Perceptions spécifiques et enjeux du vieillissement en milieu rural isolé
IV.1. Des perceptions et des représentations de la vieillesse et du vieillissement spécifiques
IV.1.4. Utilité et considération sociales : des étalons de mesure inégalement utilisés, et partiellement déconnectés
La stigmatisation des personnes âgées provient pour une grande part de leur retraite, c’est‐à‐dire de leur éloignement du travail, qui demeure une valeur centrale et une activité organisatrice de la vie et des identités sociales (Méda, 1995; Dubet, Martuccelli,1998 ). Dans un contexte où le capitalisme mesure la valeur des individus à leur utilité, ou à leur productivité, sociales, les personnes âgées retraitées, donc hors du marché du travail, reçoivent une position structurellement basse. Le plus souvent, c’est de manière passive, à leur corps défendant, comme objets de soins, qu’elles sont dotées d’une utilité sociale, puisqu’elles constituent un des gisements d’emplois de proximité le plus souvent mis en avant par les plans gouvernementaux successifs, en particulier celui des services à la personne. On comprend combien cette position de générateur passif d’emploi, dans une société où l’autonomie fait partie des vertus cardinales, peut être dominée, et ressentie comme un déni de valeur intrinsèque. On comprend alors également pourquoi dans les discours des personnes enquêtées, l’accent sur la
57 C’est moins vrai en Creuse, où le territoire enquêté, situé à la limite de l’Indre, semble avoir été beaucoup plus le
lieu de micro-mobilités, et où les parentèles semblent avoir été plus vite dispersées (et l’inscription des lignées dans les lieux plus vite brisées), ce que confirment les questionnaires passés auprès des anciens exploitants agricoles.
contribution, passée ou actuelle, à la production de la société est important, tant le registre de l’utilité sociale, ou de la valeur fonctionnelle, construit dans nos sociétés la valeur des êtres humains (P. Pharo, 2007). Pour certaines catégories de population (en particulier dans les classes favorisées), cette question de l’utilité sociale se pose de manière accrue à la retraite, et constitue souvent le ressort d’investissements dans le monde du travail, dans l’action humanitaire, dans la vie politique et associative, locale ou nationale selon les ressources des individus, le plus souvent de manière bénévole58. Mais il s’agit bien encore de participer à la vie sociale, et de manifester son utilité. Autrement dit, le registre de l’utilité sociale serait de plus en plus prégnant dans les pratiques et les représentations des nouvelles cohortes de retraités (Legrand, 2001), et fonctionnerait comme un étalon de mesure de la valeur sociale des individus âgés. Or, si le registre de l’utilité sociale est effectivement mobilisé par les vieux habitants du milieu rural isolé, ils s’en détachent également. D’une part, ce registre renvoie plus souvent à la vie passée, à la contribution passée à la construction de la société, qu’aux activités présentes. D’autre part, un autre registre est plus fortement mobilisé pour fonder et évaluer son statut social : celui de la considération. On peut alors distinguer deux domaines où se construit cette considération sociale : la famille et le village ou la communauté locale. Deux principes alors permettent de préserver la considération en dehors de toute référence à l’utilité sociale : de manière forte, l’histoire et l’enracinement, locaux et familiaux, contribuent à préserver les statuts et à donner sens à la vie. De manière sous‐jacente, la valeur absolue attribuée à la vie fonde le respect accordé aux autres vieux et à soi‐même. Le registre de l’utilité sociale est présent à travers l’évocation du travail, passé et actuel. Le travail est une valeur, dans tous les discours, et plus particulièrement dans ceux des anciens agriculteurs, qui légitime le repos durement gagné de la retraite, et le droit de vivre encore à cet âge59. Monsieur Aymard (Creuse), qui a travaillé à partir de 14 ans et a pris sa retraite en 2004, résume ainsi sa vie de travail : « J’étais avec mes parents, j’étais aide familial jusqu’en 69, jusqu’à 37 ans, comme j’étais célibataire, un peu plus ou un peu moins et je suis exploitant depuis 70, ça valait pas le coup, on touche pas de grosses retraites avec ça, j’ai une petite retraite, j’en ai versé de l’argent à la mutualité ». Le calcul coût‐bénéfices pour la société, mobilisé dans le registre de l’utilité sociale, apparaît nettement positif. Le travail continue d’ailleurs après la retraite, mais à sa main, à la mesure de ses forces. Ainsi, que l’explique Maurice, un ancien agriculteur, resté célibataire et sans famille : « il est pas foutu le Maurice ». Il fait encore son bois, « coupe » la neige, mène ses chèvres au pré. « [et vos parents travaillaient tous les deux sur la propriété ?] Ouais, ouais, ….moi aussi hein je l’ai
58 On peut penser à ce propos à un nouveau type de vie à la retraite identifié par A.-M. Guillemard, la retraite
« citoyenne » (2001).
