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Du temps aux temps, la pluralité des temps sociau

Chapitre 1 – De la désynchronisation à la resynchronisation des temps sociau

1. Le temps des sociologues

1.2. Du temps aux temps, la pluralité des temps sociau

Le concept des temps sociaux est le résultat d’un schème complexe et long, dont la première étape a été de reconnaître que le temps n’était pas unique (Hubert, Durkheim), mais qu’il différait d’une culture à l’autre, dans l’espace et le temps. L’étape suivante a consisté à mettre au jour la coexistence d’une diversité de temps chacun rattaché à une conception du monde. C’est à Sorokin et Merton, dans un article fondateur paru dans la revue American journal of Sociology en 1937, que l’on doit d’avoir envisagé la pluralité des conceptions de temps. Leur démonstration puise dans les travaux des philosophes (notamment Kant, Bergson ou Guyau), des psychologues (James) ainsi que des économistes (Marshall, Jevons ou Keynes, pour ne citer qu’eux) pour construire une critique systématique d’un temps « astrologique » unique, caractérisé par la perspective newtonienne d’un temps uniforme, indéfiniment sécable et

6 « Weber, en recherchant les variables multiples (conscientes ou inconscientes) qui peuvent intervenir dans la

construction du temps de travail et de la productivité dans l’entreprise (l’habitus, le style de vie des individus, les appartenances religieuses ou politiques, la situation familiale mais aussi la formation et l’origine sociale) pose le problème de la multiplicité des temporalités sociales et de la nécessité de penser leur articulation » (Thoemmes, 2008).

31 continu. Leur démarche consiste premièrement à opposer ce temps « astronomique » au temps social, pour montrer dans un second, et c’est là leur tour de force, toute la dimension sociale de ce temps « astronomique »7.

Dans une perspective durkheimienne, le temps social défini par Sorokin et Merton « exprime le changement ou le mouvement des phénomènes sociaux rapportés à d’autres phénomènes sociaux pris comme points de référence » (Sorokin et Merton, 1937, p. 618). Le temps social s’exprime comme le « temps où » un événement s’est produit8. Il est le produit d’activités sociales significatives et intègre de ce fait une épaisseur qualitative.

Les arguments développés par Sorokin et Merton peuvent se résumer en 5 points. Premièrement, les systèmes temporels sont nombreux, variés et s’appliquent inégalement aux différents événements. Deuxièmement, les mesures astronomiques ou calendaires ne sont pas forcément les plus adaptées aux phénomènes sociaux9. Troisièmement, tout système se définit par un besoin de synchronisation et de coordination à l’intérieur d’un groupe10

. Quatrièmement, les caractéristiques des systèmes temporels locaux varient en fonction des qualités des groupes auxquels ils se rattachent11

. Enfin cinquièmement dans les sociétés complexes un système commun étendu doit se superposer aux systèmes locaux12.

Sur la base de ces observations, Sorokin et Merton proposent de repenser le système astronomique. La mise en relation de systèmes locaux disposant de systèmes temporels inadaptés les uns aux autres a rendu obligatoire la recherche d’un dénominateur commun

7 Cette démonstration fait penser à celle opérée par Hubert dans son texte de 1904 intitulé « Étude sommaire de la représentation du temps dans la religion et la magie » qu’il conclut en se demandant si ce n’est pas le temps qualitatif qui a permis de penser un temps quantitatif, objectif et abstrait. La démonstration lui permet de retourner le point de vue de départ, à savoir que le calendrier mesure le temps quantitatif en proposant une lecture d’où le temps quantitatif serait né de l’usage du calendrier.

8 Parler du vote de la 4ème semaine de congés payés comme ayant lieu au lendemain du départ du général De Gaulle, comme il sera fait référence plus tard dans le texte, aurait davantage de sens que de parler de la date du vote : le 29 avril 1969.

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Le temps astronomique est « purement quantitatif et dépouillé de variations qualitatives » (p. 621) quand il apparaît que le temps social « n’est pas pure quantité, homogène en tous points, toujours comparable à lui-même et exactement mesurable » (p. 622).

