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PARTIE II. 1 La voix comme moyen de dépasser le naturel (typologie thématique et générique)

CHAPITRE 3. Quand la voix formule son appartenance culturelle (culturel > naturel)

III. Au service du travestissement

Le cas du travestissement grâce à la voix est assez particulier. Les cas de la greffe vocale ici produisent certes un décalage, mais tendent plus à révéler un trait de personnalité du personnage, plutôt que de dénoncer un abus (magique, social, politique) qu’il subirait. Dans

The Adventure of Iron Pussy, l’homme travesti en femme (et ainsi doublé par une femme) se

révèle être vraiment lui quand il est en femme et finit même, invraisemblablement, par devenir une femme, non pas par opération chirurgicale, mais au fil de la diégèse, contre toute logique. Ainsi, par le biais d’un médium culturel (le cinéma), il s’agit de restituer à un corps sa véritable identité, au-delà des apparences biologiques.

Il s’agit à la fois de s’inspirer des institutions culturelles pour comprendre sa véritable identité (par adhésion, par opposition, par révolte), à la fois de s’en détacher pour se revendiquer comme différent des normes sociales. Le travestissement vocal (de la voix mais aussi par la voix) permet de plus de nous rendre compte de nos tendances à plaquer des qualités et des jugements a priori sur les corps, de façon culturelle, à procéder à un typage de la voix. J’aurais pu ainsi évoquer à nouveau Incontrôlable et son utilisation de la voix comme travestissement culturel d’un corps, ou encore Le Grand Jeu, où l’actrice Marie Belle joue deux personnages complètement différents, semblables en tout point, hormis la voix qui engendre un imaginaire social lié à l’accent et à la diction. On peut noter également Sorry to bother you (Boots Riley, 2018)240 où des employés noirs d’une société d’assistance téléphonique prennent une « voix de blanc » pour vendre leurs services au téléphone : la voix ici est soulignée dans sa capacité à évoquer une classe sociale mais aussi une ethnicité. On comprend ainsi que la voix devient vite un facteur social, un indicateur de classe qui déguise le corps pour le faire appartenir à telle ou telle catégorie de la société.

De façon plus orientée, on peut aborder la question du genre dans le travestissement vocal et se méfier de son association à la culture :

240 A l’heure de la rédaction ce mémoire, ce film n’est pas encore sorti en salles : je me base sur le visionnement de la bande annonce : https://www.youtube.com/watch?v=enH3xA4mYcY

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« le genre n’est pas à la culture ce que le sexe est à la nature ; le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs/culturels par quoi la “nature sexuée” ou un “sexe naturel” est produit et établi dans un domaine “prédiscursif”, qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle intervient la culture après coup241 », écrit Judith Butler.

On peut tout de même convenir de normes établies socialement, notamment vestimentaires, physiques, comportementales… auxquelles les individus se réfèrent quant aux attentes en fonction de leur genre.

Dans The Adventure of Iron Pussy, on reconnaît ainsi le genre que se donne Iron Pussy selon les vêtements qu’elle porte, mais aussi selon la voix qu’elle a. Il est ainsi intéressant de relever le traitement que fait le cinéma aux travestis dans certains cas. Bien qu’il s’agisse d’un cas de doublage-traduction, on peut évoquer au passage que dans Los Angeles 2013 (Escape

From L.A., John Carpenter, 1996), le personnage de travesti Hershe Las Palmas joué par Pam

Grier, qui prend une voix grave pour l’occasion, est doublé en français par un homme, Thierry Desroses (déjà cité pour le film Astérix et Obélix).

The Adventure of Iron Pussy : la voix qui travestit le corps

Ce qui diffère avec les troubles sexuels des enfants et adolescents précédemment étudiés, c’est qu’ici, le personnage est adulte et qu’il fait face d’une autre façon aux normes hétérosexuelles mises en place par la société ; Iron Pussy se subvertit de façon plus fluide aux codes. Il est toutefois compliqué de comparer ce film aux autres films du corpus étant donné qu’il en est culturellement très éloigné (et notamment du monde occidental242), d’autant qu’il

paraît du point de vue du scénario assez obscur. Le film tout entier, une comédie musicale parodique des mélodrames thaïlandais, est post-synchronisé et on peut remarquer que la voix d’Iron Pussy femme est celle d’une femme (et même plusieurs femmes) et que celle d’Iron Pussy homme est celle d’un homme, alors que le personnage est joué par la même personne (Michael Shaowanasai).

