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Un mode de vie inchangé dans un pays en transformation rapide 

Dans le document Vieillir en milieu rural (Page 170-173)

Perceptions spécifiques et enjeux du vieillissement en milieu rural isolé

IV.2.  Prendre sa retraite en milieu rural : ruptures et continuités des parcours de vie

IV.2.1.3.  Un mode de vie inchangé dans un pays en transformation rapide 

 

Ainsi, malgré la continuité des modes de vie mise en avant par les anciens agriculteurs,  le  passage  à  la  retraite  induit  des  inflexions  dans  les  pratiques  quotidiennes,  dans  le  volume et le rythme des activités, dans le choix du maintien de certaines activités plutôt  que d’autres ; inflexions plus ou moins fortes selon les appartenances et les liens sociaux,  selon  les  anciens  statuts  professionnels  également,  elles  passent  inaperçues  le  plus  souvent, car elles s’opèrent à un rythme maîtrisé par les individus. Ce n’est que lorsque  les  forces  déclinent,  empêchant  le  travail,  que  ces  inflexions  prennent  la  forme  de  ruptures, plus brutales, marquant le début de la vieillesse. Par ailleurs, si la retraite en  elle‐même n’est pas ressentie comme un changement du mode de vie, tous les anciens  agriculteurs  ont  le  sentiment  de  vivre  les  derniers  instants  d’une  civilisation  paysanne  qui disparaîtra avec eux. Ils en sont les derniers témoins, et ils assistent à sa disparition  dans le pays, ainsi qu’à son hybridation. Les anciens agriculteurs, et plus généralement  les locaux enracinés (qui ont toujours vécu sur place, dans cette culture paysanne, sans  pour  autant  être  agriculteurs  eux‐mêmes),  sont  ainsi  les  plus  sensibles  aux  transformations du pays, à travers parfois les transformations du paysage. Ils décrivent  leur  lieu  de  vie  comme  un  « pays  qui  meurt »,  peuplé  de  personnes  qui  vieillissent.  Lorsqu’on lui demande comment le pays a évolué, la plus jeune des sœurs Tassy répond  « Oh,  il  a  pas  évolué.  Il  a  pas  du  tout  évolué  puisque…  on  n’a  presque  plus  des…hommes  de  métiers.  Voyez  à  mesure  qu’ils  disparaissent  les  parents,  ils… ».  Sa  sœur  renchérit :  « Enfin  c’est plutôt les commerces… Une fois qu’ils ferment, ça se reprend pas bien, voyez ». Les fonds  de commerce, mais également les exploitations agricoles ne trouvent plus de repreneurs.  Le monde change autour de ces vieux natifs restés aux pays. La conversation à trois voix 

65 Cet alignement, autrefois souterrain et placé sous le signe de la débrouille, est pris en compte par l’Etat, qui a mis

en place un crédit d’impôt permettant aux agriculteurs de se faire remplacer pour partir en vacances. Source : Terre- net.fr. http://www.terre-net.fr/actualite-agricole/interviews/article-169-30816.html.

