Perceptions spécifiques et enjeux du vieillissement en milieu rural isolé
IV.2. Prendre sa retraite en milieu rural : ruptures et continuités des parcours de vie
IV.2.1.2. Inflexions des pratiques et aménagement du mode de vie paysan
Pourtant, alors même qu’ils n’en sont guère conscients, ou du moins qu’ils le mettent peu en avant dans leurs discours, la retraite change les choses pour les agriculteurs. C’est plus évident pour les agriculteurs exploitants qui n’ont pas d’enfants pour reprendre la propriété. « J’avais droit qu’à 50 ares que j’avais le droit de garder, pour la préretraite….que j’ai eu en 2001, la retraite je l’ai eu en 2003, j’avais tout vendu avant de me faire opérer… Cela n’a pas été rien à faire, fallait trouver les gars pour reprendre, fallait que ça passe en commission… […] Et puis j’ai des poules, mais plus de vache, j’ai pas le droit… » (Monsieur Touvier, 23, 2). Et même pour ceux qui soulignent la continuité de leur existence, la retraite a un effet fort : elle permet de réintroduire du choix personnel dans une vie marquée par la dépendance (au patron, pour les fermiers, aux autres agriculteurs pour les propriétaires, aux banques, aux cours des productions, aux aléas climatiques et à l’incertitude du métier pour tous). Ainsi, c’est la force de travail, la santé, constituées comme éminemment personnelles, qui déterminent la poursuite ou l’arrêt de certaines activités. Certaines constantes se font jour : tous maintiennent du « jardinage », c’est‐à‐dire la culture, sur une surface restreinte par rapport aux terres agricoles qu’ils ont exploité, des légumes pour l’auto‐consommation et la production familiale61. L’usage même du terme de jardinage, alors que les surfaces cultivées sont le plus souvent énoncées en ares, est spécifique des anciens agriculteurs, et traduit la réduction en volume des activités. Les animaux sont également conservés, à la mesure de l’attention qu’ils réclament et des forces des retraités. Monsieur Labiole et Madame Henry avaient ainsi conservé deux vaches, au début de leur retraite. « Petit à petit, on a…laissé tomber, quand même, du travail.[…] J’ai arrêté les vaches, donc j’ai fait les cochons une paire d’années, mais puis…on en avait pas beaucoup. [Donc après vous avez laissé tomber les cochons ; et qu’est‐ce que vous avez laissé tomber, encore ? rire] [L : Et les lapins, parce que …on avait plus le temps] Les lapins. On avait beaucoup de lapins, et je les tuais, et on venait me les prendre, les acheter, je les vendais. [L : et puis, la maximatose (sic) s’y est mis, et puis…] C’est pas cette maladie, c’est une autre maladie ! Une autre maladie. C’est pas la maximatose. Une autre maladie qui s’y est mise que… ils allaient bien, et puis tout d’un coup ils tombaient comme ça. Alors on a abandonné. Alors ça faisait trop de travail. [L : On a vendu les cages, même. Alors comme ça]. Oui, on a vendu les cages. On a gardé les poules. [Et donc là, vous avez plus que les poules. Ca vous fait des bons œufs]. Eh ben ça fait des œufs, et puis on en mange de temps en temps. [L : Et puis ça tient compagnie !] Et ça tient compagnie ! Le matin, je vais donner à mes poules, là, dans la journée, je lève les œufs, et puis je vais leur donner, et… voilà ». Le chien continue à aider, pour la chasse et la garde des quelques moutons ou chèvres qui restent,
même s’il constitue plus une compagnie qu’un auxiliaire intensément sollicité. Sauf difficultés physiques, la continuité avec la vie antérieure se marque aussi dans les « coups de main », aux enfants, à des amis ou à des voisins62. « Faire son bois », le couper, le charrier, le ranger, est enfin une activité que citent très souvent les hommes, dans la continuité des travaux physiques de l’exploitation. C’est alors bien par ces travaux, par leur réaménagement ou leur impossibilité, progressive ou brutale, que se mesure la vieillesse, plus que par la durée de retraite. Et la retraite peut alors être vécue comme un « soulagement », un « repos bien mérité », pour ceux qui étaient en peine à la fin de leur vie active. Monsieur Duron, tout en rappelant que la retraite n’a rien changé pour lui, l’évoque bien : « Ça a pas changé beaucoup… pour moi, ça a été si vous voulez une sorte de soulagement, soulagement physique et moral. Pourquoi physique, parce que j’étais handicapé, et que j’avais de la misère à assumer… moral parce que je travaillais l’été avec d’autres personnes, le travail en commun, et ceux‐ci, surtout les 2 dernières années j’avais perdu un petit peu d’activité, mais je me suis toujours débrouillé à pas trop handicaper qui que ce soit… ».
