, la migration s’impose pour beaucoup comme une des seules possibilités viables. Bien sûr, l’aspect économique est loin d’être la seule raison poussant les personnes à migrer. Il suffit en effet de se remémorer l’ensemble des représentations négatives données à voir par certains acteurs locaux, et dont j’ai exposé les termes principaux dans la section précédente. De cette manière, la migration peut être vue comme un « droit de fuite », comme il me l’a été présenté par Marcelo, un des représentants de Voces Mesomericanas88 :

La migration se vit aussi comme « un droit de fuite » (derecho de fuga) : « je fuis cette réalité, peut-être que je pourrais survivre ici, mais je ne veux pas rester, je ne veux plus vivre cela… ». C’est un peu comme une manière de rejeter certaines pratiques ou histoires qu’à certains, ça leur pèse de vivre. Souvent, ces conflits se lèguent de génération en génération : le père transmet le conflit au fils, et à la fin il y a cette idée que les migrations peuvent intégrer de nombreuses causes. De nombreuses causes qui finissent par se combiner, avec la raison économique qui est certainement la plus importante, mais qui n’est pas la seule : il existe aussi des raisons plus « politiques ». C’est donc une manière de « s’en aller ». (Marcelo, entretien du 20 octobre 2017)

S’intéresser aux images souhaits des acteurs locaux de la région signifie donc nécessairement prendre en compte ce phénomène migratoire. Seulement, il n’est possible de comprendre la portée et l’importance de ce phénomène qu’en se penchant sur les espérances au niveau individuel, voire familial, tant la perspective collective du phénomène tend – comme je le montrerai dans la partie suivante – à être rejetée par les autorités communautaires.

88 Organisme travaillant avec des migrants chiapanèques et autochtones, créé en 2011 et installé à San Cristóbal de Las Casas. Il sera question de cet organisme plus loin dans ce chapitre.

Cette première partie a permis de mettre en évidence les différentes possibilités individuelles et familiales existantes lorsqu’il s’agit d’imaginer l’avenir, tout en permettant de comprendre que la migration économique possède très certainement un attrait considérable. Dans la seconde partie de ce chapitre, j’explorerai davantage ce phénomène qui s’impose de plus en plus dans les imaginaires collectifs comme figure de l’espérance économique, voire de l’espérance de vie, la plus caractéristique de ces dernières années.

5.2. Jeunes et migration : entre alternative de vie et alternative de