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Une utilisation placée sous le signe de l’équivalence temps/argent

Chapitre 2 Enjeux de la désynchronisation et dispositif méthodologique de recherche.

2. Le fonctionnement du CET : du temps à l’argent.

2.2. Une utilisation placée sous le signe de l’équivalence temps/argent

Introduite par la loi du 17 janvier 2003170

, la conversion en argent de certains droits acquis est possible dans 77% des accords analysés, soit 1% de plus que pour l’utilisation en temps (685 contre 684). Non seulement la transformation en argent de l’épargne-temps est possible dans la majorité des cas, mais elle est la seule utilisation décrite dans 12% des accords. On assiste donc à un développement et une banalisation des CET construits uniquement sur une base d’argent. Cette grandeur va à l’inverse de celle observée en termes

d’alimentation qui prévoyait des possibilités d’épargne majoritairement en temps. L’absence de possibilité d’utilisation, que ce soit en temps ou en argent, dans 11% des accords (majoritairement des avenants) doit également être soulignée. Ces accords se focalisent sur les modalités qu’ils modifient sans préciser le fonctionnement général des comptes. Il n’est donc pas possible de savoir quels types d’utilisation ils permettent.

2.2.1. Une grande variété de possibilités d’utilisation en temps et en argent.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les dispositifs du CET ne permettent une utilisation en temps que dans 77% des cas. Cette utilisation est précisément définie que ce soit au niveau du type de congés ou des règles qui y sont associées. Il n’existe effectivement pas de congé CET « générique », qui engloberait l’ensemble des utilisations de l’épargne. Une palette de possibilités, composée en moyenne de 6 à 7 types de congés généralement déjà disponibles au sein de l’entreprise, est proposée aux salariés pour l’utilisation de leur épargne-temps. S’il est possible, dans 50% des accords, de demander un congé « non spécifique », il est impératif dans les cas restants de préciser le type d’utilisation pour lequel l’épargne est mobilisée. Or, comme il sera montré par la suite de l’analyse statistique, le type de congés peut avoir des incidences importantes sur l’usager.

170 Loi n° 2003-47 du 17 janvier 2003 relative aux salaires, au temps de travail et au développement de l'emploi

12% 12% 65% 11% Uniquement argent Uniquement Temps Les deux Aucun

166 Parmi les 15 types d’utilisations en temps que l’on retrouve dans l’échantillon, on peut distinguer quatre catégories de congés selon leur finalité :

- Les congés relatifs à des projets professionnels tels que la cessation progressive d’activité,

la gestion de la fin de carrière, la formation et la création ou reprise d’entreprise ;

- Les congés se rattachant à des projets personnels comme le congé sans solde ou

sabbatique, pour convenance personnelle, de solidarité internationale, le congé parental d’éducation, les congés relatifs à un développement personnel ou à la vie publique ;

- Les congés utilisés pour de la gestion des temps sociaux tels que le congé ponctuel, de

solidarité parentale et celui de maternité ou paternité, les congés de synchronisation vie privée/vie professionnelle, de gestion des aléas de la vie privée ainsi que ceux relatifs aux évènements exceptionnels ;

- La dernière catégorie - les « inclassables » - comprend les congés non spécifiés et le

passage à temps partiel dont on ne peut savoir s’ils sont choisis comme des projets de vie ou comme des modalités de gestion des temps sociaux.

Figure 21 - Modalités d'utilisation de l’épargne sous forme de temps

0 0,1 0,2 0,3 0,4 0,5 0,6 Maternité & Paternité Ponctuel Autres Solidarité parentale Solidarité internationale Sans soldes Convenance personnelle Cessation progressive d'activité Non spécifié Formation Fin de carrière Passage à temps partiel Création d'entreprise Sabbatique Parental d'éducation 30% 30% 36% 52% 53% 38% 40% 41% 50% 6% 9% 12% 22% 39% 42% Projegs personnels Projets professionnels Gestion des temps sociaux Inclassables

167 L’analyse des accords laisse entrevoir un dispositif davantage axé sur les projets personnels (40% des modalités) et les projets professionnels à moyen ou long terme (34% des modalités) que sur la gestion à court terme des différents temps sociaux (10% des modalités). Comme nous le verrons dans les chapitres suivants, on observe ici un décalage fort entre ce qui est prévu dans les accords et les usages réels des acteurs. En effet, ce sont les catégories de gestion des temps sociaux et de projets professionnels qui ont été respectivement les plus utilisées dans les entreprises que nous avons visitées (cf. supra - chapitre 5) bien qu’elles soient moins présentes dans les accords que les modalités d’utilisation pour projets personnels.

