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CHAPITRE 3. Proposition d’une nouvelle forme audio-visuelle

III. Métamorphose, anamorphose ?

Présenter ces termes implique de questionner la forme et des apparences qu’elle prend selon un certain point de vue. Il s’agit aussi de transgression, d’aller au-delà de la forme, mais

117 Ibid, p. 52. 118 Ibid., p. 81.

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aussi à travers, au-dessus ou encore de la répéter. En effet, les êtres qui ont été modifiés vocalement prennent une autre forme, une autre identité (identité vient d’eidos, soit l’aspect, la forme, l’apparence extérieure, ce par quoi on reconnaît quelque chose) : il faut alors changer d’angle pour y déceler quelque chose. Cela permet ainsi d’évoquer les mécanismes de reconnaissance et leur constitution dans la considération de l’autre.

La greffe peut engendrer la métamorphose (ou transformation), la voix est devenue métaphysique. On peut concevoir la métamorphose comme faisant passer outre (méta) ce qui est sensible dans le monde à quelque chose d’intelligible. Il s’agit de changer la forme, la formation, le moulage (forma en latin signifie le moule). La métamorphose implique un changement de nature. Au cinéma, l’homme qui reçoit la greffe change d’identité, ou engendre la possibilité d’un changement d’identité. La nature une et indivisible de l’homme passe au dédoublement ou du moins à l’introduction de l’idée du multiple. Méta dit aussi l’accompagnement, le fait d’aller avec et d’être parmi : il s’agit alors de cerner le sens de cette façon qu’a une forme de s’incorporer dans la matière. Toutefois, il s’agit de savoir si cette

morphè signifie bien « forme en tant que cette forme dessine un tout en principe

harmonieux 119», car la recomposition voco-morphique peut engendrer des contradictions, est l’occasion de tension, de déséquilibre. Peut-être l’idée d’anamorphose, où on peut entendre la notion de transformation, serait-elle plus adéquate ?

Qu’est-ce qu’une anamorphose ? Le Trésor de la Langue Française Informatisé (TLFI) nous dit : « Déformation d'images, de telle sorte que ou bien des images bizarres redeviennent normales ou des images normales deviennent bizarres quand elles sont vues à une certaine distance et réfléchies dans un miroir courbe », soit plus généralement : « Déformation, transformation dans le sens du bizarre » ou encore en botanique : « Dégénérescence morbide qui se manifeste chez certains végétaux (lichens et autres cryptogames) de manière à les rendre méconnaissables 120». En quelque sorte, l’assemblage morpho-phonique dont je parle est à rapprocher d’une anamorphose vocale dans le sens d’une déformation vers le bizarre – déformation du rapport corps/voix, de la relation au soi. Il faut savoir regarder, ou plutôt audio-

regarder, entendre (dans le sens aussi de comprendre) ce rapport depuis un angle différent pour

saisir comment se fait initialement l’unité corps/voix.

119 Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque : histoire des mots, Klincksieck, Paris, 1999.

120 « anamorphose », Trésor de la Langue Française Informatisé, consulté le 21 mai 2018 : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=233971170;

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La question de la reconnaissance s’impose, d’autant plus que pour reconnaître, il faut au préalable connaître. Que connaît-on de l’identité et de l’union corps/voix ? Cette connaissance est-elle empirique ou épistémologique ? Le paradoxe de la connaissance est que c’est par quelque chose qui n’est pas untel (un tableau, des couleurs par exemple) que nous apprenons et faisons l’expérience de ce qu’est untel. Il y a une certaine dimension de l’abstraction (notamment en art) ; sauf qu’au cinéma, la dimension sonore s’ajoute à la présence visuelle. Ainsi, quand nous voyons un corps à l’écran, nous croyons le reconnaître et, pourtant, la voix vient bouleverser ce fondement. Cette recréation du corps audio-visuel introduit du trouble dans l’acte de reconnaissance et le plaisir lié à celle-ci change de nature.

Pour se renseigner sur la nature de la voix et essayer de la reconnaitre, nous procédons à une « écoute causale121 », soit pour se renseigner sur sa cause. Toutefois, « il y a une grande

différence entre ce qu’on pourrait appeler prendre note du timbre de voix d’un individu et identifier celui-ci, en avoir une image visuelle, le mémoriser et lui donner un nom », et plus encore : « nous ne reconnaissons pas un exemplaire, un individu ou un “item” unique et particulier mais une catégorie de cause humaine, mécanique ou animale : voix d’un homme adulte, moteur d’une Mobylette, chant d’une alouette. Plus généralement, dans des cas encore plus ambigus […] ce que nous reconnaissons est seulement une nature de cause »122. Tout est

question d’imagination qui reste toutefois dans le domaine du vraisemblable. Par exemple, lorsqu’il analyse le « grain » de la voix, Châteauvert remarque : « A une voix tonitruante on rattachera volontiers un corps massif, à une voix timorée un corps plutôt chétif, à une voix cassante une gestuelle brusque, à une voix caressante une certaine souplesse et ainsi de suite123. » Il s’agit de mettre des valeurs sur la mise en œuvre, la formation, la morphologie de la voix, de nommer ces valeurs pour les généraliser en quelque sorte. La déliaison vocale permet alors de casser le générique pour refaire vivre l’individu, même dans ses déviances les plus morbides. Toutefois, ceci reste assez théorique : par induction, nous avons enregistré des mécanismes d’association voco-morphique qui font que nous disons : à telle voix correspond à peu près tel corps, tel visage.

