Perceptions spécifiques et enjeux du vieillissement en milieu rural isolé
IV.2. Prendre sa retraite en milieu rural : ruptures et continuités des parcours de vie
IV.2.1.3. Un mode de vie inchangé dans un pays en transformation rapide
Ainsi, malgré la continuité des modes de vie mise en avant par les anciens agriculteurs, le passage à la retraite induit des inflexions dans les pratiques quotidiennes, dans le volume et le rythme des activités, dans le choix du maintien de certaines activités plutôt que d’autres ; inflexions plus ou moins fortes selon les appartenances et les liens sociaux, selon les anciens statuts professionnels également, elles passent inaperçues le plus souvent, car elles s’opèrent à un rythme maîtrisé par les individus. Ce n’est que lorsque les forces déclinent, empêchant le travail, que ces inflexions prennent la forme de ruptures, plus brutales, marquant le début de la vieillesse. Par ailleurs, si la retraite en elle‐même n’est pas ressentie comme un changement du mode de vie, tous les anciens agriculteurs ont le sentiment de vivre les derniers instants d’une civilisation paysanne qui disparaîtra avec eux. Ils en sont les derniers témoins, et ils assistent à sa disparition dans le pays, ainsi qu’à son hybridation. Les anciens agriculteurs, et plus généralement les locaux enracinés (qui ont toujours vécu sur place, dans cette culture paysanne, sans pour autant être agriculteurs eux‐mêmes), sont ainsi les plus sensibles aux transformations du pays, à travers parfois les transformations du paysage. Ils décrivent leur lieu de vie comme un « pays qui meurt », peuplé de personnes qui vieillissent. Lorsqu’on lui demande comment le pays a évolué, la plus jeune des sœurs Tassy répond « Oh, il a pas évolué. Il a pas du tout évolué puisque… on n’a presque plus des…hommes de métiers. Voyez à mesure qu’ils disparaissent les parents, ils… ». Sa sœur renchérit : « Enfin c’est plutôt les commerces… Une fois qu’ils ferment, ça se reprend pas bien, voyez ». Les fonds de commerce, mais également les exploitations agricoles ne trouvent plus de repreneurs. Le monde change autour de ces vieux natifs restés aux pays. La conversation à trois voix
65 Cet alignement, autrefois souterrain et placé sous le signe de la débrouille, est pris en compte par l’Etat, qui a mis
en place un crédit d’impôt permettant aux agriculteurs de se faire remplacer pour partir en vacances. Source : Terre- net.fr. http://www.terre-net.fr/actualite-agricole/interviews/article-169-30816.html.
des frères Brunier et de leur sœur roule sur le paysage environnant leur maison familiales : elle : « les cultures étaient là‐dessous. Robert : maintenant c’est des buissons heureusement qu’il y a un petit troupeau de moutons ça entretient petit peu. […] Robert : ici il y a cinquante ans c’était joli, on voyait pas de genêts, il y avait le blé c’était propre comme tout. Charles :c’était des champs cultivés. Robert : les rivières c’était propre c’était beau il y avait des pêcheurs, tout l’été. […] Sous le pont que vous êtes passée dessous, y’avait des truites dessous. maintenant elles sont pas jolies les rivières… ». La montagne et les prés sont désertés par le bétail, le pays s’ensauvage. Les villages sont désertés aussi par les personnes qu’on a connues, qui meurent ou s’en vont vivre une retraite plus douce, dans des climats moins rudes ou à proximité de leur famille. La tentation du départ en effleure parfois certains : « Oui, l’hiver c’est morne, c’est moche. Oui, là on le dit, l’hiver on reste des jours et des jours sans voir personne. On est un peu coupé du monde. C’est pour ça que j’aspirais pour mes vieux jours, qu’on vive ailleurs. Mais je crois que c’est foutu. » Et Monsieur Duron poursuit un peu plus tard : « Oh non, c’était une idée que j’avais il y a déjà quelques années, je disais : quand on sera libre, on s’en ira ailleurs, vivre autrement. Et puis non, et puis non j’ai pas envie de partir ». La force de rappel de la ferme, de la terre, qui possède autant qu’on la possède (pour paraphraser Bourdieu), l’emprise des habitudes ancrées dans les lieux et les activités, la routine quotidienne rendent les individus solidaires du pays, même s’il se meurt, même s’il change au point d’échapper un peu aux habitants natifs du coin.