Pour ce qui a trait aux modalités d’utilisation de l’épargne sous forme d’argent, également possibles dans 77% des accords, on peut distinguer deux catégories d’importance quasiment égale : 52% des possibilités offertes se rapportent à la monétisation et au complément171 de revenu, alors que 48% s’orientent davantage vers des projets à long terme tels que les différentes épargnes d’entreprise, des rachats de trimestres ou des compléments de retraite.

Figure 22 - Fréquence des modalités d’utilisation de l’épargne en argent

171 Le complément de revenu correspond à une rémunération perçue de manière régulière par l’usager. A l’inverse la monétisation correspond à une somme perçue en une seule fois. Il est donc supposé que l’utilisation qui en sera faite dépendra de la forme sous laquelle le salarié percevra son dû.

63% 55% 37% 32% 30% 9% Monétisation Complément de rémunération Placement PERCO Placement PEI-PEG-PEE Rachat de trimestre Complémentaire retraite Rémunératin immédiate Rémunératin différée

168 2.2.2. Une utilisation en temps contrainte et encadrée

43% des accords précisent de manière quantitative le cadre des utilisations en temps. Un système de bornes - composé de niveaux planchers (6%), de plafonds (31%) ou des deux (6%) - encadre alors l’utilisation. Afin de pouvoir jouir de son épargne, il est ainsi nécessaire de capitaliser jusqu’à atteindre un montant minimum, sans pour autant dépasser le plafond qui déclenche une utilisation forcée.

La nécessité de constituer une épargne minimale avant l’utilisation (12% des accords172

) s’inscrit dans la lignée du dispositif d’origine du CET, qui ne prévoyait pas d’utilisation de courte durée et imposait que l’épargne soit

préalable à l’utilisation. De plus les planchers fixés sont relativement bas : il est généralement question d’atteindre une épargne minimale de 10 à 20 jours et pas davantage. La présence d’un plancher au sein d’un dispositif ne peut donc pas être uniquement assimilée à un cadre contraignant la liberté individuelle des salariés. Il a en effet pour conséquence d’inscrire le dispositif dans une perspective temporelle plus large que la gestion du quotidien. Certes, ces planchers peuvent entraver le développement d’usages à court terme, mais ils peuvent également forcer la construction de projets plus ambitieux, cherchant à intercaler des temps non professionnels au cours d’une carrière. Il est question de repenser l’agencement des temps tout au long de la vie dans les lignées des concepts de « temps choisi » (Chesneaux, 1996 ; Delors, 1980 ; Grossin, 1996 ; Rehn, 1978). Notons que les planchers sont présents dans la majorité des accords issus de la fonction publique, la loi en faisant un critère nécessaire à l’instauration des mécanismes. Il s’agissait selon le rapport Acker (2007) d’un des rares freins au développement du dispositif et qu’il était nécessaire d’abaisser ce seuil à 10 jours afin d’assouplir l’usage du CET « sans en retirer son caractère d’épargne lié à un projet personnel » (p. 37). Dans cette perspective, l’absence de montants planchers est remarquable, dans la mesure où cela traduit une évolution considérable vis-à-vis de la finalité originelle du dispositif, que ce soit en termes de « temps choisi » ou de partage du travail.

172 S’il est nécessaire de minimiser l’ampleur des résultats - car l’absence de plancher peut-être compensée par l’existence de durées minimums d’utilisation du CET - la prise en compte de ce nouveau critère ne modifie aucunement la tendance, elle l’adoucie légèrement. Seulement 16% des accords prévoient des utilisations qui ne peuvent être inférieures à 2 semaines.