« Mais la déception de constater que “le son et l’image, ça ne colle pas”, n’est pas seulement imputable à cette mauvaise qualité de la reproduction du réel. Elle fait seulement écho à une expérience ancienne, généralement occultée, qui est que déjà, dans l’expérience concrète et indépendamment du cinéma, ils ne collent pas non plus.

121 Michel Chion, L’Audio-vision, op. cit., p. 26. 122 Ibid, p. 27.

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Des exemples ? Le plus familier est celui de la non-concordance entre la voix de quelqu’un et son visage, lorsqu’on a eu l’occasion de se familiariser longuement avec l’une avant de découvrir l’autre. Ça ne rate jamais que l’on soit surpris, voire choqué, quand on complète le tableau. […] Au fond, cette question de l’unité du son et de l’image n’aurait pas d’importance si elle s’avérait, au travers de nombreux films et de nombreuses théories, être le signifiant même de la question de l’unité humaine, de l’unité cinématographique et de l’unité tout court.124»

Ce constat de M. Chion est en effet parlant, on l’a déjà vu avec la spectatrice qui décrivait la voix fluette de Jean Marais. Ceci nous questionne alors : comment faire, au cinéma, pour que l’incongruence paraisse plastiquement évidente ? En général, le contexte narratif nous explique le changement (on entend la vraie voix avant le moment du basculement, le genre merveilleux ou fantastique l’intègre…) et le décalage est souvent extrême (dans les opposés : masculin/féminin, jeune/vieux, innocent/diabolique, vivant/mort…). Ce que cela nous dit aussi, c’est que, finalement, la métamorphose, le fait de passer outre, d’accompagner, pourrait en fait n’être qu’un effet grossissant ou exagéré, excessif de la réalité, afin de nous faire prendre du recul sur notre rapport à l’identité humaine et à nos propres attentes normatives. On pourrait y déceler une dimension aléthique qui nous confronte en fait à des situations courantes que nos habitudes de conformité occultent. Comme une loupe qui nous permettrait de mieux observer des phénomènes miniatures et indétectables dans notre champ d’observation quotidien et normal, la recomposition morpho-vocale nous permettrait de mieux entendre par un geste de grossissement. Comme pour les anamorphoses, il suffit de changer de point de vue, de se décaler d’un pas (de transgresser nos habitudes audio-spectatorielles) pour mieux entendre.

J’ai ainsi tenté d’élaborer une mise en contexte du champ de possible de la recomposition morpho-vocale afin d’en dresser un portrait. Il a fallu remonter aux racines des phénomènes de re-synchronisation d’une voix et d’un corps pour en aborder les enjeux, les problèmes et les ouvertures plastiques et existentielles. Tout est toujours une question d’identité et de rapport (étranger ou familier) à soi, que ce soit dans le dédoublement, dans l’effort d’incarnation, dans le travestissement ou le dévoilement. La substitution vocale remet toujours au centre de ses préoccupations, au-delà des problèmes formels filmiques, au-delà de la singularité du gag ou de l’événement fantastique, l’humain. Elle implique toujours, de façon plus ou moins latente, la mortalité et la question des ambitions plus narcissiques de l’humain de toujours s’améliorer, de se prolonger, de troquer son humanisme pour un avenir incertain.

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C’est là la trame de toutes les tragédies, de tous les mythes et peut-être même, de toutes les histoires : la volonté de l’homme de s’élever dans un élan d’hubris, de pouvoir à son tour créer, par les histoires et leur mise en forme, la vie. Pour mieux comprendre ce phénomène, il va falloir concrétiser ces énonciations encore abstraites à travers l’étude plus particulière des films. Je proposerai une possibilité de typologie afin d’évoquer, toujours dans l’optique d’une transgression de l’ordre de la nature, les diverses illustrations et les multiples enjeux des différents assemblages audio-visuels.

Il s’agit en fait de questionner les différentes acceptations de la forme pour se demander si ce procédé ne serait pas en fait une forme audio-visuelle et quels en seraient les enjeux. La forme est aussi à mettre en lien avec la forme du corps, soit ce par quoi on peut l’identifier, sur laquelle elle agit directement. Le corps au cinéma devient un espace plastique ; au cinéma, le corps est lié à la voix comme l’espace est lié au temps. La voix donne du relief au corps tout comme le temps donne du relief, de l’ampleur à l’espace. La voix devient métaphysique. L’espace qui existe dans la nature peut être transgressé grâce aux moyens proprement cinématographiques, et notamment l’opération de montage ; il en va de même pour le corps. D’instance innée et familière, le corps peut gagner en étrangeté lorsqu’on en change la voix.