des  frères  Brunier  et  de  leur  sœur  roule  sur  le  paysage  environnant  leur  maison  familiales :  elle :  « les  cultures  étaient  là‐dessous.  Robert :  maintenant  c’est  des  buissons  heureusement qu’il y a un petit troupeau de moutons ça entretient petit peu. […] Robert : ici il y  a cinquante ans c’était joli, on voyait pas de genêts, il y avait le blé c’était propre comme tout.  Charles :c’était des champs cultivés. Robert : les rivières c’était propre c’était beau il y avait des  pêcheurs, tout l’été. […] Sous le pont que vous êtes passée dessous, y’avait des truites dessous.  maintenant elles sont pas jolies les rivières… ». La montagne et les prés sont désertés par le  bétail,  le  pays  s’ensauvage.  Les  villages  sont  désertés  aussi  par  les  personnes  qu’on  a  connues, qui meurent ou s’en vont vivre une retraite plus douce, dans des climats moins  rudes ou à proximité de leur famille. La tentation du départ en effleure parfois certains :  « Oui, l’hiver c’est morne, c’est moche. Oui, là on le dit, l’hiver on reste des jours et des jours  sans voir personne. On est un peu coupé du monde. C’est pour ça que j’aspirais pour mes vieux  jours, qu’on vive ailleurs. Mais je crois que c’est foutu. » Et Monsieur Duron poursuit un peu  plus tard : « Oh non, c’était une idée que j’avais il y a déjà quelques années, je disais : quand on  sera libre, on s’en ira ailleurs, vivre autrement. Et puis non, et puis non j’ai pas envie de partir ».  La  force  de  rappel  de  la  ferme,  de  la  terre,  qui  possède  autant  qu’on  la  possède  (pour  paraphraser Bourdieu), l’emprise des habitudes ancrées dans les lieux et les activités, la  routine quotidienne rendent les individus solidaires du pays, même s’il se meurt, même  s’il change au point d’échapper un peu aux habitants natifs du coin.  

Les vieux habitants restés sur place ont en effet le sentiment de ne plus reconnaître leur  pays,  principalement  parce  qu’ils  n’en  connaissent  plus  tous  les  habitants :  « on  ne  connaît  plus  personne  à  Montpezat »  disent  les  amies  de  Madame  Brunier  venues  lui  rendre  visite.  Le  renouvellement  –  certes  limité  ‐  des  populations  accentue  paradoxalement  le  rétrécissement  des  sociabilités,  tant  les  nouveaux  venus  diffèrent  dans leur mode de vie, leurs trajectoires passées et leurs attentes, des anciens habitants.  Ces  derniers  se  sentent  pour  une  part  dépossédés  de  leur  pays.  Ainsi,  les  nouveaux  retraités,  par  les  animations  qu’ils  proposent  au  club  du  3ème  âge,  par  un  mode  de  vie  plus  mobile,  par  des  désirs  différents,  font  sentir  aux  plus  âgés  de  nos  enquêtés  qu’ils  appartiennent à un monde révolu. « avant, tous ceux qui ont 80, 85 ans, au début, au début  on chantait, on chantait en patois, on se comprenait tous, on était tout des gens qu’on avait vécu  ici. Maintenant, les nouveaux, les nouveaux retraités, c’est pas du tout la même mentalité. […]  C’est pas du tout la même mentalité… ils ont pas vécu au pays, ils ont eu sans doute des…ils ont  fait carrière ailleurs, alors c’est pas… […] Et si, même… maintenant, ils font le thé dansant »  (Monsieur Labiole, 07, 1). Les anciens agriculteurs ne comptent pas non plus sur les jeunes  venus s’installer en milieu rural en espérant échapper à une situation de précarité, pour  « relever  le  pays ».  Il  s’agit  soit  de  fonctionnaires,  soit  d’ouvriers,  aux  modes  de  vie  éloignés de fait de celui des agriculteurs. Et ceux dont on n’identifie pas les sources de  revenus  sont  toujours  soupçonnés  de  vivre  « aux  crochets  de  l’Etat ».  Lorsqu’ils  s’installent  sur une  exploitation  agricole  sans  être  du  pays,  c’est‐à‐dire  sans  être  nés et 

