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Chapitre 6 : Espérances d’avenir : entre tensions et négociations ; contradictions

6.1. L’idéal de « l’unification » : l’utopie entre tensions et négociations

6.1.2. Le futur comme source de tensions

Comme le relevait Ann Mische, l’intersubjectivité des relations humaines rend impossible l’idée de l’existence d’un projet, quel qu’il soit, sans confrontations, tensions, et constructions mutuelles, avec les projets d’un ou plusieurs autres groupes ou individus (Mische, 2009). Les utopies, en tant que projets politiques collectifs et individuels, sont en ce sens l’enjeu de tensions et de conflits au sein des groupes en résistance. Comme j’ai pu l’observer, ces tensions sont parfois

le produit d’une négociation constante entre la permanence de ce qui a déjà été bâti et la possibilité de renverser les modalités présentes d’existence. Cette tension est particulièrement explicite chez les différents groupes Abejas de Chenalhó avec lesquelles j’ai pu mener mon ethnographie. En effet, même dans les rangs de la résistance les plus engagés dans le projet politique des cadres zapatistes, les efforts semblent être davantage portés sur la permanence des modes d’organisation – politiques, sociaux et économiques – acquis lors des premières années de résistance, que sur l’imagination de nouvelles manières d’être. En ce sens, les efforts semblent être davantage portés à conserver ce qui est « déjà-là », plutôt que de tenter de remettre constamment en jeu la légitimité de cet « ordre » nouvellement mis en place. Aussi, par le renforcement des identités déjà construites, et donc sur des manières d’être qui existent déjà, ces modes d’engagement vers le futur tendent parfois à reproduire certaines caractéristiques des « mauvaises » institutions du gouvernement – comme Alberto en faisait la critique, ou comme Sabrina Melenotte l’avait déjà relevé (Melenotte, 2015). Il ne s’agit pas de dire que les espaces de la résistance qui ont été bâtis jusqu’à aujourd’hui ne peuvent pas ou plus être compris comme des « utopies concrètes », mais plutôt de mettre en relief la nature souvent paradoxale et surtout conflictuelle des espaces générés par ces expérimentations sociales et politiques. Des espaces où ce qui existe est toujours idéalisé et sans cesse dans une position de risque et de tension entre ce qui existe actuellement et ce qui est en devenir.

Je m’inscris ici directement dans les analyses de Paul Ricœur au sujet du paradoxe de l’utopie, lorsqu’il avance que la conception d’un « ailleurs radical » passe nécessairement par l’affirmation d’une « identité narrative » qui contient elle-même les idéologies dissimulant une conscience capable de se regarder « sans broncher à partir de nulle part » (Paul Ricœur, 1984 : 64). Cet attachement à ces « déjà-là », parfois perçu comme des dérives du projet politique, va d’ailleurs souvent être souligné et critiqué par ceux qui ne se reconnaissent aujourd’hui plus dans le projet des cadres zapatistes. Dans certaines proportions, c’est aussi le cas pour ceux qui sont nés dans ces « utopies concrètes », et qui les ont alors reçues comme des normes « déjà-là » plutôt que comme des ruptures normatives. Ce point est à prendre en considération lorsque l’on parle de la reproduction de l’expérience zapatiste, mais aussi des expériences utopiques plus généralement. Comme le soulignait Melford Spiro à propos des « mécontents » des kibboutz d’Israël, les utopies des uns sont généralement les idéologies de ceux qui n’ont connu que ces modes d’organisation sociale. Autrement dit, les « alternatives institutionnelles » – alors recherchées par certaines

personnes nées dans les kibboutz et mécontentes des organisations politiques dans lesquelles elles vivent – sont parfois à trouver dans les modes d’organisation sociale qui avaient pourtant été rejetés par ceux qui ont créé ces espaces utopiques (Spiro, 2004). Mécontents des idéologies dans lesquels ils sont nés, leurs « alternatives » reposent à présent sur la possibilité de changer les institutions collectivistes en les accordant par exemple avec les valeurs individualistes et les fondements de la propriété privée de la société libérale, ou encore en optant de vivre directement dans le « monde extérieur » (Spiro, 2004 : 564).