59 Puisque c’est bien en dernière limite la question que pose le critère de l’utilité sociale comme évaluation de la vie
faite, je l’ai faite jusqu’à maintenant et encore je n’en fais maintenant je n’en fais pas tant…faut le faire le travail ouais » (Monsieur Béal, 07, 1). Plus largement, pour l’ensemble des catégories populaires, même en ascension sociale, la description des vies professionnelles, longues, débutées tôt, et dans des conditions souvent difficiles, justifie ainsi la retraite, fonde l’estime de soi et le sens de la vie, passée et actuelle : « alors j’ai fait 7 ans salarié agricole dans les bois ça faisait partie agricole et un peu dans les fermes. On faisait les vendanges, les fruits on travaillait y’avait pas beaucoup de sous ; dans le Vaucluse, dans le Gard surtout vers Aigues Mortes là‐bas. Et quand la guerre est déclarée on était aux vendanges en 39. Et puis pendant la guerre avec un copain j’ai travaillé 6 ans chez un patron pour les vendanges. […] Après la guerre, j’ai travaillé dans les eaux et forêts encore, et dans le bâtiment, et après il y a eu le chantier de La Palisse le chantier de la centrale, y’avait un puits j’ai travaillé trois ans dans la galerie c’était pas du gâteau mais ça payait beaucoup, ça payait plus du double ; c’était dangereux mais je m’en suis tiré, j’ai fait deux ans. Après je suis rentré dans l’administration, c’était mon rêve j’ai 25 ans d’administration dans l’équipement, ils m’ont compté 28 ans ; ça fait que j’ai 42 ans de salarié j’ai ma retraite principale de l’équipement, une retraite de salarié agricole et une retraite de la sécurité sociale, voilà. Et maintenant depuis 81 je suis à la retraite y’aura 25 ans au mois de septembre ». Le ratio entre le temps de travail et le temps passé à la retraite justifie qu’on se repose, de même que la dureté des travaux physiques du métier exercé. Chez les personnes plus diplômées, la centralité du travail dans l’existence, et la légitimation qu’il apporte à la retraite est construite sur un autre registre : celui de la mise à la retraite à son corps défendant, à des âges souvent supérieurs à la norme de 60 ou 65 ans. Ainsi Monsieur Rajot (Creuse) a‐t‐il pris sa retraite à 67 ans, contraint et forcé, de même que madame H. Dans un autre domaine, avoir donné naissance à des enfants, les avoir « bien » élevés, dans le prolongement de l’éducation reçue, tant dans les pratiques familiales que sur des registres moraux ou religieux (l’attention aux autres, l’observance des règles de vie fondées sur la religion) constitue également en filigrane un registre utilitaire de l’évaluation de sa position sociale. La retraite est pour partie un « repos » bien mérité, par le travail de production et de reproduction, soutenu avant la retraite, et dont les séquelles physiques montrent l’engagement. Enfin, le registre fonctionnel de l’utilité sociale est également mobilisé pour justifier les engagements politiques municipaux et la participation sociale à la vie locale. Qu’il s’agisse de Monsieur Berget, inscrit sur une liste aux municipales pour « rendre service », ou de Madame Bardin, insistant sur le fait qu’ils étaient trop jeunes, avec Monsieur Eustache, pour « entrer déjà dans cette vieillesse », l’engagement est pensé comme un travail, dont les rétributions sont moins monétaires que symboliques et sociales, dans le statut qu’ils permettent de gagner. En effet, la valeur positive de ces engagements pour la vie de la commune rejaillit sur ceux qui s’y engagent, et les valorise. L’activité, couplée au bénévolat, contribue à valoriser ces pratiques, qui forgent largement le sens de l’existence de ceux qui les portent. Durant les premiers temps de la retraite, et en l’absence de tout handicap ou limitation physiques, la valeur fonctionnelle
des individus semble ainsi préservée. Elle peut être mise en avant dans les relations avec les autres.