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Ainsi, « tous les événements sociaux qui sont périodiques, et qui demandent, à un moment donné, la présence d’un nombre d’individus […] nécessitent des moyens communs pour désigner le temps qui seront mutuellement compris par les personnes concernées […] -Tous ceux qui demandent la coopération complexe de plusieurs personnes à un moment donné – sont à l’origine d’un système clairement défini d’indication du temps » (p. 626). 11

Ces qualités « sont le produit des croyances et des coutumes partagées du groupe » (p. 623).

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« Des individus de milieu sociaux et culturels différents qui se rassemblent, ont besoin d’un schème temporel qui soit aussi intelligible pour tous s’ils ont à synchroniser et coordonner leurs activités » (p. 626).

32 permettant d’ordonner et coordonner les interactions sociales. C’est de cette nécessité qu’a émergé le temps « astronomique » dont la qualité principale était d’offrir un référent commun. « Un système temporel ayant pour but d’englober les différences qualitatives des différents systèmes locaux doit nécessairement s’abstraire des qualités individuelles des différents systèmes. Ainsi, nous voyons l’importance d’éléments sociaux dans la détermination de la conception d’un temps purement qualitatif, uniforme, homogène ; un temps astronomique unidimensionnel a été largement substitué au temps social multidimensionnel » (p. 628).

Alors que Hubert et Durkheim nous montrent le caractère social d’un temps pouvant varier dans l’espace et dans l’histoire, que Sorokin et Merton conceptualisent une architecture commune permettant de faire coexister une multitude de cultures temporelles juxtaposées au sein d’une même société ; Halbwachs (1947) fait de la mémoire la condition du temps. Il montre qu’à chaque groupe social correspond une culture temporelle qui lui est propre. L’intérêt de cette approche réside dans la conception des groupes dans lesquels se décompose la société. Ils ont une origine commune et se sont séparés les uns des autres, mais ils ne sont pas exclusifs. Les groupes ne se réduisent pas à la somme des individus qui les composent. C’est la pensée commune qui en est le squelette selon Halbwachs. Chaque groupe dispose d’un temps qui lui est propre, mais il existe des correspondances entre ces temps telles que sa division en jours, mois ou années qui permettent aux individus de naviguer entre les groupes. « Tout se passe comme si un même balancier communiquait son mouvement à toutes les parties du corps social. Mais en réalité il n’y a pas un calendrier unique, extérieur aux groupes et auquel ils se référeraient. Il y a autant de calendriers que de sociétés différentes, puisque les divisions du temps s’expriment tantôt en termes religieux […], tantôt en termes d’affaires » (Halbwachs, 1947, p. 51). Un groupe ne pourrait se servir du calendrier d’un autre, ou alors c’est qu’ils ne sont pas encore bien séparés selon le sociologue. Lorsqu’au contraire, au lieu de se diviser, les groupes se fondent, ils donnent alors naissance à une « conscience nouvelle, dont ni l’étendue ni le contenu ne sont les mêmes qu’auparavant » (Ibid. : 52). C’est ce qui se passe lors de l’arrivée d’un enfant au sein d’une famille.

Contrairement à la notion de « temps dominant » qu’introduira Grossin, Halbwachs considère qu’aucun ne s’impose à tous les groupes. Les temps sont juxtaposés sans qu’il n’existe de réelle correspondance, car ils ne peuvent être maintenus en contact. Il en découle l’impossibilité de les comparer, ni à l’intérieur d’une société, ni entre les sociétés. « Comment connaîtrait-on la

33 vitesse du temps puisqu’il n’y a pas de commune mesure, et que nous ne concevons aucun moyen de mesurer la vitesse de l’un par rapport à l’autre ? », s’interroge Halbwachs (Ibid., p. 54). Comment comparer le temps de la ville à celui de la campagne quand les groupes qui les composent n’ont ni la même nature, ni le même genre d’occupations ? D’autre part, il considère que la longueur du temps n’est aucunement relative au nombre d’événements ou de séquences qui le composent, car les événements « divisent le temps, mais ne le remplissent pas » (Ibid., p. 54).

