• Aucun résultat trouvé

L’usurpation voco-morphique, manifestation d’une instance supérieure surnaturelle

PARTIE II. 2 Aspects de la substitution vocale comme motif narratif (typologie formelle)

CHAPITRE 1. De la non-adéquation du « bon » corps avec la « bonne » vo

I. L’usurpation voco-morphique, manifestation d’une instance supérieure surnaturelle

La non-adéquation peut s’éprouver différemment selon les divers rapports corps-voix. Par exemple, il peut s’agir d’une substitution physique ou vocale volontaire qui tend à l’objectification de l’autre en tant qu’il est réduit à sa condition d’exemplaire, d’article propre à la consommation. L’autre devient ainsi un produit dont on s’empare comme on acquerrait la propriété d’un vêtement. Ici l’acquisition de l’apparence n’est pas justifiée dans un cadre légal d’un achat ; l’usurpateur s’octroie lui-même les droits de possession. Plus encore, il n’y a pas de véritable transaction puisque ce dernier se métamorphose lui-même, de façon pratique (il témoigne d’une praxis). Il détient ainsi un pouvoir particulier qui peut l’extraire d’une condition biologique commune pour s’infiltrer dans l’humanité sous l’apparence d’un de ses individus. On retrouve bien sûr les exemples d’êtres dotés de pouvoirs surnaturels qui peuvent se transformer à leur guise de façon magique comme Loki dans Thor : The Dark World, qui peut changer d’apparence comme il le souhaite (la sienne mais aussi celle des autres), Méphistophélès dans La Beauté du diable, Betelgueuse dans Beetlejuice, les compagnons d’Harry Potter grâce au polynectar ; qui peuvent posséder un corps singulier comme le diable dans L’Exorciste, la défunte victime dans Rashômon ou Rex dans Incontrôlable.

Ces illustrations montrent alors comment la force surnaturelle préfère en fait l’incarnation vitale, faire partie de ce monde où le mouvement est perpétuel et ne se trouve ni interrompu ou occulté (par la mort, l’au-delà, l’inconscient, le latent) ni prolongé et conséquemment, de façon paradoxale, annihilé (par l’immortalité). Grâce au cinéma, ils tendent ainsi à rejoindre l’élan de « la vie profonde, qui est déséquilibre et changements perpétuels », selon J. Epstein, et échappent ainsi à « une fixité et une régularisation contre nature » que la vie ne peut se laisser imposer, « ne fût-ce qu’à sa surface »250. La forme y est toujours mouvante. Le cinéma montre

ainsi comment l’extra-ordinaire essaye en fait de s’inclure dans le flux vital, en rendant son

p. 104

propre corps polymorphe, mimétiquement. Finalement, tous, par une démonstration spectaculaire de leurs pouvoirs, tendent à se manifester, eux-aussi, comme appartenant à un circuit plastique biologique, tout en s’abstrayant pour s’individualiser, se singulariser, attirer l’attention.

C’est une énergie cinétique, cinématographique, plastique. Le personnage s’inscrit dans le circuit des audio-images à une échelle plus incarnée, plus narrative, se fait lui-même transition de formes phonétiques et métaboliques. Plus encore, il se fait actif dans cette mouvance, c’est lui qui opère la métamorphose et engendre les anamorphoses, par son désir de vie. On peut, avec Henry Franck, y voir quelque chose de vampirique dans son impulsion cinématographique. « C’est peut-être le vampire, à la fois mort et vivant, qui inspire le plus de métaphores pour cet art basé sur un processus de transfusion, de transfert du réel » : son principe-même est d’incorporer la vie au sein de sa petite peau, sa pellicule, dans « le prolongement de la croyance, partagée par Balzac, selon laquelle la photographie absorbe à chaque cliché une part de l’essence constitutive de son modèle », principe qui témoigne en fait du procédé de l’appareil de projection, « mécanisme à deux bobines dont l’une se vide pour remplir l’autre, comme d’“une machine à laquelle la transfusion est consubstantielle”251 »252. Si ce sont des personnages

surnaturels qui procèdent d’une incarnation extatique, c’est parce qu’ils n’ont (a priori) pas d’existence dans la réalité et que cela devient leur moyen d’accéder à l’essence du mouvement de la vie, grâce au principe inhérent de la projection. Manquant ou désireux de vie, de vitalité, ils se greffent à d’autres formes afin de se prolonger un peu plus dans le fantasme cinématographique.