Les vieux habitants restés sur place ont en effet le sentiment de ne plus reconnaître leur pays, principalement parce qu’ils n’en connaissent plus tous les habitants : « on ne connaît plus personne à Montpezat » disent les amies de Madame Brunier venues lui rendre visite. Le renouvellement – certes limité ‐ des populations accentue paradoxalement le rétrécissement des sociabilités, tant les nouveaux venus diffèrent dans leur mode de vie, leurs trajectoires passées et leurs attentes, des anciens habitants. Ces derniers se sentent pour une part dépossédés de leur pays. Ainsi, les nouveaux retraités, par les animations qu’ils proposent au club du 3ème âge, par un mode de vie plus mobile, par des désirs différents, font sentir aux plus âgés de nos enquêtés qu’ils appartiennent à un monde révolu. « avant, tous ceux qui ont 80, 85 ans, au début, au début on chantait, on chantait en patois, on se comprenait tous, on était tout des gens qu’on avait vécu ici. Maintenant, les nouveaux, les nouveaux retraités, c’est pas du tout la même mentalité. […] C’est pas du tout la même mentalité… ils ont pas vécu au pays, ils ont eu sans doute des…ils ont fait carrière ailleurs, alors c’est pas… […] Et si, même… maintenant, ils font le thé dansant » (Monsieur Labiole, 07, 1). Les anciens agriculteurs ne comptent pas non plus sur les jeunes venus s’installer en milieu rural en espérant échapper à une situation de précarité, pour « relever le pays ». Il s’agit soit de fonctionnaires, soit d’ouvriers, aux modes de vie éloignés de fait de celui des agriculteurs. Et ceux dont on n’identifie pas les sources de revenus sont toujours soupçonnés de vivre « aux crochets de l’Etat ». Lorsqu’ils s’installent sur une exploitation agricole sans être du pays, c’est‐à‐dire sans être nés et
affiliés dans la région, on prédit leur chute prochaine, une fois qu’ils auront « bouffé les subventions » (Monsieur Labiole). L’ambivalence des autochtones à l’égard des nouveaux venus est donc la règle, puisqu’ils rajeunissent de facto la population, mais qu’ils ne feront pas revivre le pays, soient qu’ils soient trop vieux, soient qu’ils ne s’inscrivent pas dans les seuls cadres que les agriculteurs mobilisent pour imaginer une renaissance du pays, l’agriculture, ou encore l’industrie66. Plus encore, par leurs innovations et leur implantation, par la coprésence sans véritable cohabitation qu’ils engendrent, ils sont les révélateurs d’une étrangeté progressive au monde familier dans lequel on vit. Vieillir, c’est aussi cela : voir disparaître le monde dans lequel on est né, les paysages de son enfance et de sa vie adulte, ses camarades d’école, ses anciens compagnons de travail. Les anciens agriculteurs, alors même qu’ils ne changent pas, ou ne pensent pas changer, voient ainsi le monde se transformer autour d’eux, au fur et à mesure de l’écoulement du temps, sans guère assurer de prise sur ces changements67, qui les conduisent à déserter les lieux « colonisés » par les nouveaux arrivants. IV.2.2. Une nouvelle vie pour les autres enquêtés Les âges de passage à la retraite des autres enquêtés sont plus dispersés : conformément aux statistiques nationales, les anciens ouvriers, aux durées de cotisation longues ou aux organismes éprouvés, prennent leur retraite plus tôt, en raison de licenciements économiques ou de maladies qui accélèrent le passage à la retraite. Ainsi, le mari de Madame Chapuis « était chef d’atelier à la société Kremlin, à Stains dans la banlieue parisienne…dans le 93. Il est autodidacte, c’était un ouvrier très compétent, on le recherchait…. Nous avons acheté la maison en 85, il est tombé malade en 86, un cancer du larynx. Fin 86, on lui a proposé une préretraite, il n’a pas hésité, il avait 57 ans ». En revanche, les personnes les mieux dotées en capital culturel prennent des retraites plus tardivement (au‐delà de 62 ans). Les personnes exerçant des positions de pouvoir, dont le plaisir pris au travail donne sens à la vie, (Lalive d’Epinay, 1991 ; Baudelot, Gollac, 2003) quittent même à regret leurs fonctions. Ainsi, Monsieur Rajot, né en 1905, a pris sa retraite « en 72, je voulais aller jusqu’à 75, et puis ma femme a été malade, alors j’ai été obligé de m’arrêter, et je voulais aller jusqu’à 70 ans, je comprenais pas ceux qui s’arrêtaient à 60 ans, c’est vrai il y en a beaucoup qui se plaignent de n’avoir pas beaucoup de retraite, si on est bien portant, on peut aller jusqu’à 70 ans, disons jusqu’à 65 ans, on peut travailler jusqu’à 65 ans facilement ». Madame Héritier a également eu du mal à partir : « Ben, je crois qu’il a presque fallu me mettre
66 Qui étaient les deux gros pourvoyeurs d’activité dans le pays de leur enfance, avec les manufactures de soie en
Ardèche, les carrières de pierre en Creuse.