6% 31% 6% 57% Plancher Plafond Les deux Aucun

Figure 23 -Limites quantitatives à l'utilisation de l'épargne en temps

169 La présence d’un plafond - à ne pas dépasser - peut avoir des conséquences différentes pour les usagers du CET. En effet dans 29% des cas l’atteinte du plafond maximal d’épargne provoque une utilisation forcée des montants accumulés. Quatre scénarios se dessinent alors : l’utilisation du surplus (71% des cas) ou de l’intégralité (29% des cas) de l’épargne, en temps ou en argent. L’existence d’un plafond déclenchant l’utilisation du surplus d’épargne semble « aller de soi ». Il n’y a rien de surprenant à ce que le dépassement d’une limite induise une rectification. On peut cependant poser la question des raisons de ce dépassement de plafond. Il est en effet difficilement compréhensible, en dehors d’une alimentation automatique ou collective ne tenant pas compte de l’état de l’épargne individuelle, que l’on accepte une épargne entraînant un dépassement de plafond pour ensuite forcer l’utilisation de cette épargne. Ne serait-il pas plus simple d’empêcher cette épargne ? Le déclenchement de la liquidation de l’intégralité de l’épargne entraîne des conséquences qui semblent bien plus lourdes pour les salariés. Dans le cas où l’épargne peut être consommée à la guise du salarié, ce principe peut alors être considéré comme garant de l’esprit « originel » du CET. Le temps accumulé au fil des années est utilisé d’un bloc pour réaliser un projet spécifique, nécessitant beaucoup de temps, qu’il n’aurait pas été possible de réaliser autrement. Nous sommes ici en présence de dispositifs facilitant la gestion à long terme des temps de vie. Ils pourraient également s’avérer créateurs d’emplois dans le cadre d’un remplacement du personnel en congé CET. Cependant si le salarié ne peut pas utiliser librement son épargne il s’agit alors d’une perte de maîtrise du temps, ce qui constitue une « dénaturation » du dispositif. En effet, il ne peut être exclu que certains salariés se voient spoliés de la maîtrise de leur épargne et de leur projet de vie par une utilisation forcée. Le cumul de temps en préparation de la retraite devient donc bien moins évident173. De plus le plafond déclenche, dans la moitié des cas, une utilisation obligatoirement en argent et non en temps. L’existence d’un plafond déclenchant l’utilisation de l’épargne est d’autant moins anodine. Si le plafond peut être justifié dans certains cas de figure, voire permettre aux salariés de jouir pleinement de l’épargne-temps, il semble qu’il risque par ailleurs de compliquer et même de détruire les projets que les salariés ont pu développer.

Le cadre général d’utilisation peut également intégrer une clause d’immobilisation de l’épargne (6% des accords). Le temps ou l’argent déposé sur le CET ne peut alors être utilisé avant la fin

173 Comme nous avons pu le constater lors d’un entretien avec un salarié qui s’est vu obligé d’utiliser son temps épargné en vue d’un départ anticipé.

170 de l’année en cours, ou de l’année suivante. S’il est question de limiter les « indécisions » et favoriser une « bonne » planification des temps, cette clause peut également être considérée comme favorisant l’entreprise. Elle limite en effet les complexités de gestion associées au CET tout en dépossédant, de façon passagère, le salarié de son épargne. Laquelle représente également, sous certains aspects, un revenu pour l’entreprise.

L’utilisation de l’épargne-temps peut également être sujette à l’influence directe de l’entreprise que ce soit sous la forme de restrictions d’usages, d’injonctions ou d’usages forcés. Si les accords mettent en avant de nombreuses utilisations possibles du CET, on observe néanmoins des restrictions d’utilisation dans plus d’un quart des accords. Elles semblent avoir deux objectifs :

- Maintenir un effectif minimum dans l’entreprise dans un but de réalisation de l’activité

(maintien d’un service minimum, présence minimale, période de l’année, hiérarchisation des demandes)

- Avoir une meilleure gestion comptable (épuisement des congés légaux).

Le maintien de l’activité est la restriction la plus souvent observée (21% des accords). Ce qui pose la question des difficultés que pourront rencontrer les salariés pour utiliser le temps qu’ils ont épargné, dès lors que l’entreprise traverse une période d’activité économique soutenue ou qu’elle manque d’effectifs. Le cadre restrictif n’est pas forcément homogène tout au long de l’année. La clause suspensive rattachée à la période de l’année décrit ainsi des dispositifs plus ou moins faciles d’utilisation en fonction de la période. Ce sont généralement les congés scolaires qui sont visés par ce type de règles. La condition d’épuisement des congés légaux

