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PARTIE II. 1 La voix comme moyen de dépasser le naturel (typologie thématique et générique)

CHAPITRE 1. Quand la voix vient d’un au-delà extraordinaire (surnaturel > naturel)

II. Les démonstrations de la magie

C’est peut-être l’usage le moins subversif de la déliaison vocale puisqu’il est presque « naturalisé », « normalisé » voire « banalisé » (bref, facilement acceptable et justifiable) par l’univers diégétique, notamment lorsque celui-ci est merveilleux ou fantastique. En ce sens, ces traitements relèvent plus des effets spéciaux afin de se conformer à une certaine idée de la magie (qui transforme, qui module, qui échange ou manipule les êtres). Les exemples sont plus

157 Alain Boillat, Du Bonimenteur à la voix-over, op. cit. p. 80. 158 Alexandre Castant, op. cit., p. 57.

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facilement trouvables dans le cinéma « populaire » et mainstream : les films de la saga Harry

Potter ou X-Men, Thor : le monde des ténèbres (Alan Taylor, 2013), Rendez-moi ma peau

(Patrick Schulmann, 1980), Stardust, Scooby-Doo, Turnabout etc. en sont la démonstration. On retrouve le pouvoir de se transformer soi-même (corporellement et vocalement) ou de transformer les autres, en échangeant les corps par exemple. Ainsi, le corps devient muté, mutant.

Dans les cas étudiés plus haut, le corps de la voix qui vient posséder n’est pas vu, il n’a pas eu de matérialité physique à l’écran auparavant (sauf dans Rashômon et encore, il s’agissait de flash-backs contenus dans un flash-back), c’est une voix autonome qui prend possession du corps à l’écran. Il va désormais être question de montrer le changement du personnage de façon plus avouée (la personne en charge du changement de voix est vue à l’écran). De fait, le détenteur de la connaissance et de la pratique magique (ou du moins, surnaturelle) apparaît à l’écran, que ce soit pour effectuer son action sur lui-même ou sur quelqu’un d’autre, toujours dans une optique de prouver une maîtrise surnaturelle par rapport à la nature afin d’en changer le cours ordinaire.

Le trucage au service de l’espièglerie magique

La voix s’est révélée assez tôt comme un moyen facile et peu coûteux de réaliser un tour de magie, un effet spécial, un trucage. M. Chion énonce : « La voix est, en un sens, le premier des effets spéciaux, celui qui demande le moins d’accessoires, de technologie, d’argent159. »

Changer sa voix, prendre la voix de quelqu’un peut en effet témoigner de capacités magiques et surnaturelles : le cinéma, grâce au doublage, peut facilement mettre en place une opération magique qui se situerait dans un univers merveilleux ou fantastique. Dans les films où ces genres et effets sont à l’honneur et où il est question de substitution vocale provoquée par une instance dotée de magie, l’usurpateur ne se prive la plupart du temps pas de signifier sa malice. Dans La Beauté du Diable, Méphistophélès, lieutenant de Lucifer, s’amuse à démontrer sa puissance face au pauvre Faust (Michel Simon). Une voix encore acousmatique le tourmente et lui fait perdre la tête en lui rappelant sa vieillesse, sa mort à venir et sa vie gâchée par sa dévotion envers la science. À force d’espièglerie, il réussit à faire en sorte que Faust l’appelle. Il se signale comme étant apparu, Faust ne le voit pas encore, l’anacousmêtre fait languir pour son apparition. Faust est alors au centre du cadre, crispé par la peur, puis la caméra panote autour de lui. Changement d’angle : la caméra se positionne en contre-champ pour suivre Faust

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de dos et s’avance vers l’endroit d’où semble provenir la voix. À ce moment-là, il sert habilement de cache : en faisant un pas sur le côté, on découvre en arrière-plan le même Michel Simon, soit Méphisto sous l’apparence de Faust, accroupi devant une pile de grimoires. « Ouvre les yeux, une nouvelle image est sortie de tes livres », dit-il, encore avec la voix entendue jusqu’ici (celle de Gérard Philipe). « As-tu peur de toi-même ? Le diable te ressemble… », puis sa voix change pour prendre la voix de Michel Simon, soit pour coller avec l’apparence, « et parle avec ta voix ». Faust se retrouve alors face à son double total : à la fois physique et vocal.

