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Questions de recherche et objet d’étude.

Chapitre 2 Enjeux de la désynchronisation et dispositif méthodologique de recherche.

1. Enjeux sociaux et sociologiques de la désynchronisation

2.1. Questions de recherche et objet d’étude.

Poser les enjeux de la désynchronisation permet de circonscrire l’interrogation sociologique en partant des problèmes réels déjà observés. Dans cette perspective, nous avons mis en avant quatre niveaux d’enjeux, ouvrant chacun sur une ou plusieurs questions auxquelles ce travail de thèse vise à répondre. Dans un premier temps nous développerons les questions de recherche ainsi que les hypothèses qui ont été formulées pour construire le dispositif méthodologique capable d’y apporter des éléments de réponses. Puis, dans un second temps, nous développerons les rationalités sous-jacentes à la sélection du CET comme objet de recherche.

2.1.1. Questions et Hypothèses de la recherche

L’analyse des enjeux de la désynchronisation a fait émerger huit questions de recherche que nous présenterons de manière synthétique :

Question 1- Dans quelles mesures les dispositifs de « temps choisi » intègrent-ils les besoins des entreprises ? Les mécanismes de « temps choisi » sont-ils orientés vers les usages des salariés ou sont-ils également pensés comme des mécanismes de flexibilisation de la production ?

109 Hypothèse1- Les dispositifs de « temps choisi » sont pensés comme un levier de la flexibilité permettant aux entreprises d’améliorer leurs performances économiques en intégrant les préoccupations de production et de débouchés avant les aspirations temporelles des salariés.

Question 2 - La désynchronisation mène-t-elle vers un nouveau mode de régulation du temps de travail en entreprise et, si oui, quelles en sont les caractéristiques ?

Hypothèse 2- Les entreprises se saisissent des opportunités légales pour se réapproprier la maîtrise des questions de temps. On assiste de ce fait à un transfert de puissance normative de l’état et des syndicats vers les entreprises.

Hypothèse 3- Le nouveau mode de régulation laisse davantage de place au couple salarié/hiérarchie en écartant les acteurs collectifs (syndicats). On assiste à l’émergence d’une négociation interindividuelle.

Hypothèse 4- La négociation interindividuelle n’est pas forcément plus favorable aux salariés que les compromis issus de la négociation collective.

Question 3 – La désynchronisation a-t-elle des effets sur la norme temporelle et, si oui, lesquels ?

Hypothèse 5- La désynchronisation renforce le mouvement de sécularisation du temps. Hypothèse 6- On assiste à l’émergence d’une nouvelle étape du temps industriel : le marché des temps.

Hypothèse 7 – Le temps devient une marchandise comme une autre voire une monnaie que l’on peut stocker et sur laquelle on peut spéculer.

Question 4 - La désynchronisation représente-t-elle un principe d’organisation nécessaire pour assurer le bon fonctionnement d’une entreprise ou est-ce un levier supplémentaire de gestion de la production qui peut être utile, mais dont l’utilisation abusive est contre-productive pour les entreprises ? (La désynchronisation est-elle une vraie bonne idée pour les entreprises ?)

Hypothèse 8- La désynchronisation représente un risque pour les entreprises qui ne la maîtrisent pas. Sans prise en compte des situations individuelles par le management, la flexibilisation risque d’avoir les effets inverses à ceux recherchés par les entreprises.

110 Question 5- La désynchronisation peut-elle être considérée comme un pas en avant vers l’autonomie ou l’autodétermination temporelle des salariés ou à contrario comme une perte de droit ?

Hypothèse 9- Les effets de la désynchronisation varient d’un salarié à l’autre en fonction de leurs caractéristiques socioprofessionnelles (âge, profession, situation familiale, niveau de revenu, secteur d’activité, genre, etc.)

Hypothèse 10- La désynchronisation renforce les situations de précarité et les inégalités en favorisant les salariés ayant le moins de difficultés temporelles au détriment des salariés pour qui l’articulation est la plus compliquée.

Question 6 - La désynchronisation offre-t-elle des pistes pour réduire les inégalités homme/femme ou est-ce au contraire un facteur d’accélération de ces inégalités ?

Hypothèse 11- La désynchronisation renforce plus qu’elle ne diminue les inégalités homme/femme, en favorisant la spécialisation des rôles.