Iron Pussy est un agent secret pour le gouvernement qui se bat contre l’injustice et contre des organisations terroristes. Elle a les cheveux longs, porte un bandeau ou une fleur dans les cheveux, souvent accordé(e) à son tailleur veste/jupe, ainsi que des bottes, est maquillée. Civilement, elle a une autre identité : celle d’un vendeur dans un magasin de proximité, en

241 Judith Butler, Eric Fassin, Cynthia Kraus, Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, la Découverte, Paris, 2005, p. 69.

242 Il est évidemment compliqué de juger ce film à l’aune du regard occidental, mais cela n’empêche pas d’y voir un discours sur le genre.

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couple avec un homme qu’elle a sauvé d’un dilemme moral et de la drogue. Sa perruque enlevée, elle se révèle en fait être un homme chauve, avec une moustache et une barbe mal rasée, des lunettes, habillée de façon masculine. On apprend de plus qu’avant sa reconversion d’agent, c’était un go-go boy qui aimait tout autant se travestir. Dorénavant du côté de l’ordre, Iron Pussy (homme) change de tenue comme un super-héros enfile son costume dès qu’un acte malfaisant est sur le point de se produire. Les péripéties rocambolesques qui vont suivre troublent encore plus le genre d’Iron Pussy (qui choisit pourtant ses attributs féminins ou masculins de façon très marquée) puisqu’à la fin du film, elle se révèle être la sœur jumelle de celui dont elle était en train de tomber amoureuse, qu’elle devait espionner et qui l’a trahie et, de surcroit, la fille abandonnée par sa mère à la naissance qu’elle retrouve avant sa mort.

Judith Butler énonce : « Le genre, c’est la stylisation répétée des corps, une série d’actes […] qui se figent avec le temps de telle sorte qu’ils finissent par produire l’apparence de la substance, un genre naturel de l’être243 » : par ce processus itératif du travestissement va

toutefois se passer quelque chose d’unheimich, de curieusement non-familier car

invraisemblable. Au-delà de la production d’une substance en apparence, le genre va

véritablement être naturalisé. Ce qui est peut-être le plus perturbant dans le film, c’est que le personnage devient, par le scénario, véritablement une femme (avec la révélation d’Iron Pussy comme étant le bébé (fille) abandonné à la naissance). Si Simone de Beauvoir écrit dans Le

Deuxième Sexe : « on ne naît pas femme, on le devient », ici, Iron Pussy devient – par un

processus d’évolution de l’identité mais aussi par une pirouette de scénario – une femme, qui plus est, paradoxalement, par la naissance. L’image de la femme produite est ainsi « unifiée244 » : d’abord par la voix, puis par le récit lui-même.

Sa double identité dévoile une binarité dans les genres de façon à correspondre aux normes, en occultant les éventuels problèmes techniques du passage d’un genre à l’autre : la barbe de trois jours sur le visage masculin disparaît tout à coup lorsqu’il passe au féminin, le transport de la tenue, le temps du changement et du maquillage sont oubliés (on peut bien sûr mettre ceci sur le compte de la parodie), la voix s’adapte au corps. En ce sens, il n’y a pas tant une inadéquation corps/voix (si ce n’est celle produite par la post-synchronisation) puisque la voix tend à renforcer le genre manifesté, à s’y conformer : la surprise naît du constat du double jeu de l’acteur/personnage, tandis que la voix s’harmonise avec l’apparence du corps. Il faut noter la singularité de ce cas étant donné qu’il ne s’agit pas d’une dissonance expressive, mais

243 Judith Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 109-110. 244 Ibid, p. 261.

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qu’elle est en fait initialement celle d’une personne dans un mauvais corps : ici la substitution vocale renvoie au décalage existentiel qui prévaut et tend, par l’harmonisation, à témoigner de l’incongruence qui existe de prime abord dans la société. Si la démarche est différente des autres cas, l’effet n’en est pas moins significatif car elle témoigne d’un devoir de subversion (qui ne devrait pas en être un, qui devrait avoir l’air naturel) à la médiatisation normée du corps.