Ici la substitution vocale se manifeste comme un moment de transition, comme une liaison avec la voix acousmatique de Méphisto et l’accaparement du corps et de la voix de Faust, à l’instar d’un fondu enchaîné où, pendant un instant, continuent de se superposer les deux instances. Christian Metz n’envisage que la nature photographique de chacun de ces deux unités et énonce : « certes, leur superposition n’est pas elle-même une photographie : c’est elle qui définit ici l’écart. Mais à aucun moment le spectateur ne pourra voir l’effet optique seul, il verra des images affectées d’un effet spécial160. » Il faut ici envisager cette proposition en

prenant en compte le double photographique mais aussi vocal ; considérer la dimension audio- visuelle du cinéma. Ainsi, ce court moment où Méphisto parle avec sa voix dans le corps de Faust crée une audio-image affectée de cet effet spécial, de ce tour de passe-passe diabolique (soit qui divise) et mélièsien. Ce moment de la transition se révèle comme écart grâce à cette superposition corps-voix, notamment face au réel.

Comment savoir si tout ceci est bien réel ? En plus de l’hésitation du personnage sur ce qui lui arrive, l’auto-mutation vocale renforce l’artifice de la situation : la substitution vocale agit comme « exposant sémiologique161 » par rapport au doute fantastique lié à la mise en place du double en instaurant la subversion du réel (grâce au trucage, mais aussi en termes génériques du fantastique162), en altérant l’image du même. Comme le note Clément Rosset, l’intention du double « est de “doubler” le réel tout comme on double un concurrent indésirable163 ». Pour ceci, Méphisto, bien que doté des pouvoirs de l’acousmêtre164, a seulement besoin d’usurper l’identité de son interlocuteur.

160 Christian Metz, Christian Metz, « Trucage et cinéma », Essais sur la signification au cinéma, tome 2, Klincksieck, 1972, p. 175.

161 Ibid.

162 Clément Rosser, L’Objet singulier, Minuit, Paris, 1985, p. 52 : « Pour être fantastique il ne suffit pas d’être différent du réel : il faut aussi (et surtout) y être inexplicablement mêlé ».

163 Ibid, p. 13.

164 Michel Chion, dans La Voix au cinéma, op. cit., p. 29 en énumère quatre : l’ubiquité, le panoptisme, l’omniscience et la toute-puissance.

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C. Metz développe sur les trucages : il distingue les trucages profilmiques, soient ceux qui ont été mis en place pour le tournage, ici visiblement l’utilisation d’une doublure pour permettre le dédoublement de Michel Simon à l’écran, aux trucages spécifiques au cinéma, filmiques165. Une duplicité s’attache à la notion de trucage : à la fois quelque chose est caché « puisqu’il ne demeure trucage que dans la mesure où la perception du spectateur est surprise », à la fois quelque chose s’affiche « puisqu’il importe que ce soient les pouvoirs du cinéma qui se voient crédités de cette surprise des sens »166 , à l’instar de la substitution ostentatoire d’une voix par une autre. Le corps du doubleur reste caché, tandis que le personnage de Méphisto expose son espièglerie. Il prend de court Faust en lui volant son apparence, tout en étant plus vif et plus alerte sur son corps que lui : il crâne en étirant le moment de la transformation pour le mettre face à une instance hybride et le confronter à son altérité, avant de parachever l’emprunt identitaire en adoptant la voix de son interlocuteur. Le personnage d’outre-tombe du fourbe Betelgueuse (Michael Keaton) dans Beetlejuice a par ailleurs les mêmes caractéristiques lorsqu’il rencontre pour la première fois les époux Maitland : il se transforme, se déforme, multiplie les tours de magie et parle même à travers le corps de Barbara (Geena Davis) (plus tard, il parlera avec la voix de Lydia Deetz (Winona Ryder) de qui il couvrira la bouche avec sa main). Plus encore, en se faisant le double de Faust, Méphisto engendre en fait l’inversion du double : c’est Faust qui devient le double de Méphisto, puisqu’il adopte l’identité qui lui a été pourvue par ce dernier, sous les traits qu’on a pu lui attribuer.