Question 7- Du point de la vue de la santé, la désynchronisation des temps représente-t-elle un facteur pathogène ? En d’autres termes, les salariés sont-ils suffisamment armés pour gérer seuls leurs temps dans un environnement dérégulé, ou est-ce un enjeu de santé publique qui nécessite une intervention étatique sur la gestion des temps sociaux (à l’image de ce qui est fait pour les questions d’obésité ou de tabac) ?

Hypothèse 12- Les salariés ne sont pas tous suffisamment armés pour résister aux injonctions des temps professionnels. La désynchronisation représente en ce sens un risque de santé publique.

Hypothèse 13- Sans protection collective, la société s’expose à une épidémie de chronopathies générant des risques sociaux et des coûts économiques majeurs.

Question 8- La désynchronisation impacte-t-elle le lien social et, si oui, représente-t-elle un risque pour le vivre ensemble ?

Hypothèse 14- En l’état actuel, la désynchronisation ne représente pas un risque réel pour la cohésion sociale, cependant, elle est un risque pour l’intégration de certains. Hypothèse 15- La désynchronisation va compliquer l’investissement dans la vie publique des salariés.

111 En somme, l’ensemble de ces huit questions de recherche recouvre deux interrogations. Celle de l’état actuel de la désynchronisation - à savoir son envergure et son niveau de développement. Il s’agit de comprendre si la désynchronisation est une évolution ou une révolution de la norme temporelle professionnelle (question 1, 2 et 3). La seconde interrogation est celle du bilan de ce phénomène pour les salariés, pour les entreprises et pour la collectivité (Questions 4, 5, 6, 7 et 8).

2.1.2. L’objet d’étude, le compte épargne-temps (CET)

Afin de répondre à l’ensemble de ces questions de recherche, il est nécessaire de considérer plusieurs niveaux d’analyses. Pour saisir les questions de la flexibilité et des conditions de travail (question 1) de la régulation au sein des entreprises (question 2) et de construction de la norme temporelle (question 3), il est nécessaire de s’intéresser à la négociation collective sur les dispositifs de désynchronisation au niveau des entreprises. Pour les questions relatives au bilan de la désynchronisation pour les entreprises (question 4), pour les salariés (question 5 et 6) et pour la société (question 7 et 8), il est nécessaire de s’intéresser aux pratiques temporelles individuelles et collectives qui découlent de l’utilisation de ces mécanismes négociés.

Dans cette perspective, nous avons développé un dispositif méthodologique mixte en 3 étapes, composé d’une enquête quantitative et de deux enquêtes qualitatives. Il s’agissait dans un premier temps d’étudier un dispositif phare de la désynchronisation, de par son ampleur et ses répercussions, à travers les lois et leurs adaptations locales (accords d’entreprise) puis, dans un second temps, de confronter les possibilités offertes par la négociation collective aux usages réels qu’en ont les salariés, enfin la dernière étape consistait à replacer le dispositif étudié dans le contexte plus général de la désynchronisation et de l’articulation des temps sociaux en s’intéressant à l’ensemble des pratiques individuelles et collectives mises en œuvre par les salariés. Nous avons ainsi cherché à obtenir une image précise et complète de l’ampleur du phénomène et de ses répercussions sur l’ensemble des acteurs concernés.

Le dispositif qui a été retenu comme objet de recherche est le compte épargne-temps (CET). Ce choix a été construit selon quatre rationalités :

112 -Premièrement, le dispositif d’épargne-temps, instauré en 1994, est le dernier né de la famille des dispositifs de désynchronisation. Aucune évolution majeure en termes de dispositifs de gestion et de maîtrise du temps de travail n’a été instaurée depuis. Ce qui pourrait laisser penser que l’épargne-temps est venue compléter de manière satisfaisante la « boîte à outil » de la gestion du temps de travail.

-Deuxièmement, l’épargne-temps est un dispositif négocié de manière collective, mais utilisé de manière individuelle, choisie par le salarié. Il est donc doublement porteur de sens. D’une part, le contenu de la négociation permet de saisir les aspirations collectives relatives à la maîtrise individuelle des temps professionnels. En soulignant les points nodaux en matière d’aspirations à la maîtrise des temps, le CET peut donc servir de « révélateur » des conflits et aspirations temporels qui marquent une époque. D’autre part, le fait même de négocier l’instauration d’un dispositif d’épargne-temps au sein d’une structure témoigne d’une forme de reconnaissance par l’employeur des temps non-professionnels et donc, indirectement, de leur utilité sociale. Ce qui semble souligner une évolution dans le rapport de subordination temporelle du salarié à l’employeur et préfigurer conséquemment une évolution de l’organisation de la production.