Mais il arrive toujours un moment, plus ou moins précoce selon les appartenances sociales, où les forces déclinent, où les limitations deviennent plus nombreuses, et où il faut abandonner les activités qui valorisent les individus du point de vue de leur utilité sociale. Dans l’espace public, les personnes enquêtées renoncent ainsi, au cours du vieillissement, à leurs mandats municipaux ou associatifs, à moins que la mort ne vienne les cueillir en plein exercice60. C’est également le moment où se réduisent ou se reconfigurent les services apportés aux enfants, que le passage du temps rend moins nécessaires : les petits‐enfants ont grandi, ils partent seuls en vacances. C’est le moment enfin où s’inversent partiellement les relations d’aide, en dépit des souhaits des parents, ou avec leur complicité, mais non sans négociations. En outre, ce rétrécissement des activités publiques et cette reformulation des pratiques privées a toutes les chances de coïncider avec une durée de retraite longue, où le pensionné apparaît alors bien plus comme une charge sociale. Un autre registre, présent de manière plus souterraine dans la vie sociale, prend alors le relais : ce qui est mis en question, ce n’est plus l’utilité sociale de l’individu, mais la considération sociale qu’on lui accorde, et le sens qu’a sa vie, pour les autres et pour lui‐même. On passe ainsi d’une valeur fonctionnelle à une valeur morale (P. Pharo, art. cit.) de l’individu, pour les autres et pour lui‐même, qui fonctionne comme un absolu. Ainsi que l’écrit N. Elias, dans La solitude des mourants, « la réalisation du sens de l’individu […] est très étroitement liée à la signification et à l’importance qu’un homme a pu prendre pour les autres au cours de sa vie, que ce soit par sa personne, son comportement ou son travail » (1998, p. 85). C’est à la fois par ce qu’il fait et dans ce qu’il est que l’individu acquiert un sens pour les autres (ibid., p. 75). Parmi les enquêtés les plus âgés ou les plus handicapés, donc les moins enclins à mobiliser le registre du « faire » et de l’utilité sociale pour décrire leurs pratiques et leur statut actuels, le sens de la vie apparaît bien comme immergé dans les relations sociales : relations à l’environnement local, et à la famille pour ceux qui en ont. Dans le cas de personnes très fortement diminuées dans leurs capacités fonctionnelles, les personnes marchant difficilement, en fauteuil, ou encore sous assistance respiratoire, l’inutilité est devenue une donnée de leur existence : « c’est qu’on n’est pas utile, en rien, on peut pas s’occuper de rien. Avant on faisait la ferme, on était tous les deux, on travaillait ensemble. On faisait des petits travaux mais…on était… on pouvait marcher, on pouvait courir, on pouvait… s’occuper des bêtes. Maintenant tout ça, c’est fini » (Madame Collange, 07, 3). Le vieillissement est ici décrit comme une progressive inutilité aux autres, comme un affaiblissement de sa valeur fonctionnelle jusqu’à la nullité. Pour autant, et même si elle souffre de cette inutilité au point de vouloir parfois mourir, sa vie continue à avoir du sens, en dépit de
cette inutilité. Elle ne lui fait pas perdre la considération sociale dont elle jouissait jusqu’à son accident. Le sentiment d’inutilité se double pour madame Collange d’un sentiment de vulnérabilité fort. Mais elle demeure « bien considérée ». De manière plus prononcée encore, Maurice du Faud, ou Monsieur Aymard, ne se vivent pas comme inutiles : ce registre de l’utilité sociale n’est pas pertinent pour eux. Le sens de leur vie est ancré dans le paysage, dans leurs terres, qu’ils parcourent avec leur chien, dans les relations au long cours tissées dans le hameau, avec une voisine ou une aide‐soignante, interlocutrice privilégiée et secours quotidien pour les papiers administratifs comme pour le ravitaillement. Le fait d’avoir un sens pour les autres s’éprouve dans l’accomplissement naturel de la solidarité. Maurice commente ainsi l’attention que lui portent les habitants de son hameau : « Maintenant, ils sont pas sauvages tout le monde. […] Oui oui oui oui, encore, ici, on traite bien le village ».