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PARTIE II. Catégoriser les cas de substitution vocale : une forme au-delà

du familier

Classer, c’est ranger, c’est ordonner, c’est raisonner. Pour comprendre cette forme audio-visuelle curieusement familière, l’outil des catégories me paraît être un bon moyen pour acheminer une réflexion et pour illustrer les multiples fonctions et enjeux du doublage ou play- back expressif, incongru. Cela me permettra également de rapprocher certains films selon certains axes transversaux et ainsi, de produire du sens. Pour ceci, je proposerai deux typologies : l’une se fondant sur un principe thématique et générique à propos de la notion d’extra-naturel et des nombreux moyens de représenter cette greffe face au biologique ; l’autre esquissant davantage les modes formels de représentation de la déliaison vocale, afin de caractériser la phonation dans son rapport au corps, dans son intériorité. Dans un premier temps il s’agira de pointer les usages et propriétés de la substitution vocale dans les différents genres, registres, rapports émotionnels, en prenant comme point de vue un spectre général, d’où il sera possible de définir des grandes catégories thématiques dépassant le naturel (surnaturel, artificiel, culturel). Puis, dans un second temps, en prenant pour objet le corps vocalisé (ou la voix incarnée), en s’en approchant au plus près, pourra être saisie la création de liens intersubjectifs à travers le changement de voix. Il s’agira alors de comprendre comment le corps à l’image agit sur le corps de l’image par le filtre de la voix.

Ces deux typologies sont tout à fait subjectives, peuvent paraître superficielles mais pour autant ne tendent ni à la dichotomie, ni à l’exhaustivité, ni à l’exclusion. Différents exemples pourront tout aussi bien rentrer dans une ou plusieurs sous-catégorie(s) d’une typologie que dans l’autre. Il ne s’agit pas tant de développer ces typologies à leur maximum possible, mais plutôt de les évoquer pour comprendre ce qui les lie, ce qui résonne à travers elles. Les enjeux que cette cartographie charriera de façon plus large seront mentionnés et aboutiront à un approfondissement dans une dernière partie, qui tentera d’en extraire des significations esthétiques, philosophiques, identitaires. Finalement, ce que je propose, c’est de partir de remarques générales pour réussir à toucher au plus près la sensibilité de la recombinaison morpho-vocale, afin d’y déceler notre rapport empathique, notre expérience face à notre propre intégrité, ou ce que l’on considère comme telle.

Il s’agit en outre de comprendre ce qui rend l’impression de transgresser le familier par la transfiguration vocale. Le familier, ce qu’on connaît, ce dont on a l’habitude, ce qui a une forme. La forme étant ce par quoi on reconnaît quelque chose, ses limites, son contour, on peut

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supposer que la déliaison vocale pourra justement déformer ou empêcher la forme. Or, J. Epstein rappelle bien qu’il y a, dans la représentation cinématographique, une « relation directe entre le mouvement et la forme, relation qui pourrait bien être d’unité, d’identité125 », il précise

ainsi : « le mouvement paraît inhérent à la forme ; il est et il fait la forme, sa forme126. » Il fait ainsi état de la réconciliation cinématographique entre la forme et le mouvement, puisque la forme y est mouvement, ce qui va à l’encontre de toutes les doctrines de la solidité dit-il, religieuses, philosophiques, scientifiques.

« Or, qu’est la forme, sinon le signe et le moyen de la permanence ; qu’est le mouvement sinon le signe et le moyen du devenir. Il était admis que ces deux signes opposés, ces deux moyens ennemis composaient un équilibre instable, sans cesse à refaire, qui figurait la condition de l’être. Mais voici que le déséquilibre s’accuse dans l’avènement d’un monde où le mouvement règne en maître, où la forme, perpétuellement mobile, comme liquéfiée, n’est plus qu’une certaine lenteur d’écoulement127. »

L’image cinématographique d’un homme est ainsi continuellement différente d’elle-même. C’est en outre le principe du cinéma lui-même qui fait un pas de côté par rapport à notre représentation du monde et des doctrines qui essayent de l’expliquer. Je n’évoquerai ainsi rien de nouveau, mais je tenterai tout de même d’incorporer dans cette mouvance la dimension vocale, elle-même toujours intégrée dans un flux, soit de montrer comme le corps étrangement vocalisé se fait le médium de cette mobilité permanente, va à l’encontre de ce qu’on prend pour naturel, acquis, certain. La recombinaison morpho-vocale permet en outre d’échapper à la fixité à la fois rassurante mais aussi dangereuse par son confort.

PARTIE II. 1. La voix comme moyen de dépasser le naturel (typologie