L’originalité apportée par Halbwachs est clairement énoncée dans le titre de cet article paru post mortem (1947) dans les cahiers internationaux de sociologie : « La mémoire collective et le temps ». Il s’intéresse moins à la manière dont les souvenirs sont stockés qu’à la manière dont ils sont mobilisés. Selon son approche l’esprit humain ne passe pas en revue une succession d’images jusqu’à trouver la bonne, ce qui rendrait impossible de mobiliser des souvenirs anciens avec tant de « légèreté ». « C’est dans le temps, dans un temps qui est celui d’un groupe donné, qu’il cherche à retrouver ou reconstituer le souvenir et c’est sur le temps qu’il prend son appui » (Ibid., p. 55). L’individu s’aide donc de la mémoire du groupe pour se souvenir. Pour illustrer son argumentation, qui n’est aucunement construite sur un matériau empirique, Halbwachs s’intéresse au lien qui unie deux individus s’aimant d’une passion égoïste. Une fois la passion refroidie, il ne resterait plus de substance permettant de soutenir le souvenir de l’autre. L’image de l’autre disparaîtrait ou serait pâlie et décolorée. Au contraire, « si le souvenir subsiste malgré l’éloignement, malgré la mort, c’est, qu’outre l’attachement personnel, il y avait une pensée commune […] c’est l’élément stable qui transformait l’union de deux êtres à base simplement affective en une société, et c’est la pensée subsistante du groupe qui évoque le rapprochement passé, et qui sauve de l’oubli l’image de la personne » (Ibid., p. 57). Dans un monde en perpétuel changement, la mémoire du groupe représenterait une zone de stabilité, un point de repère permettant de se souvenir. Cette pensée commune étendrait son influence au-delà du groupe, de telle façon qu’elle existerait en dehors des individus qui la composent. Contrairement à Durkheim, Halbwachs s’appuie sur les travaux des psychologues, notamment de son ancien professeur Henri Bergson, en s’interrogeant sur une double mémoire (individuelle et collective), mais il rejette la conception individuelle du temps et renoue avec ses origines durkheimiennes quand il considère le temps comme celui d’un groupe donné. Pour Halbwachs, la mémoire individuelle est singulière par sa capacité à opérer

34 un croisement entre les mémoires de plusieurs groupes, mais elle est assujettie à la mémoire collective, tout comme le temps.

Si la mémoire est la condition nécessaire pour prendre conscience d’être dans le temps et de se transporter dans la durée, la permanence de la continuité du temps permet de faire le lien avec les formes anciennes de la société. Dans la sociologie d’Halbwachs, le temps n’est pas universel ni unique, c’est un cadre immobile sur lequel « les éléments se succèdent ». Il « n’est réel que dans la mesure où il a un contenu, c’est-à-dire qu’il offre une matière d’événements à la pensée. Il est limité et relatif, mais il a une pleine réalité » (Ibid. : 65).

La paternité de la conception de la multiplicité des temps sociaux, pierre angulaire de la sociologie des temporalités, est généralement attribuée à Georges Gurvitch, sociologue d’origine russe naturalisé français. Or, comme nous venons de la rappeler, la conception plurielle des temps sociaux est premièrement celle de Halbwachs, dont Gurvitch reconnaît pleinement l’héritage. Il considère, à la manière de son prédécesseur à l’université de Strasbourg, qui n’est autre que Maurice Halbwachs, que « chaque classe sociale, chaque groupe particulier, chaque élément microsocial, c’est à dire chaque Nous et chaque rapport à autrui […] a tendance à se mouvoir dans un temps qui lui est propre » (Gurvitch, 1969, p. 325 cité par Farrugia, 1999)