Si la retraite desserre certaines contraintes en réduisant le volume des activités63, elle autorise également un accès à de nouveaux loisirs, que le travail intensif sur l’exploitation et l’absence d’organisations spécifiques ne permettaient guère auparavant. L’accès à de nouveaux loisirs est ainsi mentionné par 45 % des anciens agriculteurs enquêtés par questionnaire. Dans la même proportion (5 sur 11) les agriculteurs de Creuse et d’Ardèche évoquent les réunions au club du 3ème âge ou les voyages organisés, d’un ou plusieurs jours, qu’ils ont effectués avec le club ou grâce à leur caisse de retraite. « Cette année, une journée à Toulouse avec Groupama, l’an dernier 2 jours à Millau avec le club du 3ème âge de Crozant, en septembre, il y a une voyage organisé à Andorre, 3 jours, mais je ne sais pas si je pourrai y aller, ma sœur se fait opérer » (Monsieur Touvier, 23, 2). « On allait longtemps au club de Montpezat on allait aux voyages, aux repas, j’avais la voiture » (Monsieur Jean Lassagne, 07, 1). Le fait d’être en couple, ou de vivre avec un frère ou une sœur, joue favorablement sur la capacité à s’ouvrir à ces nouveaux loisirs. Les vieux célibataires semblent en effet plus casaniers, moins enclins à s’ouvrir à l’inconnu64. Ces voyages se déroulent principalement en France, et constituent souvent les premières vacances prises par ces enquêtés si on exclut le temps de l’enfance, où les vacances étaient réglées par l’école. De ce point de vue, il y a un début d’alignement des
61 Les enfants et petits-enfants sont également les destinataires des produits cultivés.
62 24 % de l’échantillon des anciens exploitants agricoles mentionnent de tels coups de main, et 30, 2 % l’aide à la
famille.
63 De ce point de vue, les autochtones non agriculteurs qui ne sont jamais partis ne présentent pas de différence forte.
Ainsi, les sœurs Tassy, mercières, tiennent toujours leur commerce, même si elles ont réduit les heures d’ouverture, et si elles n’hésitent pas à partir en voyage, à la journée.
64 A ce propos, un article un peu ancien déjà d’A. Guillou sur « Les vacances des agriculteurs » (1990) montrait bien
agriculteurs sur le reste d’une société65 où la « révolution du temps libre » identifiée par J. Dumazedier (1988) ou encore J. Viard (2002) a fait des vacances une scansion incontournable de la vie professionnelle. Leur retraite s’apparenterait ainsi à celle des autres retraités français, pour qui elle constitue, dans ses débuts au moins, un temps privilégié pour les voyages (Chauvel, 1998 ; Rochefort, 2000 ; Caradec, 2007). Même si cette consommation de loisirs à destination des personnes âgées n’est guère intensive, elle marque tout de même une différence avec la vieillesse des parents de ces anciens agriculteurs.
IV.2.1.3. Un mode de vie inchangé dans un pays en transformation