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La synchronisation des temps : la naissance de l’industrie

Chapitre 1 – De la désynchronisation à la resynchronisation des temps sociau

2. Du temps préindustriel à la synchronisation des temps sociaux.

2.2. La synchronisation des temps : la naissance de l’industrie

2.2.1. Temps industriel : des machines et des horloges

Edward P. Thompson, historien marxiste anglais publie un texte fondateur en 1967 dans le numéro 38 de la revue « Past and Present » (Thompson, 1967). Cet article intitulé « Time, Work- Discipline, and Industrial Capitalism25

» étudie le passage d’une société « paysanne » où le temps est dicté par la nature, à une société industrielle où le temps est donné par l’horloge.

Pour l’historien, ce changement de conception et de rapport au temps plonge ses racines dans la renaissance européenne de la fin du XIVe

siècle. Il s’opère progressivement26

, en s’appuyant sur un ensemble de dispositifs techniques et symboliques qui aboutira, à partir du XIXe

siècle, à une vision unifiée et « naturelle » du temps. Ce nouveau rapport au temps est marqué par un changement d’organisation de la production, un nouveau type de travail, de nouveaux modes de rémunérations, mais pas seulement. Il déborde de la sphère du travail et s’impose à l’ensemble des activités de la vie en général.

Dans les sociétés « paysannes » de Grande-Bretagne décrite par Thompson (1967), le travail se caractérise par la tâche à accomplir. Il n'est pas anormal de travailler de l'aube à la nuit dans

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L’Eglise s’est opposée à quatre reprises à l’instauration de la lettre de change :au concile de Lyon en 1293, à Vienne en 1311, au concile de Latran en 1511 et à celui de Milan 50 ans plus tard, 1565 (Le Goff, 1960).

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L’ensemble des citations proposées sont des traductions personnelles.

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Pour Nigel Thrift le changement de rapport au temps s’est opéré en trois étapes avec l’apparition de pensées alternatives au sein de quelques villes et monastères (1330-1550), puis une diffusion de cette nouvelle idéologie (1550-1750) et enfin sa généralisation (1750-1880) (Thrift, 1990).

49 une période de récolte. La nature demande que le grain soit récolté avant que la tempête n’arrive ; qu’il y ait des rythmes de travail « naturels » pour s’occuper des moutons, traire les vaches ou surveiller le feu. Dans ces sociétés, la durée des journées de travail semble se contracter ou se dilater en fonction de ce qui est à faire. Le travail et la « vie » peuvent se mélanger sans qu’il n’y ait de réels conflits entre l’occupation et la flânerie. Le travail à la tâche, possible dans les structures familiales pour des artisans ou fermiers indépendants, se complexifie avec l’apparition du statut ouvrier. Le calcul du salaire s’oriente vers la durée qui permet un calcul simple et « équitable ». « Ceux qui sont employés différencient leur temps et celui de leur employeur. Et l’employeur veille à ce que celui de ses employés ne soit pas gâché : ce n’est donc plus la tâche qui importe, mais la valeur du temps ramenée à de l’argent. Le temps devient une monnaie, il ne se passe pas, mais se dépense » (Thompson, 1967, p61). Comme l’explique Roger Sue (Sue, 1994) le travail servait de mesure du temps dans les sociétés traditionnelles à dominante agraire ou artisanale, mais dans les sociétés industrielles modernes, c’est le temps qui devient la mesure du travail.

En effet, la mesure rigoureuse et partagée du temps semble nécessaire pour cette nouvelle organisation de la production. Thompson (1967) raconte comment cette période est marquée par la multiplication des horloges et par le développement des savoir-faire des ingénieurs horlogers. D’une horloge à balancier que l’on doit régler tous les matins sur la foi d’un cadran solaire, la technologie évolue vers des mécanismes à ressors ne perdant guerre plus de quelques secondes par an. Les horloges se sont miniaturisées pour passer du beffroi au salon, puis du salon à la poche avec l’invention de la montre. L’industrie horlogère était à la pointe de la technologie et de la compétition entre la France, la Suisse et l’Angleterre. Les montres, signes extérieurs de richesse et d’appartenance, se seraient démocratisées à la fin du XVIIIe siècle lorsque la révolution industrielle demandait une plus grande synchronisation de la main d’œuvre27.

Selon Thompson, l’importance de la mesure du temps étant relative aux besoins de synchronisation du travail, tant que l’industrie était dominée par des structures indépendantes sans grande division du travail, l’organisation à la tâche restait prédominante. Au début de l’aire

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« Une horloge ou une montre n’était pas seulement utile, elle conférait un prestige à son propriétaire, et un individu pouvait être prêt à s’endetter pour en obtenir une […] Lorsqu’un groupe de travailleurs passait par une phase d’augmentation du niveau de vie, l’acquisition d’un instrument de mesure du temps était l’un des premiers éléments remarqués par les observateurs » (Thompson, 1957 : 69-70).