De manière plus évidente encore, l’appartenance à une configuration familiale, où l’on est personnellement reconnu, contribue aussi à solidifier les positions sociales et à donner un sens à l’existence. Le rôle de maintien ou de construction de l’identité, mis en évidence par F. de Singly dans la famille conjugale au mitan de la vie (1996), est également assumé dans la famille élargie aux âges élevés. La préservation des statuts familiaux, leur persistance dans le temps malgré la transformation des rôles (leur décristallisation ou leur dématérialisation)( I. Mallon, 2007), contribue à maintenir l’identité personnelle du parent âgé. La mère de Madame Duron rappelle ainsi : « Mon grand‐père il était de 1848 ! Ils ont 100 ans de différence avec ma petite fille !». Son gendre la reprend : « Non, avec ta fille ! ». Mais elle persiste : « C’est toujours la petite ! ». Et s’adressant à sa fille : « Tu sais bien que tu es toujours la petite, bon ! ». Le maintien des rôles familiaux, même transformés, même dématérialisés, contribue également à maintenir l’identité sociale pour soi et pour autrui. Les enfants sont encore l’œuvre de leurs parents, même aux âges élevés, où le maintien de l’harmonie familiale est au cœur du travail des relations que les mères continuent à effectuer. Etre mère est l’œuvre de leur vie, ce qui a donné et donne encore sens à leur existence. Ainsi Madame Héritier met en avant sa maternité dans ce qui a le plus compté et ce qui compte encore dans son existence. On n’a jamais fini d’éduquer ses enfants, de leur transmettre des pratiques et des valeurs : « C’est comme ça qu’il faut élever les enfants, parce que l’union d’une famille, c’est le principal. Vivre sans l’union d’une famille, on ne peut pas vivre ». Et Madame Bardin reprend plus loin : « C’est un exemple qu’on donne aux enfants. Entre les sœurs. J’ai dit « vous êtes deux sœurs. Voyez, moi, j’ai une sœur. Voyez comment on vit toutes les deux ». Eh ben, je veux leur transmettre cette… l’amabilité d’abord des gens, et en même temps cette tendresse, cette… qui sort de soi‐même ». Ainsi, on peut avoir une position sociale objectivement faible du point de vue de sa valeur fonctionnelle, de son utilité sociale, et continuer à être bien considéré par ses voisins, ses amis, ses parents. Ce résultat nous paraît très important dans la prise en compte du vieillissement. D’une part, parce qu’il rompt avec
une logique utilitariste très prégnante (et avec laquelle les personnes âgées sont rarement gagnantes, c’est‐à‐dire qu’il arrive un moment où, les handicaps venant, elles sont constituées comme des charges pour les autres). D’autre part, parce qu’il met en évidence que la position sociale n’est jamais uniquement gagée sur l’utilité sociale. Et enfin, parce que cela signifie que l’existence n’a pas à être justifiée par sa seule utilité. Le sens de l’existence d’un individu repose bien davantage sur les liens sociaux entretenus avec la famille, les amis, les voisins.
Enfin, la valeur qu’un vieux reconnaît à sa vie et à la vie des autres vieux, quel que soit leur handicap, repose sur la vie même, comme un absolu qui trouve sa justification en elle‐même. Madame Bardin reconnaît que « maintenant, non. Maintenant, on n’est plus utile à rien, qu’à soi‐même ! Maintenant, on se laisse vivre ! ». Et pourtant, elle manifeste sa joie d’être en vie, de vivre, à 96 ans passés, même handicapée, même en maison de retraite : « Alors moi, j’aime la vie, donc… c’est primordial pour moi. Voilà. Et j’essaie de la vivre le plus possible. J’ai fait mon travail, donc, quand ça a été la vie active, on a travaillé. Après, la retraite, donc, avec Monsieur Eschalier, une petite équipe, on a monté ça, donc on a travaillé encore après. Donc, c’était pas morose. Au contraire, nos journées étaient, étaient bien accaparées, et en même temps distrayantes. Moi, il me semble qu’on trouve la distraction partout. Auprès des autres. Si vous travaillez pour les autres, on trouve la joie. Non ? Je sais pas, quelle est votre idée ? ». La vie est justifiée par la joie de vivre, par la vie même. La justification de soi, de sa présence, n’est rien d’autre que la vie même. Vivre vieux, mais vivre. Vivre handicapé, mais vivre. Cet appétit pour la vie est conservé par le maintien d’intérêts multiples, soutenus soit par les dispositions sociales forgées durant la vie, soit par les relations sociales maintenues à la vieillesse. La famille apparaît alors comme décisive, puisqu’elle constitue dans la seconde partie de la vieillesse le lieu privilégié des occasions et des relations de sociabilité.
IV.2. Prendre sa retraite en milieu rural : ruptures et continuités des parcours