affiliés dans la région, on prédit leur chute prochaine, une fois qu’ils auront « bouffé les  subventions »  (Monsieur  Labiole).  L’ambivalence  des  autochtones  à  l’égard  des  nouveaux  venus  est  donc  la  règle,  puisqu’ils  rajeunissent  de  facto  la  population,  mais  qu’ils  ne  feront  pas  revivre  le  pays,  soient  qu’ils  soient  trop  vieux,  soient  qu’ils  ne  s’inscrivent pas dans les seuls cadres que les agriculteurs mobilisent pour imaginer une  renaissance  du  pays,  l’agriculture,  ou  encore  l’industrie66.  Plus  encore,  par  leurs  innovations  et  leur  implantation,  par  la  coprésence  sans  véritable  cohabitation  qu’ils  engendrent, ils sont les révélateurs d’une étrangeté progressive au monde familier dans  lequel on vit. Vieillir, c’est aussi cela : voir disparaître le monde dans lequel on est né, les  paysages  de  son  enfance  et  de  sa  vie  adulte,  ses  camarades  d’école,  ses  anciens  compagnons de travail. Les anciens agriculteurs, alors même qu’ils ne changent pas, ou  ne pensent pas changer, voient ainsi le monde se transformer autour d’eux, au fur et à  mesure  de  l’écoulement  du  temps,  sans  guère  assurer  de  prise  sur  ces  changements67 qui les conduisent à déserter les lieux « colonisés » par les nouveaux arrivants.     IV.2.2. Une nouvelle vie pour les autres enquêtés    Les âges de passage à la retraite des autres enquêtés sont plus dispersés : conformément  aux statistiques nationales, les anciens ouvriers, aux durées de cotisation longues ou aux  organismes  éprouvés,  prennent  leur  retraite  plus  tôt,  en  raison  de  licenciements  économiques  ou  de  maladies  qui  accélèrent  le  passage  à  la  retraite.  Ainsi,  le  mari  de  Madame  Chapuis  « était  chef  d’atelier  à  la  société  Kremlin,  à  Stains  dans  la  banlieue  parisienne…dans le 93. Il est autodidacte, c’était un ouvrier très compétent, on le recherchait….  Nous avons acheté la maison en 85, il est tombé malade en 86, un cancer du larynx. Fin 86, on  lui a proposé une préretraite, il n’a pas hésité, il avait 57 ans ». En revanche, les personnes les  mieux dotées en capital culturel prennent des retraites plus tardivement (au‐delà de 62  ans).  Les  personnes  exerçant  des  positions  de  pouvoir,  dont  le  plaisir  pris  au  travail  donne  sens  à  la  vie,  (Lalive  d’Epinay,  1991 ;  Baudelot,  Gollac,  2003)  quittent  même  à  regret  leurs  fonctions.  Ainsi,  Monsieur  Rajot,  né  en  1905,  a  pris  sa  retraite  « en  72,  je  voulais  aller  jusqu’à  75,  et  puis  ma  femme  a  été  malade,  alors  j’ai  été  obligé  de  m’arrêter,  et  je  voulais aller jusqu’à 70 ans, je comprenais pas ceux qui s’arrêtaient à 60  ans,  c’est vrai il y en a  beaucoup qui se plaignent de n’avoir pas beaucoup de retraite, si on est bien portant, on peut aller  jusqu’à 70 ans, disons jusqu’à 65 ans, on peut travailler jusqu’à 65 ans facilement ». Madame  Héritier  a  également  eu  du  mal  à  partir :  « Ben,  je  crois  qu’il  a  presque  fallu  me  mettre 

66 Qui étaient les deux gros pourvoyeurs d’activité dans le pays de leur enfance, avec les manufactures de soie en

Ardèche, les carrières de pierre en Creuse.

67 Leur faible niveau d’instruction, leurs faibles mobilités durant leur vie professionnelle, le cycle des saisons

agricoles, l’inscription de leur vie dans les traditions religieuses ou locales ne les préparent guère à investir de nouvelles pratiques ou à s’adapter à de nouveaux usages du pays.

dehors ! [rires] [C’est vrai ? Vous aviez quel âge, à ce moment… ?] J’avais soixante… oui, j’avais  67 ans, donc il était… mais comme j’étais quand même chef de service, je pouvais briguer d’aller  un  peu  plus  loin.  Mais  je  sentais  que…  ça  commençait  à  ruer  un  peu  dans  les  brancards,  en  disant que quand même [elle s’éternise !] y en a qui voulaient un peu la place, oui ! ».  