50 industrielle, la pluriactivité était encore de mise. « En fonction du climat, explique Thompson, les tisserands s’affairaient sur leur métier à tisser ou rejoignaient les ouvriers des champs, quand ils ne se décidaient pas simplement à profiter de leur journée » (Thompson, 1967,

p. 71 72). Cette irrégularité dans le travail, héritée de l’époque paysanne, était pourfendue par

les « moralistes » et « mercantilistes » qui voyaient dans le penchant à l’oisiveté la cause de tous les maux de la société. Le lundi saint28, « jour des amis », était l’archétype de ce temps passé à flâner. Ce jour de repos et de « débauche » (Cross, 1989, p. 33), bien souvent consacré à boire la paye de la semaine précédente, cristallisait selon Thompson (Thompson, 1967), toute l’animosité et les reproches des industriels libéraux, qui le considéraient comme responsable de la désorganisation de la production. Les ruptures hebdomadaires de travail et l’amoncellement des journées de célébration étaient compensés par des journées prolongées. La modicité des salaires prêchée par la doctrine mercantiliste aurait été une réponse, selon Thompson, à l’irrégularité des rythmes de travail et à l’oisiveté.

Selon l’historien, le paysage familier du capitalisme industriel, discipliné, avec ses feuilles de présence, ses contrôleurs, ses dénonciateurs et ses pénalités apparaît vers 1700, bien avant l’introduction massive de la machine pour réguler le rythme de travail. La pointeuse fera son apparition vers 1750 alors qu’il faudra attendre 1885 avant que la première pointeuse enregistreuse ne soit introduite (Ibid.).

La transition vers un mode industriel ne s’est pas opérée en un tournemain. Il semblerait que l’institution scolaire a été l’instrument de la chasse aux temps morts et à l’oisiveté. Les enfants des ouvriers sont envoyés à l’école quelques heures par jour, pour leur inculquer la rigueur et la ponctualité (Cross, 1989 ; Thompson, 1967). Il s’agit de « les habituer à l’industrie, de les rendre plus obéissants, moins querelleurs et vindicatifs » (Thompson, 1967, p85). Les enseignants eux-mêmes pouvaient payer des amendes pour un manque de ponctualité. Au-delà de l’école, c’est également par un climat puritain généralisé que se sont opérées l’internalisation et l’appropriation de cette nouvelle vision du temps. Selon l’historien, la métaphore attribuée à Benjamin Franklin « Remember that time is money » est filée et refilée par les mercantilistes, les puritains, les méthodistes et les évangélistes. Le temps est un bien trop précieux pour être

28 Thompson se base sur les travaux socio-historiques de Georges Duveau et de son étude sur la vie ouvrière en France dans le second empire publiée en 1946. Il y est dit que « le dimanche est le jour de la famille et le lundi le jour des amis ».

51 dévalué. Chaque minute doit être utilisée à bon escient, pour produire, comme le veut la vision moraliste de Baxter : « utilise chaque minute comme si c’était la chose la plus précieuse, et utilise la complètement pour le devoir » (Ibid. : 87).

« C’est par l’ensemble de ces moyens : la division du travail ; la supervision du travail ; les pénalités ; les cloches et les horloges ; les primes ; les prêches et l’enseignement ; la suppression des foires et des sports- que de nouvelles habitudes de travail ont été formées, et qu’une nouvelle discipline temporelle a été imposée » (Ibid. : 90).

Selon cette perspective, le temps industriel est rationnel, organisé et organisateur, à l’image de la machine et de l’horloge qui a permis son avènement. Il est le résultat d’un « mariage arrangé entre le capitalisme et le puritanisme » (Ibid. : 95). Ce temps, inculqué dès le plus jeune âge à la manière militaire par les institutions scolaires, marque un changement de valeur et de rapport au monde en général. Il s’accompagne d’un nouveau dispositif d’organisation du travail et de calcul de la rémunération. La production par unité de temps, ou productivité, devient le maître- mot des nouveaux maîtres du temps qui traquent les temps morts des nouveaux ouvriers. Quand vient le temps du repos, c’est au tour de l’oisiveté d’être vilipendée par un dispositif de violence symbolique basé sur l’éthique puritaine. Le temps devient mesure et valeur. Il se doit d’être régulier, exact et rempli.