-Troisièmement, le CET est le dispositif qui permet la gestion la plus étendue du temps de travail. En effet, l’épargne-temps décadenasse la norme juridique du temps de travail en permettant la pluriannualisation des périodes de références. Aux mécanismes d’harmonisations des temps sociaux s’ajoute, avec le CET, une dimension de projet au long cours.

-Quatrièmement, les évolutions juridiques récentes portant sur la négociation collective, sur les temps de travail et sur la capitalisation des temps, ont engendré une multitude de nouvelles possibilités d’épargne-temps dont les formes et les implications n’ont pas pu être étudiées par les recherches menées sur le sujet à la fin des années 1990 (Flautre, 2002 ; Terssac et al., 1997, 1998, 1999). En effet le dispositif de capitalisation est premièrement défini par le législateur qui inscrit dans la loi les contours de l’épargne-temps. Dans cette perspective, il est nécessaire de souligner que trois lois successives112

ont profondément changé les principes fondamentaux du CET dans les quinze dernières années (cf. chapitre 3). La « plastique » finale du dispositif est cependant définie par la négociation collective. Ce qui permet l’adaptation des lois aux contextes spécifiques des différentes branches d’activités, puis des entreprises, voire même au

112

La loi n° 2003-47 du 17 janvier 2003 relative aux salaires, au temps de travail et au développement de l'emploi

la loi n° 2005-296 du 31 mars 2005 portant réforme de l'organisation du temps de travail dans l'entreprise et la loi n° 2008-111 du 8 février 2008 pour le pouvoir d’achat.

113 sein des divers établissements d’une même entreprise. Dans cette perspective, les lois du 4 mai 2004113et du 20 août 2008114 ont non seulement étendu le champ de la négociation collective, mais elles ont également remis en cause le « principe de faveur ». Ainsi en consacrant la faculté de déroger conventionnellement à une convention collective de niveau supérieur, ces lois semblent avoir engendré le transfert de la protection des salariés de l’état vers les partenaires sociaux (Canut, 2009) (cf. chapitre 1). Enfin, les dispositifs d’épargne-temps s’articulent sur le droit du travail. En d’autres termes, toute évolution du droit du travail aura des répercussions sur le fonctionnement des mécanismes d’épargne-temps. À cet égard, le décret du 15 octobre 2002115

et la loi du 17 janvier 2003116

relatifs au calcul du temps de travail et au contingentement des heures supplémentaires ont considérablement assoupli la norme temporelle légale, instaurant la possibilité d’élargir le volume temporel pouvant être épargné chaque année. La succession des réformes relatives au calcul du temps de travail, à l’épargne-temps ou à la négociation a grandement influencé le cadre juridique dans lequel l’épargne-temps a été instaurée et donc très probablement les formes de cette dernière. La prégnance du contexte économique dans la négociation de la norme temporelle locale (Thoemmes, 2009b) participe également à justifier un retour sur les dispositifs d’épargne-temps. En effet le contexte économique actuel est sensiblement différent de ce qu’il était lors de la généralisation des dispositifs117. D’autre part, les évolutions juridiques ont rapproché le dispositif d’épargne-temps des partenaires sociaux et donc de leurs préoccupations immédiates. Or, dans le contexte actuel marqué par des crises d’emploi et de pouvoir d’achat, les préoccupations d’ordre économique semblent occuper une place de choix.

Au vu de ces quatre caractéristiques, le compte épargne-temps ne doit pas être considéré comme un simple mécanisme « supplémentaire » venant s’ajouter à la gamme des dispositifs de désynchronisation. C’est au contraire un dispositif unique – par bien des aspects - qui permet saisir les tensions et les évolutions relatives aux aspirations temporelles des salariés, ainsi que les normes qui en découlent.

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Loi n° 2004-391 du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social.

114

Loi n°2008-789 du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale modifie les règles relatives à la négociation collective.

115 Décret n°2002-1257 du 15 octobre 2002 relatif à la fixation du contingent annuel d'heures supplémentaires. 116

Loi n° 2003-47 du 17 janvier 2003 relative aux salaires, au temps de travail et au développement de l'emploi. 117 Le dispositif du CET a été pensé comme un mécanisme de « temps choisi » ayant pour objet de permettre le partage du travail. Il a été généralisé dans une période de « croissance » économique et de réduction du chômage, or les crises financières de 2001 et 2007 ont largement dégradé la conjoncture économique française.

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