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PARTIE II. 1 La voix comme moyen de dépasser le naturel (typologie thématique et générique)

CHAPITRE 3. Quand la voix formule son appartenance culturelle (culturel > naturel)

I. De la référence et du clin d’œil

Je commencerai par évoquer les cas de références, de clins d’œil, d’hommage ou de parodie. Ils sont notables dans ce sens où ils s’inscrivent dans une époque de post-modernité215

qui tend au recyclage des histoires et des mythes, à l’hybridation des genres, des périodes et des

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pays, au ludisme, tout ceci dans une dimension non-hiérarchique. Ces films qui utilisent la déliaison vocale témoignent de leur héritage en ce sens où, de la même façon qu’ils mélangent les origines et les genres, ils mélangent les corps et les voix, un peu comme des mashups : de cette façon, dans Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, on peut trouver des corps d’acteurs français qui incarnent des héros égyptiens d’une bande-dessinée belge et qui font entrer en présence des personnages d’un film de kung-fu chinois, par le mime vocal. Ces corps sont de fait médiatiques. Ils nous parlent d’une culture commune à laquelle nous adhérons puisque nous reconnaissons les citations en plus de nous reconnaître comme cible spectatorielle du film. À un autre niveau, les cas de parodie et d’hommage nous parlent de nos habitudes en tant que spectateur, mais aussi de notre consommation filmique, générique, ludique. La voix devient un élément indéniable de reconnaissance, un moyen d’identification, qui s’exprime à travers le médium du corps.

Résurgences, hommages et parodies (Ant-Man et S.O.S. Fantômes)

Comment savoir si la firme Marvel (ou le réalisateur Peyton Reed216) a vu Le Roman

d’un tricheur pour utiliser dans Ant-Man le principe du film de Sacha Guitry comme narration

comique et dynamique d’une anecdote énoncée subjectivement ? On pourrait en effet considérer l’usage de la substitution vocale, ou plutôt, de la superposition vocale dans Ant-Man comme un hommage post-moderne au Roman d’un tricheur : on l’a vu, dans les deux films, un narrateur raconte une histoire filmiquement transcrite en audio-images à l’écran, le récit se déploie à travers la voice over qui vient incarner en une synchronisation labiale chacun des personnages qui entrent en jeu. (Ce procédé est également mis en place le temps de quelques secondes dans Mr. Nobody217.)

Hommage ? Résurgence cinématographique ? Coïncidence ? Dans le flux des audio- images actuel, notamment à travers les publicités ou les clips qui font grande occurrence de ce principe, il serait difficile de penser que ce procédé ait été une fulgurance dans l’esprit du producteur. La franchise Marvel est d’autant plus symptomatique de ceci qu’elle correspond parfaitement à un contexte de post-modernité, en mêlant à la fois des personnages issus d’univers de comics, en mettant au même niveau toutes les inspirations qui enrichissent ces univers, en créant un cinéma de feu d’artifices et d’illusions, en élaborant des films-concerts218,

216 Ou plutôt Edgar Wright qui avait longtemps travaillé sur le sur le projet avant d’être remplacé par la production.

217 Une version adulte de Nemo, le protagoniste, fait un test de Rorschach avec un psychiatre ; c’est la voix de Nemo enfant qui bonimente pendant un court instant la scène.

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en réinvestissant toute une culture populaire. Les films se nourrissent en effet les uns les autres, s’enrichissent de procédés auparavant mis en place – des associations de mises en scène se font petit à petit. C’est ainsi que les audio-images, à travers divers médias, résonnent et se reconfigurent pour charger de sens leurs nouvelles utilisations.

S’il peut être question de réemploi de formes filmiques, on peut aussi relever les parodies/hommages qui reprennent pour leur compte des motifs, comme avec S.O.S. Fantômes (et autres dérivés de L’Exorciste) et la référence non subtile à la possession par le démon et les proférations de propos sexuels. Toutefois, on a pu remarquer l’édulcoration de la scène dix ans plus tard par rapport aux propos du film de 1973 : le personnage possédé est une adulte, ses gestes sont moins choquants, le ton est comique puisque parodique. On peut ainsi noter une différence de mode de lecture. Laurent Jullier note que si « la parodie est un art du second degré, on peut dire que le contexte post-moderne permet aux films d’aspirer au troisième degré219 ».

Il donne l’exemple d’un film de second degré, qui, par rapport au film de référence, refuse de faire peur pour citer / moquer son modèle, tandis que le film de troisième degré « brasse les couches de représentation associées à son thème sans renoncer à faire peur, et flirte avec la parodie grâce à l’effet-clip de ses outrances220».

Ainsi, ce système ne se donne pas pour élitiste, « puisque le “double codage” permet de recevoir les choses au premier degré en l’absence de toute culture personnelle221 ». Si on voit bien que la séquence est parodique avec une Sigourney Weaver outrancièrement entreprenante car possédée, l’absence de référence (pas nécessairement à L’Exorciste mais en tout cas aux films de genre et plus particulièrement à ce motif de la possession) peut manquer à la compréhension de la scène. Il se situerait ainsi dans ce second degré plutôt inoffensif, qui instaure ces films de démons comme ses prédécesseurs, sans toutefois franchir un pas sémantique quant à la substitution vocale due à la possession.