Avec l’avènement du temps industriel, le temps devient unité de valeur et d’échange, un « équivalent marchandise » pour reprendre la terminologie marxiste. Il sert d’unité de mesure et de comparaison en prenant pour présupposé qu’une heure d’un homme équivaut à celle d’un autre. Cette vision va engendrer la division du travail et la spécialisation en tâches simples, caractéristiques de l’organisation scientifique du travail (OST) développée par l'ingénieur américain Frederick Winslow Taylor (1856-1915). La recherche de profit par les gains de productivité, que ce soit par l’application de l’OST ou de ses prolongements tel le Fordisme, va entraîner une perte de sens pour le travailleur. À l’image de Chaplin dans les temps modernes, l’homme n’est plus qu’un rouage d’une machinerie qui le dépasse. La production perd de son sens en même temps que le travailleur perd la maîtrise de son temps. Or, si les premières générations d’ouvriers se sont vues inculquer la notion de temps et de ponctualité, les suivantes s’en sont saisies et l’ont retournée contre leurs employeurs selon Thompson (1976). L’auteur explique que le respect des temps de travail et de leur rémunération est à l’origine de la

52 structuration de mouvements ouvriers et de luttes sociales, qui ont entre autres vu naître les organisations syndicales. « Ils apprirent leur leçon, que le temps c’est de l’argent » (Ibid., p.86) résume Thompson pour souligner l’incorporation des logiques temporelles du capitalisme industriel.

2.2.2. L’hyper industrialisation et l’avènement du temps libre

Avec l’allongement de la durée de travail apparaît, au XIXe

, siècle la question du droit au temps libre. Quand les bourgeois développent une éthique du travail basée sur le cloisonnement entre travail et loisirs, une vie active orientée sur la productivité, mais raccourcie par une retraite anticipée du monde des affaires, les ouvriers optent, selon Cross (Cross, 1989), pour une stratégie de réduction quotidienne et hebdomadaire du labeur. Manquant de ressources et de possibilités d’économiser, ils ne peuvent se permettre d’imiter les pratiques bourgeoises de vacances estivales ou de retraite. Les ouvriers sont maintenus dans l’obligation de travailler pour survivre. La fresque sociale décrite par Emile Zola (1885) dans Germinal29

illustre à merveille l’extrême pénibilité de la condition ouvrière. Le XIXe siècle est alors marqué par des horaires de travail excessifs. Les deux tiers de la journée sont consacrés à l’ouvrage dans des conditions insoutenables. À la mine comme à l’usine, il n’est pas rare que les ouvriers enchaînent des semaines harassantes de 90 heures, parfois sans jour de repos (Cross, 1989). « Il en résulte que le soir ils arrivent chez eux accablés par le besoin de dormir, et que le lendemain ils en sortent avant d'être complètement reposés pour se trouver dans l'atelier à l'heure de l'ouverture » (Villermé, 2007 [1840], p. 34). Il semblerait que la durée excessive des périodes de travail résultait à la fois du manque de régulation du marché du travail, mais également de l’absence d’organisation des travailleurs (Thoemmes, 2012).

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« L'ouvrier ne pouvait pas tenir le coup, la révolution n'avait fait qu'aggraver ses misères, c'étaient les bourgeois qui s'engraissaient depuis 89, si goulûment, qu'ils ne lui laissaient même pas le fond des plats à torcher. Qu'on dise un peu si les travailleurs avaient eu leur part raisonnable, dans l'extraordinaire accroissement de la richesse et du bien-être, depuis cent ans ? On s'était fichu d'eux en les déclarant libres : oui, libres de crever de faim, ce dont ils ne se privaient guère. Ça ne mettait pas du pain dans la huche, de voter pour des gaillards qui se gobergeaient ensuite, sans plus songer aux misérables qu'à leurs vieilles bottes. Non, d'une façon ou d'une autre, il fallait en finir, que ce fût gentiment, par des lois, par une entente de bonne amitié, ou que ce fût en sauvages, en brûlant tout et en se mangeant les uns les autres. Les enfants verraient sûrement cela, si les vieux ne le voyaient pas, car le siècle ne pouvait s'achever sans qu'il y eût une autre révolution, celle des ouvriers cette fois, un chambardement qui nettoierait la société du haut en bas, et qui la rebâtirait avec plus de propreté et de justice»(Zola, 1993 (1885), p179-180).