C’est pour cela que les trucages sont naturellement utilisés lors de procédés diégétiques magiques : à la fois l’opération reste mystérieuse car originaire d’une puissance surnaturelle, à la fois l’accent est mis sur le caractère extraordinaire induit par celle-ci et donc sur ses effets. C’est en outre une des caractéristiques de l’incongruence morpho-vocale : la dualité ostentation/occulté. La substitution vocale a ceci de pratique que le trucage filmique n’est donc pas compliqué à mettre en place (si ce n’est que l’acteur doit préparer ce doublage et jouer comme si son personnage avait la voix d’un autre) et que, selon les cas, elle fait facilement balancer l’identité de soi vers l’autre, selon qu’elle est imitée, appropriée ou selon qu’elle possède le corps.

La potion magique pour changer de peau

Dans la saga Harry Potter, se transformer permet souvent de pouvoir accéder à des endroits inaccessibles pour les personnages dans leur forme originelle, cela devient un

165 Christian Metz, op. cit. p. 177-178. 166 Ibid, p. 181.

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déguisement parfaitement crédible si tant est qu’on se limite aux apparences. Le moyen magique pour parvenir à enfiler un autre corps est toutefois plus complexe que les exemples cités plus haut (où il s’agit simplement de la volonté d’un être magique) puisqu’il réside en un médium, une potion magique : le polynectar. Utilisé par les protagonistes dans Harry Potter et

la chambre des secrets ainsi que dans Harry Potter et les reliques de la mort, première et

seconde parties, il s’agit d’une potion qui fait prendre l’apparence de celui dont on a réussi à prendre l’ADN.

Si dans les livres, la transformation est totale (physique et vocale), le parti pris des films est qu’elle est seulement morphique, ce qui fait que la voix ne colle pas avec l’apparence. Ainsi, les personnages qui subtilisent l’identité doivent, en plus d’imiter leur attitude, leur façon de parler, leur gestuelle, essayer de faire passer leur voix pour celle de leur victime. En général, la nécessité sérieuse de leur usurpation corporelle fait qu’ils échouent à incarner réellement ceux dont ils ont pris l’apparence (souvent des méchants ou des inconnus).

Il s’agit d’une tromperie167 qui restera illusion tant qu’on ne cherchera pas à savoir ce

qu’il y a en-dessous. Tromperie pour les personnages dans le film, qui prennent les héros pour ceux dont ils ont cambriolé le corps mais aussi pour les spectateurs, qui ne voient à l’écran que Harry, Ron ou Hermione et non les acteurs qui jouent ces protagonistes sous les traits du personnage qu’ils incarnent à l’initiative. Par exemple, on ne voit pas Helena Bonham Carter avec la voix d’Emma Watson, ni même Bellatrix Lestrange, le personnage dont c’est le rôle dans la saga, mais bien Hermione Granger qui s’embarrasse d’un autre corps.

L’inversion des corps : le poids du corps

Ce malaise d’incarner quelqu’un d’autre se retrouve de façon saisissante dans les situations de body swap, soit d’échange de corps. Dans Turnabout comme dans Rendez-moi ma

peau (puis plus tard dans Scooby-Doo), une instance magique (une statuette, une sorcière…)

inverse les situations d’un homme et d’une femme, de deux époux dans le film de 1940 puis de deux inconnus dans le film quarante ans plus tard. Hommes et femmes dans les deux situations résistent d’abord à leur nouveau corps avant de le découvrir. Le corps devient un poids qu’il est

167 Christian Metz, op. cit. p. 183 : « Il n’y a donc trucage que lorsqu’il y a tromperie. On peut convenir d’employer ce terme dans les cas où le spectateur met au compte de la diégèse la totalité des données visuelles

qui lui sont fournies : dans les films fantastiques, l’impression d’irréalisme n’est elle-même convaincante que si

le public a le sentiment d’assister, non à quelque illustration plausible de processus obéissant à une logique non humaine, mais à des enchaînements troublants ou “impossibles” qui se déroulent pourtant devant lui sur le mode du surgissement événementiel ».