C’est ce pourquoi le film n’est pas tellement subversif en termes de représentations de genres (le personnage homosexuel est finalement peu exploré au profit de son alter ego féminin, qui répond plus à des stéréotypes), mais l’est davantage dans la narration et dans sa parodie, qui n’a pas de scrupule à nier la logique naturelle biologique pour évoquer l’absurdité préexistante d’une association corps-voix-genre. Finalement, il n’y aurait plus la notion de transgression du genre245, puisque le personnage qui se travestit en femme se dévoile en fait vraiment comme

une femme (de naissance), ou plutôt, la transgression se fait par la logique : l’opérateur cinéaste se fait opérateur chirurgical qui vient transformer le corps de façon audio-visuelle. Le dépassement du sexe par la performance du genre transcende ainsi la nature de façon à le rendre… naturel. Tout ceci serait en fait l’objet d’une parodie.

Ce que révèle la parodie du genre pour Butler, c’est que l’identité originale à partir de laquelle le genre se construit est une imitation sans original246 et qu’ainsi déstabilisées en permanence, les identités sont rendues plus fluides, prennent sens et sont contextualisées de manière nouvelle ; « la prolifération parodique des identités empêche que la culture hégémonique ainsi que ses détracteurs et détractrices invoquent des identités naturalisées ou essentielles247 ». Le corps audio-visualisé d’Iron Pussy propose ainsi une identité étonnante puisque transgressant les logiques naturelles ou de naturalisation. La voix notamment permet de dépasser la restriction d’un sexe à un genre et d’ouvrir les voix, de renverser l’ordre. Tout ceci nous amène ainsi à nous questionner sur ce que nous avons audio-vu, à poser un audio- regard critique sur le réel : finalement, le film semble nous dire que ce n’est pas important de savoir si Iron Pussy est un homme ou une femme originellement ou de devoir trancher sur une catégorie de genre. Ce que le film nous montre, c’est comment le personnage, par la force productive de son désir, se transforme voco-morphologiquement, devient une femme ;

245 Judith Butler, Bodies That Matter: on the discursive limits of "sex", Routledge, New York London, 1993, « Gender is Burning », p. 125 : « il n’y a pas de lien nécessaire entre travesti et subversion, et que le travesti peut fort bien être au service à la fois de la dénaturalisation et de la réidéalisation de normes de genre hyperboliquement hétérosexuelles. Au mieux, le travesti semble être le lieu d’une certaine ambivalence, qui reflète une situation plus générale ».

246 Judith Butler, Trouble dans le genre, op.cit, p. 261. 247 Ibid., p. 262.

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comment le cinéma peut répondre aux fantasmes vitaux de son personnage en l’opérant de façon audio-visuelle.

Tous ces exemples ont ainsi proposé des corps a priori ordinaires qui ont été dotés d’une autre voix qui répond à des idées culturelles, qui renvoie à une image idéalisée, qui témoigne d’une certaine éducation, médiatisation. Le changement opéré sur l’ensemble corps-voix émeut ainsi par son inquiétante familiarité mais révèle plus encore la façon dont nous formatons notre/nos voix selon des contraintes latentes mais aussi comment les voix nous formatent. Les usages génériques de la substitution vocale nous montrent ainsi le potentiel de son effet comme créateur d’étrangeté, de décalage, de comique comme d’horreur. Ces registres révèlent en général les moments de bascule où l’homme se risque à faire vaciller son humanité. Les chamboulements faits au corps nous indiquent ainsi que ce dernier reste le médium privilégié de notre rapport au monde, qui peut être transfiguré par une voix extérieure.

PARTIE II. 2. Aspects de la substitution vocale comme motif narratif