53 C’est dans ce contexte de paupérisation extrême de la classe ouvrière et de croissance sans précédent des richesses, que va se structurer la lutte pour le temps libre. Le temps devient « fondamentalement objet et enjeu de luttes sociales » (Lallement, 2008, p. 8). Les motifs, de cette revendication pour un temps personnel, différent des élites aux classes populaires. Selon Gary Cross (1989), la réforme s’enracinait dans une idéologie conservatrice et religieuse. Elle visait d’une part à tirer la classe ouvrière vers des valeurs bourgeoises en lui proposant des formes de loisirs conformes avec les standards de la production industrielle. Des dimanches en famille et à l’église, loin des tavernes et des troquets. Elle visait également à « sauver la famille », en libérant quelques heures durant les femmes mariées pour qu’elles offrent une alternative à la culture de « l’homme qui boit ». Pour la classe ouvrière, qui n’adhérait pas réellement à cette vision réformatrice bourgeoise, le temps libéré était synonyme de liberté. L’expression de leur indépendance vis-à-vis des contraintes et de l’aliénation du monde industriel, mais également de la relation autoritaire qu’ils subissaient. « Le mélange du travail et de la vie pour nombre de travailleurs indépendants - dans les magasins, les fermes, ou pour les employés de maison – n’était pas un idéal à défendre, mais une malédiction à dépasser30

» (Cross, 1989, p. 11).

La réduction du temps de travail, mis en marche au milieu du XIXe pour tenter de contrebalancer une situation d’une extrême violence et prévenir d’une révolte sociale imminente (Ibid.), s’est poursuivie tout au long du XXe

siècle. La loi du 8 mars 1841, s’appuyant sur les travaux de Louis-René Villermé, introduit, pour la première fois dans le droit français, la notion de durée quotidienne du travail pour les enfants et les vieillards. Le travail y est proscrit jusqu’à 8 ans, limité à 8 heures quotidiennes pour ceux de moins de 12 ans et à 12 heures pour les 12-16 ans. Le travail de nuit est interdit aux moins de 13 ans, et pour les plus âgés, deux heures comptent pour trois. La norme quotidienne mise en place pour les plus faibles sera étendue à toute la population au fil des lois et des décrets (1848 ; 1874 ; 1892 ; 1900). Un jour de repos hebdomadaire est instauré en 1906, puis une durée maximum de 48h au lendemain de la Grande Guerre (23 avril 1919). La réduction continue avec l’arrivée au pouvoir du Front populaire qui promulgue, dans la nuit du 7 au 8 juin 1936, l’instauration de la semaine de 40 heures et 15 jours de congés payés. La troisième semaine est gagnée sous l’impulsion de Guy Mollet et de la SFIO en mars 1956. La quatrième sera votée à l’unanimité de l’assemblée, le 29 avril 1969 au lendemain du départ du général de Gaulle qui y était fermement opposé (loi 1969-434).

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54 Enfin, la cinquième semaine a été votée sous Mitterrand en 1981, en même temps que la semaine de 39 heures. Au fil des luttes et des réformes, la norme temporelle s’est stabilisée en intégrant le droit au temps libre.

Pour les travailleurs, il semblerait que le temps libéré n’a pas seulement été une période de reconstruction de la force physique, ni un temps de consommation accompagnant un partage plus équitable des richesses produites (Sue, 1994). Selon Cross (1989) le temps libéré était un temps personnel et social que les salariés ont pu consacrer à leur famille, à leurs proches et à eux même. Le temps de travail aurait premièrement été pensé comme une norme de protection des travailleurs (Lallement, 2009 ; Thoemmes, 2000b). En s’intéressant aux évolutions législatives qui ont marqué le droit français depuis la parution du rapport Villermé en 1840, Thoemmes (2000) distingue trois grandes phases caractéristiques de la construction de la norme temporelle. La première (1830 à 1841) 31 consacre l’intervention de l’état dans la relation de l’employeur au travailleur ; la deuxième (1841-1904) est marquée par l’institution des inspecteurs du travail chargés de faire respecter la loi et de sanctionner les abus ; enfin, la troisième (1904-1980) entérine une norme temporelle unique pour tous avec une durée journalière et hebdomadaire stable, des jours de repos et de congés annuels. Dans la lignée des débats mis en avant par William Grossin dans son ouvrage sur « la création de l’inspection du travail » (Grossin, 1992), Thoemmes identifie ainsi 4 composantes principales à l’ordre temporel : une norme de durée de travail et de repos, l’intervention de l’état comme puissance normative, une règle commune créant un collectif destinataire et un dispositif de sanction.

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Il est possible de remonter plus loin dans le temps pour trouver les premiers signes de l’intervention de l’état dans la relation de l’employeur aux salariés. On peut citer le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier (1791) interdisant la formation de corporations, les coalitions de métiers et les grèves, ou encore la loi du 18 mars 1806 instaurant les conseils des Prud’hommes.

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