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compliqué d’appréhender, qui nie la personnalité des personnages. On peut l’entendre avec Bergson :

« Supposons qu’au lieu de participer de la légèreté du principe qui l’anime, le corps ne soit plus à nos yeux qu’une enveloppe lourde et embarrassante, lest importun qui retient à terre une âme impatiente de quitter le sol. Alors le corps deviendra pour l’âme ce que le vêtement était tout à l’heure pour le corps lui-même, une matière inerte posée sur une énergie vivante. Et l’impression du comique se produira dès que nous aurons le sentiment net de cette superposition. Nous l’aurons surtout quand on nous montrera l’âme taquinée par les besoins du corps – d’un côté la personnalité morale avec son énergie intelligemment variée, de l’autre le corps stupidement monotone, intervenant et interrompant avec son obstination de machine. […] la loi générale de ces phénomènes pourrait se formuler ainsi : Est comique tout incident sur le physique d’une personne

alors que le moral est en cause.168»

Si, dans Incontrôlable, le corps manifeste effectivement des exigences mesquines et insensées, dans les cas où les personnages se retrouvent dans un autre corps, ou dans le mauvais corps, c’est effectivement comme s’ils enfilaient des vêtements qui n’étaient pas à leur taille : c’est le cas pour les personnages de Turnabout par exemple mais aussi pour ceux d’Harry Potter et les

reliques de la mort. L’association de la bonne voix avec le mauvais corps (ou inversement)

témoigne bien de cette superposition étrangement humaine. À la fois corps et voix appartiennent à une personne singulière, à la fois le collage est artificiel. Quelque chose de l’ordre d’une étrange familiarité, d’étrangement inquiétant s’immisce dans notre rapport à cette nouvelle combinaison.

« À proprement parler, l’étrangement inquiétant serait toujours quelque chose dans quoi, pour ainsi dire, on se trouve tout désorienté169», écrit Freud à propos de l’Unheimlich, soit l’antonyme de heimlich, soit ce qui vient du pays, ce qui est familier. Toutefois, Freud remarque que heimlich est « un mot dont la signification évolue en direction d’une ambivalence, jusqu’à ce qu’il finisse par coïncider avec son contraire unheimlich. Unheimlich est en quelque sorte une espèce de heimlich170 ». Un corps est en effet familier, on en a un, on sait comment cela

fonctionne, on en voit tous les jours. Cependant, il suffit que le seul corps auquel on est vraiment habitué (le nôtre) soit échangé avec un autre et tout bascule : alors qu’on pense, de façon inductive, savoir ce qu’est un corps, l’expérience empathique subie révèle que c’est finalement quelque chose qui n’est pas si familier que cela. À l’inverse, quelque chose d’inconnu, de non- familier peut ne pas être envisagé a priori avec des préjugés, il peut donc devenir plus facilement

168 Henri Bergson, op. cit., p. 38-39. 169 Sigmund Freud, op. cit., p. 33. 170 Ibid, p. 51.

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familier, moins dérangeant car il suffit d’y prêter attention et de faire connaissance. En ce sens, ce qui est en principe familier peut se révéler faussement familier : « ce terme de heimlich n’est pas univoque, mais […] il appartient à deux ensembles de représentations qui, sans être opposés, n’en sont pas moins fortement étrangers, celui du familier, du confortable, et celui du caché, du dissimulé171». Ceci, pour Freud, se rapproche par ailleurs d’un sentiment qui est relativement valable pour tous les cas vus jusqu’ici (et pour ceux qui suivront), à savoir l’inquiétante étrangeté.

Il ne suffit pas d’être non-familier ou nouveau pour être étrangement inquiétant, quelque chose doit d’abord s’ajouter, quelque chose qui désoriente comme initialement présenté. Dans les cas d’échange de corps dans Rendez-moi ma peau ou Turnabout, il s’agit de faire face à une personne que l’on croyait pourtant bien connaître et qui, soudainement, parle avec une voix qui n’est pas la sienne et se comporte différemment : la relation avec cette dernière devient alors ambivalente et teintée d’un étrange sentiment qui fait que l’empathie envers cette dernière n’est plus la même – on ne reconnaît plus le même visage, il n’appelle plus à la même morale. Ce sentiment d’inquiétante étrangeté ou d’étrangement familier imprègne en effet les cas de substitution vocale et permet de questionner notre rapport à cette recombinaison humaine par le biais du cinéma.