67 Leur faible niveau d’instruction, leurs faibles mobilités durant leur vie professionnelle, le cycle des saisons
agricoles, l’inscription de leur vie dans les traditions religieuses ou locales ne les préparent guère à investir de nouvelles pratiques ou à s’adapter à de nouveaux usages du pays.
dehors ! [rires] [C’est vrai ? Vous aviez quel âge, à ce moment… ?] J’avais soixante… oui, j’avais 67 ans, donc il était… mais comme j’étais quand même chef de service, je pouvais briguer d’aller un peu plus loin. Mais je sentais que… ça commençait à ruer un peu dans les brancards, en disant que quand même [elle s’éternise !] y en a qui voulaient un peu la place, oui ! ».
IV.2.2.1. Profiter enfin de la vie
Pour ces personnes venues s’installer ou se réinstaller sur le tard dans les territoires enquêtés, la retraite est construite sur le mode de la rupture. Elle ouvre un nouvel âge de la vie, et même une nouvelle vie. Elle est l’occasion non pas d’un « repos bien mérité », mais de « profiter de la vie », des plus petits plaisirs aux loisirs jusqu’alors inaccessibles (faute de temps, en particulier). La première étape de la vieillesse apparaît bien comme hédoniste, comme un moment de loisir où le souci de soi, empêché par la vie de travail, se libère et donne lieu à de multiples pratiques. Des fins de carrière chaotiques, ou pesantes, marquées par la maladie ou les accidents du travail, renforcent encore l’agrément de la retraite. « A 60 ans j’étais bien content d’arrêter, je me suis planté 2 fois avec mon camion, ça me suffisait » (Monsieur Dutel, 23, 1). « J’en avais, bon, j’en avais assez de l’enseignement, je voulais être tranquille, me retirer ici, et… bon » (Monsieur Eustache, 07, 1). Le premier de ces agréments est de disposer de temps, de ne plus être soumis au rythme du travail quotidien, à quelque échelle qu’on le saisisse. Et alors, quand j’ai pris ma retraite, il y a eu un énorme changement… pour me lever. Quand j’étais en activité, c’était 6 heures et demie. […] Et alors quand j’ai été, pour la retraite, nous étions 5 dont l’inspecteur. L’inspecteur, c’était un ami, oui, de la Basse Drôme là‐bas, […] alors il me dit « qu’es‐ce que vous allez faire ? » Alors je dis « ben pour commencer, pas de blouse grise », parce que à ce moment‐là, il fallait « et pas de cravate ! » Il fallait qu’on ait la cravate ! Et la blouse !... « Ah bon ?! » « Ah » je dis, « tout à fait. Et puis », et puis j’ai dit « le lever, au lieu d’être 6 heures et demie, ça sera 8 heures ! » Il a dit « pas possible ?! » « Eh si ! » [rires] Eh oui. Eh oui. Ah, ça alors ! Ça m’était dur. Ça m’était dur, de me lever, quand même. D’autant plus que bien souvent, avec les cours d’apprentis, avec ma classe, j’avais la direction de l’école, tout ça, et ben, je me couchais guère avant minuit, hein ! » (Monsieur Eustache, 07, 1). Madame Bardin raconte le plaisir pris aux promenades avec son mari, le délice de profiter d’un temps libre légitime, renforcé par la pensée que les autres travaillent. « Ah, à la retraite ! D’abord, les premiers temps, on était fatigué. Alors, on était heureux d’être… libres ! Alors, l’après‐midi, des fois, lorsqu’on partait, tous les deux, tous les jours on allait promener, avec mon mari, alors lorsqu’on partait tous les deux dans la prairie, il me disait « tu te rends compte, qu’y en a qui sont dans les usines, à cette heure‐là ! » Voilà. Ce sont des choses à quoi on pense. On plaint ceux qui sont en train de transpirer alors que… nous, on est à l’air libre ». Prendre son temps, le perdre même parfois, est un plaisir des premiers temps de la retraite.