Toutefois, il y a aussi dans ces formes de « conservatisme » exprimées au sein des expériences utopiques un besoin de préserver une partie du futur préalablement désiré face à diverses circonstances sociales, politiques ou économiques, que les différents groupes n’ont pas tous la possibilité de contrôler. C’est pourquoi je disais dans les chapitres précédents qu’il y a dans certains conservatismes exprimés – dans certains « déjà-là » – une relégation du futur dans une histoire plus secondaire, sans toutefois être l’expression d’une incompatibilité définitive avec les utopies qui avaient pu être définies par le passé. Par exemple, dans le contexte contre- insurrectionnel du Chiapas, ces formes d’idéalisation de la résistance accomplie jusqu’à maintenant masquent, il est vrai, la recherche de son renouvellement dans le futur. Toutefois, cela se réalise au profit d’un renforcement des manières d’être aujourd’hui qui sont aussi quotidiennement menacées par une guerre qui perdure en toile de fond depuis les premières années du soulèvement94. En ce sens, la guerre de basse intensité n’a pas seulement pour vocation la destruction pure et simple du tissu social ; elle tend aussi vers une confrontation idéologique, où les espaces d’affrontement sont aussi intégrés dans les représentations de la société future. Dans cette guerre, les stratégies de « cooptation » de certains groupes en résistance, ou de « réconciliation » entamée avec d’autres, n’ont pas seulement pour vocation à détruire les liens qui unissent les membres de la résistance entre eux, mais tendent aussi d’une certaine manière à garantir un futur « stable », et parfois même « désirable », aux ressortissants des différents groupes qui souhaiteraient « réintégrer la légalité ». Dans ses fondamentaux idéologiques, la guerre de basse intensité est donc à concevoir comme une guerre où les affrontements se situent aussi dans

94 Je fais ici directement référence à l’entretien mené avec Manuel, où il m’a dit que le « problème de tout refuser du gouvernement, c’est que les gens finissent par se fatiguer ». Il s’agit ici de faire certaines concessions dans les modalités de la lutte politique afin de conserver une partie du futur préalablement désiré : d’accepter une certaine dépendance avec le gouvernement pour toutefois conserver les grandes lignes de « l’autonomie ».

l’avenir, en proposant notamment des modes de vie « alternatifs », même temporaires, aux conditions présentes d’existence des individus « en résistance ».

De cette manière, lorsque le gouvernement du Mexique, celui du Chiapas, et les groupes en résistance signent des accords et des ententes, c’est dans l’optique de s’engager conjointement dans un projet d’avenir commun de rénovation – en l’occurrence, d’une « harmonie » et d’une « stabilité » qui avaient été rompues. Par ces actes « d’entente mutuelle », les différents groupes en résistance s’engagent dans des projets de construction, de rénovation, ou encore de capacitation, dont ils ne maîtrisent pas nécessairement la portée politique ou idéologique – en l’occurrence la garantie d’une « paix » même injuste pour eux dans l’avenir –, mais des projets qui leur permettront d’accéder rapidement à leurs moyens de subsistance les plus fondamentaux. C’est en ce sens, et comme j’en avais abordé certains points dans les chapitres précédents, que ce retour dans la « subordination » n’est pas perçu négativement par l’ensemble des membres de la résistance. De plus, l’important pour beaucoup de ces acteurs étant aussi de rétablir un lien primaire avec l’État, ces nouvelles bases de relations ont permis de garantir leur participation, même minime, au sein des institutions étatiques. Lorsque plusieurs groupes en résistance ont décidé de retourner dans certains réseaux étatiques pour « exiger » au gouvernement, c’est donc avec la conviction d’avoir pu rétablir une « relation véritable » avec l’État : une relation censée rompre avec les logiques néolibérales qui avaient exacerbé leur exclusion des cadres politique, économique et social des institutions mexicaines. En rentrant en « négociation » avec le gouvernement, aussi infime que soit leur poids au sein de ces institutions, le rôle de certains groupes y est reconnu, voire même encouragé. C’est alors l’approbation de certains fonctionnaires du gouvernement local reconnaissant le rôle des groupes Las Abejas A.C., qui d’une certaine manière jouent un rôle de « contre-pouvoir » important au sein des institutions de Chenalhó ; mais tout en critiquant sévèrement l’action des autres groupes de la SCLA et des zapatistes, qui ne « souhaitent pas participer aux institutions » et ne peuvent donc pas permettre de « garantir » et « contrôler » l’engagement de l’État dans la région95.

Bien qu’apparent parfois comme très consensuelle au sein de groupements sociaux partageant certaines idéologies – comme je l’ai montré avec « l’unification » dans les premières

95 Selon des entretiens que j'ai menés, et des discussions informelles que j'ai eues, avec des représentants et d’anciens représentants du gouvernement municipal à Chenalhó.

années de révolte –, l’utopie reste une construction complexe entre de multiples projets parfois très divergents. Une construction qui est aussi bien déterminée par des conditions intérieures – lorsqu’il s’agit de négocier les fondements idéologiques du mouvement par exemple –, que par des conditions se négociant de l’extérieur – comme c’est le cas avec la guerre de basse intensité poussant les groupes en résistance à se retrancher dans des positions « déjà connues ». Les nombreuses tensions que l’on peut observer entre certains groupes et entre certains individus sont donc souvent au cœur de la construction même de l’utopie. La manière dont ces groupes et individus vont tenter de concilier leurs projets d’avenir entre eux, de donner du sens à cette co- construction et à y apporter certaines valeurs, va alors être centrale dans leur capacité à transformer le contexte dans lequel ils vivent.

6.2. La construction du sens dans l’utopie : entre éthique