Nicole Brenez, elle, place la figure du vampire dans la catégorie de l’image et du Double en général, de l’eidôlon, dans le modèle du fétiche, « c’est-à-dire tout ce qui incorpore de l’altérité dans le corps, que cet Autre soit de l’absence, un excès ou un défaut de présence, de l’ailleurs, de l’autrement, du manque… 253». L’eidôlon, en tant qu’il a pour vocation d’évoquer

l’absent en lui donnant corps, de ressembler à la personne vivante, se décline sous plusieurs motifs, dans « tout ce qui manifeste un au-delà dans la forme humaine et l’on assiste alors au spectacle du corps privé de certaines de ces facultés, délesté, allégé peut-être et peut-être plus clair254 ». Il apparaît ainsi dans ce modèle figuratif que la figure qui signale une supériorité, un

251 Jean-Louis Leutrat, op. cit.

252 Henry Franck, Le Cinéma fantastique, Cahiers du cinéma, Paris, 2009, p. 10. 253 Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, op. cit., p. 35. 254 Ibid.

p. 105

surplus, une surnaturalité va de pair avec celle à qui l’on a retiré quelque chose, dont on perçoit un manque qui est en train d’être comblé. Pour qu’il y ait substitution, il faut fatalement que les rapports se bousculent à un moment donné, qu’on prenne à l’un pour donner à l’autre, voire pire : que l’un accapare une donnée de l’autre. Ce rapport constitue un conflit figural de déséquilibre (c’est pourquoi il est facile de placer ses occurrences dans le registre fantastique255) et se présente alors le risque de la rupture dans le champ audio-visuel dont parle D. Arnaud.

Il faut par ailleurs différencier les formes qui se manifestent comme transitoires, mouvantes, et celles qui sont juste une autre version du même, un changement qui devient statique (et qui, dans ce cas, ne menace plus l’équilibre mais le rétablit, en instaure un nouveau). En effet, elle rappelle que « la grande majorité des morphing instantanés dans la série des Harry Potter […] aussi fascinants soient-ils visuellement, n’inculquent pas une dimension discontinue à la transformation. S’ils manquent de plasticité, ce n’est plus par défaut mais par excès de visualité256 ». À trop vouloir en montrer, ces figures peuvent manquer d’évoquer la mutation

vocale/physique pour se dévoiler ostensiblement comme spectaculaires (comme prouesses techniques). C’est pourquoi elles peuvent passer à côté de leur potentiel d’inquiétante étrangeté pour le spectateur (mais peuvent l’être pour un regard extérieur intradiégétique).

Par ailleurs, lorsque ces étapes transitoires de métamorphose ou de possession durent, la capacité de greffe de l’entité étrangère à l’image/voix qu’elle prend est plus perturbante, engendre des effets sensibles davantage dérangeants. Il est question de superposition, de recouvrement de l’identité modèle. Cette superposition physique (et spirituelle) est troublante puisqu’à la fois elle crée un dédoublement, à la fois elle occulte l’audio-image originale : elle remplace en même temps qu’elle duplique, elle annule en même temps qu’elle produit. Cependant, lorsque sa manifestation se prolonge, elle déborde l’opération transitoire pour faire de celle-ci un état étrangement durable. Ce qui peut permettre d’y voir une transition et non un remplacement effectif, c’est la coexistence de deux instances étrangères au sein d’une même entité : la voix et l’enveloppe charnelle, comme lors d’un fondu enchaîné hypertrophié. D. Arnaud indique qu’il faut réfléchir « aux conditions selon lesquelles métamorphoses et dédoublements impulsent une tension dans la durée entre la force d’irruption et le pouvoir de modulation, de sorte à intriquer au fil du visible les sensations du vécu aux exhibitions

255 Henry Franck, op. cit., p. 12 : « Quelle que soit la forme qu’il revêt dans le récit, le phénomène fantastique est avant tout “a-normal” en ce qu’il met en péril l’équilibre, la normalité d’un univers où il n’a pas sa place. » 256 Diane Arnaud, op. cit., p. 13.

p. 106

spectaculaires257 ». La brièveté de la déliaison vocale indique alors soit une intention d’attraction audio-visuelle (Thor : The Dark World, Beetlejuice), soit le passage rapide avant l’autre état de remplacement complet (La Beauté du Diable).

En comparaison, la durée de la déliaison vocale produit une tension plus palpable, plus dérangeante. Quelque chose résiste alors à la force transfigurante pour témoigner d’une présence originelle, à la fois pour témoigner de la perte, du manque ou de l’absence d’humanité de l’instance-greffon, à la fois pour rappeler la volonté de résister, et donc de la preuve de l’humanité, de l’instance-greffée. Dans L’Exorciste, le corps de Regan, alors qu’il se fait peu à peu complètement métamorphoser, témoigne d’une subjectivité plastique, j’y reviendrai ; dans

Incontrôlable les dédoublements schizophrènes engendrent du mouvement dans tous les sens,

dans une tension à la fois centrifuge et centripète.

Ce qui est notable dans ces substitutions vocales par prise de force, c’est que la fin du film (ou la fin de l’étape transitoire) essaye de résoudre la plupart du temps le conflit lié à la dualité, souvent en vain (dans Incontrôlable, la multiplicité de l’identité personnelle rejaillit finalement ; dans L’Exorciste, le danger d’une prochaine possession subsiste). L’équilibre tend à être rétabli puisque la coexistence d’une incongruence corps/voix est sommée de disparaître, pour que l’ambiguïté laisse place à une certitude, un état de fait. Jusqu’à la prochaine substitution.