 

IV.2.2.1. Profiter enfin de la vie   

Pour  ces  personnes  venues  s’installer  ou  se  réinstaller  sur  le  tard  dans  les  territoires  enquêtés, la retraite est construite sur le mode de la rupture. Elle ouvre un nouvel âge de  la vie, et même une nouvelle vie. Elle est l’occasion non pas d’un « repos bien mérité »,  mais de « profiter de la vie », des plus petits plaisirs aux loisirs jusqu’alors inaccessibles  (faute de temps, en particulier). La première étape de la vieillesse apparaît bien comme  hédoniste, comme un moment de loisir où le souci de soi, empêché par la vie de travail,  se  libère  et  donne  lieu  à  de  multiples  pratiques.  Des  fins  de  carrière  chaotiques,  ou  pesantes,  marquées  par  la  maladie  ou  les  accidents  du  travail,  renforcent  encore  l’agrément de la retraite. « A 60 ans j’étais bien content d’arrêter, je me suis planté 2 fois avec  mon  camion,  ça  me  suffisait »  (Monsieur  Dutel,  23,  1).  « J’en  avais,  bon,  j’en  avais  assez  de  l’enseignement, je voulais être tranquille, me retirer ici, et… bon » (Monsieur Eustache, 07, 1).  Le premier de ces agréments est de disposer de temps, de ne plus être soumis au rythme  du  travail  quotidien,  à  quelque  échelle  qu’on  le  saisisse.  Et  alors,  quand  j’ai  pris  ma  retraite,  il  y  a  eu  un  énorme  changement…  pour  me  lever.  Quand  j’étais  en  activité,  c’était  6  heures  et  demie.  […]  Et  alors  quand  j’ai  été,  pour  la  retraite,  nous  étions  5  dont  l’inspecteur.  L’inspecteur,  c’était  un  ami,  oui,  de  la  Basse  Drôme  là‐bas,  […]  alors  il  me  dit  « qu’es‐ce  que  vous  allez  faire ? »  Alors  je  dis  « ben  pour  commencer,  pas  de  blouse  grise »,  parce  que  à  ce  moment‐là,  il  fallait  « et  pas  de  cravate ! »  Il  fallait  qu’on  ait  la  cravate !  Et  la  blouse !...  « Ah  bon ?! » « Ah » je dis, « tout à fait. Et puis », et puis j’ai dit « le lever, au lieu d’être 6 heures et  demie,  ça  sera  8  heures ! »  Il  a  dit  « pas  possible ?! »  « Eh  si ! »  [rires]  Eh  oui.  Eh  oui.  Ah,  ça  alors ! Ça m’était dur. Ça m’était dur, de me lever, quand même. D’autant plus que bien souvent,  avec  les  cours  d’apprentis,  avec  ma  classe,  j’avais  la  direction  de  l’école,  tout  ça,  et  ben,  je  me  couchais guère avant minuit, hein ! » (Monsieur Eustache, 07, 1). Madame Bardin raconte le  plaisir  pris  aux  promenades  avec  son  mari,  le  délice  de  profiter  d’un  temps  libre  légitime, renforcé par la pensée que les autres travaillent. « Ah, à la retraite ! D’abord, les  premiers temps, on était fatigué. Alors, on était heureux d’être… libres ! Alors, l’après‐midi, des  fois,  lorsqu’on  partait,  tous  les  deux,  tous  les  jours  on  allait  promener,  avec  mon  mari,  alors  lorsqu’on partait tous les deux dans la prairie, il me disait « tu te rends compte, qu’y en a qui  sont dans les usines, à cette heure‐là ! » Voilà. Ce sont des choses à quoi on pense. On plaint ceux  qui sont en train de transpirer alors que… nous, on est à l’air libre ». Prendre son temps, le  perdre même parfois, est un plaisir des premiers temps de la retraite.  

Dans le document Vieillir en milieu rural (Page 170-173)

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