Service minimum Réduction de l'activité Congés non épuisés Présence minimum

Pics d'activité Période l'année

21%

8%

2% 1%

10%

2%

Impositions d'utilisations Restrictions d'utilisations

171 (8% des accords) paraît également être une restriction importante en termes d’autonomie dans la jouissance de ces congés épargnés. Dans la pratique les salariés exposés à cette clause ne peuvent utiliser leur épargne-temps avant d’avoir épuisé leurs quatre semaines de congés annuels obligatoires ainsi que l’intégralité des RTT générées sur cette période. À titre d’exemple, s’ils souhaitent pouvoir prendre des congés en décembre, alors ils ne pourront utiliser l’épargne-temps qu’entre janvier et avril ; à condition qu’ils aient également utilisé l’intégralité des RTT générées sur cette période. En sus des clauses suspensives qui restreignent la liberté d’utilisation des salariés, l’entreprise peut disposer de deux autres leviers : Un levier coercitif - permettant d’imposer des périodes d’utilisations collectives pour la gestion des pics ou de baisse d’activité - et un levier purement incitatif visant à soutenir certains types d’utilisations plutôt que d’autres. Des « primes » sont ainsi associées à certains types de congés. Ce sont les congés pour projets professionnels, et particulièrement de fin de vie qui concentrent la majorité (77%) de ces soutiens de l’entreprise.

Le cadre général d’utilisation fixe donc les conditions pour lesquelles l’épargne-temps peut être utilisée sans perturber de manière « insupportable » l’activité de l’entreprise, ce qui amène des éléments de réponse à la question de la place des considérations économiques lors de la négociation des comptes (Question 1). Ce cadre général est cependant complété par des dispositions spécifiques à chaque type de congés et donc d’utilisation envisagée par les salariés. Ce qui s’inscrit dans la dynamique d’individualisation que nous développerons dans la partie suivante de ce chapitre.

2.2.3. Une utilisation en argent plus claire et moins contrainte

Pour sa part l’utilisation de l’épargne-temps sous forme d’argent est dans l’ensemble facilitée par des règles moins nombreuses. Il s’agit d’un cadre plus souple et mieux défini que pour l’utilisation en temps. Ainsi, sur les 685 accords introduisant la possibilité d’une utilisation en argent, on distingue uniquement 184 modalités de contraintes réparties entre 6 variables. Les règles contraignant l’utilisation sous forme d’argent sont présentes dans 26% des accords et ne se cumulent que très peu (1,2 contrainte en moyenne).

172 Ce cadre se construit à la fois sur des

considérations légales et sur des règles conventionnelles. Ainsi le critère d’épargne non monétisable présent dans 1% des accords ne participe pas d’une volonté de contrôle des projets d’utilisation en argent, mais bien d’un impératif légal. Il répond, entre autres, à l’interdiction de transformation de la cinquième semaine imposée par la directive européenne 2003/88/CE.

Le cadre conventionnel propre à chaque entreprise s’organise autour de deux dimensions : quantitative et qualitative. Les critères quantitatifs sont les mêmes pour tous : ils fixent les bornes basses (8%) et hautes (20%) d’une transformation de l’épargne-temps en argent ainsi que des durées d’immobilisation avant utilisation (3%) ou certaines clauses suspensives (comme la fréquence annuelle maximale des utilisations en argent). Pour leur part les critères qualitatifs différencient les usages et ouvrent la possibilité à des gestions individualisées des modalités d’utilisation des CET.

Les sources de la souplesse relative des modalités d’utilisation en argent par rapport à celles en temps peuvent être en partie expliquées par l’histoire de l’instauration de ces dernières. En effet la transformation du temps épargné en argent (notamment dans la loi de 2008) a été pensée comme une solution aux gonflements des comptes dus à des difficultés d’utilisation de l’épargne. La Cour des comptes, dans son rapport sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale (2014) fait état d’un « plan exceptionnel d’épuration partiel » pour qualifier la situation de l’AP-HP (Assistance publique -Hôpitaux de Paris) qui avait accumulé plus de 3,6 millions de jours sur le CET en 2007, soit tout juste cinq ans après l’instauration du dispositif.

La diversité des possibilités de transformation du temps en argent combinée à la plus grande facilité des usages sous forme numéraire apporte des éléments de réponse à la question de recherche n°3 relative aux impacts de la désynchronisation sur la norme temporelle. Le mouvement de sécularisation du temps semble se poursuivre, voire se renforcer, à travers les possibilités offertes par le CET.

Liquidation de toute … immobilisation Epargne non monétisable Besoin de justifications Possibilités de refus Clauses suspensives 1% 2% 3% 14% 4% 2% Cadre légal Cadre conventionnel

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