Le temps permet de réaliser la synthèse entre l’individu et le groupe, il est une réalité sociale, construite et opératoire. L’apport de Gurvitch dépasse non seulement la vision aristotélicienne d’un temps objectif, « nombre du mouvement » ; mais également la vision kantienne d’un temps qui serait une forme « à priori » de la sensibilité ; ainsi que la vision de saint Augustin d’un temps qui ne serait qu’une simple notion, une quantité vécue subjectivement (Farrugia, 1999). Selon Gurvitch, le temps permet d’ordonner des événements, de les classifier, de les mettre en relation. Le temps a qualité de lien social et donne du sens. Il dépasse le clivage entre subjectif et objectif. Le temps ne serait ni une réalité en soi, ni une construction subjective, mais une construction collective émanant du vivre ensemble et y contribuant en retour. Le temps serait produit et producteur de la société. Par ailleurs, pour qu’il puisse y avoir société, malgré cette myriade de temps sociaux, disposant chacun de sa propre rationalité, Gurvitch pense qu’il doit y avoir une forme d’unification et de hiérarchisation. On retrouve d’une part, la dimension transversale de certaines qualités des temps qui permettait chez Halbwachs de naviguer entre

35 les groupes, ainsi que les prémisses des temps dominants de Grossin. Dans la sociologie de Gurvitch, chaque groupe social crée son temps social particulier. Leur dialectique crée une dynamique sociale qui se condense au niveau macro et crée un temps social dominant. Or, cette domination n’est pas absolue et sous certaines circonstances, une nouvelle agrégation de temps micro peuvent entraîner un nouveau temps dominant et faire émerger une nouvelle société.

Dans la vision de Gurvitch, la diversité des temps sociaux reflète l’ouverture des sociétés. La question des temporalités sociales possède une dimension politique, elle se rapporte à la place qui est laissée à la liberté dans une société. Dans un débat qui l’oppose à Fernand Braudel (Maillard, 2005), Gurvitch va ainsi développer une typologie13

de huit différents temps sociaux reliés à différentes formes politiques.

La vision de Gurvitch, comme celle de Halbwachs avant lui, expose la pluralité des types de temps au sein d’une société. Elle confirme le caractère socialement construit des temps sociaux. Seulement l’individu est laissé pour compte. Comment gère-t-il le passage d’un groupe à l’autre ? Comment la domination entrevue par Gurvitch se manifeste-t-elle au niveau individuel ? Comment change-t-on d’échelle ? comment passe-t-on du macrosocial au microsocial ?

Après avoir déconstruit l’unité du temps, après avoir montré la multiplicité des éléments constitutifs, comment reconstruire une logique transversale ? Il manque à ces analyses le développement d’un cadre robuste permettant d’articuler les connaissances produites.

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1) Le temps de la longue durée et au ralenti, qui se rapporte à la classe paysanne et aux sociétés patriarcales. C’est un temps ou le passé lointain règne sur le présent. 2) Le temps trompe l’œil, de calme apparent, ressemble au précédent mais recèle des discontinuités, des accélérations brutales, imprévues. Il correspond au temps des veilles. 3) Le temps des changements de rythme ou de battements irréguliers, c’est le temps des sociétés en transition, à l’instar de la nôtre, où le présent l’emporte sur le passé et l’avenir. 4) Le temps cyclique est celui des sociétés anciennes. Le temps y est conçu comme hors du temps, se refermant inlassablement sur lui-même, dans une tentative de reproduire dans le présent le passé des ancêtres. 5) Le temps en retard sur lui-même est le temps des communautés refermée sur elles-mêmes et qui s’accroche à leur symbolisme. C’est le temps des institutions et des groupes qui résistent au changement et tentent de faire perdurer leurs conditions. C’est le temps que les révolutions marxistes sont censées abolir. 6) Le temps en avance sur lui-même est celui des idéaux, des mouvements collectifs, des prolétaires ou des hippies. C’est le temps où l’avenir devient présent. 7) Le temps d’alternance, est le temps des régimes en transition, cherchant à dépasser les modèles passés sans réellement embrasser les futurs. C’est le temps des monarchies éclairées, des réformes ayant pour but de maintenir l’existant en le transformant légèrement. 8) Le temps explosif, c’est le temps des révolutions où le passé et le présent se dissolvent dans une effervescence collective. L’accélération y est poussée à son paroxysme, il est le temps le plus dangereux de tous car il renverse l’existant sans que le renouveau ne soit défini (Gurvitch, 1969, p341-344).

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1.3. La formalisation de la pensée sociologique des temps sociaux par