Par ailleurs, ce n’est pas grave si le spectateur n’a pas vu Le Roman d’un tricheur pour apprécier l’envolée narrative et prodigieusement menée par une caméra et un montage virtuoses d’Ant-Man (le réalisateur ne le sait peut-être pas lui-même). De façon plus ou moins consciente, le film revitalise une forme classique, cette force monstrative et performative de la voix, l’ambition démiurgique d’un narrateur à prendre possession des images et des personnages, ainsi que, plus simplement, le rôle initial du bonimenteur. Peut-être plus que faire penser au

219 Ibid, p. 19. 220 Ibid. 221 Ibid.

p. 89 Roman d’un tricheur pour un spectateur peu averti, il brasse toute une culture d’audio-images

qui sont montrées par un narrateur tout-puissant, souvent dans une logique commerciale, publicitaire, divertissante. Les audio-images se savent et se manifestent en tant que telles, en plus d’élaborer des liens intertextuels ou transtextuels. Il est d’autant plus intéressant ici de remarquer que, dans ces cas, la voix n’est pas tant substituée que superposée : ce sont intrinsèquement des audio-images méta-discursives, puisque qu’il s’agit d’une voix over qui commande les mouvements à l’image.

De la citation d’une voix comme instance référentielle

Ce cinéma du feu d’artifice et de l’allusion culmine en France en 2002 avec Astérix et

Obélix : Mission Cléopâtre. Encore une fois, il s’agit d’une adaptation d’une bande dessinée

très populaire qui met en avant des héros au potentiel comique. Les allusions, les références, les clins d’œil, postiches, pastiches, parodies, hommages, etc. fusent dans ce film qui permet à chaque nouveau visionnage de découvrir un nouveau gag, d’engendrer une nouvelle lecture. Pour ce qui nous intéresse, je vais me concentrer sur une séquence de combat entre Amonbofis (le vilain) et Numérobis (le gentil) qui ont chacun pris de la potion magique leur permettant de décupler leurs forces. Tous deux sont architectes et se disputent la construction du palais commandé par la reine Cléopâtre. La séquence se passe dans le chantier qu’a commencé Numérobis (Jamel Debbouze) et qu’Amonbofis (Gérard Darmon) veut détruire. Alors qu’ils singent les combats de kung fu – parodie des films de Bruce Lee –, Numérobis émet le miaulement d’un chat comme rugissement sensément terrifiant, puis l’autre de commencer à parler en chinois, le premier de répondre, le deuxième de conclure ; le tout filmé en champ contre-champ en portrait afin de bien voir les mouvements du visage contraints par la diction chinoise.

Ceux-ci ne se contentent pas de proférer phonétiquement des répliques en chinois, ils ont été doublés (a priori ou a posteriori) par des doubleurs sinophones. On retrouve, dans un autre registre, le même geste dans Rois et reine puisqu’Arielle, la jeune étudiante en chinois, se met à compter brusquement en chinois : « un deux trois quatre cinq six sept huit neuf dix » avec une voix d’homme adulte. Elle n’a pas répété phonétiquement les nombres mais a été investie, le temps d’un bref instant, d’une voix sinophone pouvant invoquer une autre culture. Une voix étrangère s’est substituée à la leur afin de faire entrer en présence de façon plus immédiate, plus vraie, plus incarnée la référence générique, culturelle et géographique. À propos de l’« écoute filmique », V. Campan écrit : « Dès l’instant où elle frappe notre oreille, la voix parvient enveloppée d’un halo de références indirectes qui viendront influencer son interprétation. Elle

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est, d’avance, accompagnée d’une sorte de commentaire implicite, d’un écho préalable222 » : la

langue et les consonances n’ont bien sûr pas été choisies au hasard et font référence à tout un pan de la culture actuelle, celle des films de kung fu pour Astérix et Obélix…, d’autant plus qu’elles viennent appuyer la scène de combat et résonner avec la gestuelle. Pour n’importe quel spectateur français, on pourrait s’arrêter ici et considérer cette parenthèse comme un clin d’œil à ce genre particulier de films. Pour les plus curieux, il s’agira d’essayer de comprendre ce qui a été dit, affaire compliquée pour qui n’a pas de connaissances en chinois.

En approfondissant, il s’avère que l’un parle mandarin et l’autre cantonais (langue parlée à Hong Kong, lieu tout particulièrement consacré à la culture des films de kung fu), différence subtile mais importante dans la compréhension des répliques, puisqu’ils font eux-mêmes la remarque de la langue, qu’ils commentent. A priori, Amonbonfis dirait en premier, en mandarin : « Tu vas goûter la puissance du kung fu romain ! », dans une tournure qui serait proche de celles utilisées dans les films de Bruce Lee223, ce à quoi Numérobis répondrait

vraisemblablement, en cantonais : « Pourquoi est-ce que tu te mets à parler en mandarin, ne crois pas que je ne comprends rien, je ne suis pas un vieux schnoque ! »224. Amonbofis conclurait par quelque chose comme : « Viens te battre ! ». Alors qu’on pourrait croire qu’il s’agit de citations de films dans la langue originale, il s’agit véritablement de répliques conçues pour le film, d’un doublage avec une traduction écrite pour Astérix et Obélix…

Toutefois, avoir une connaissance et une compréhension de ce dialogue n’influe pas sur le cours du récit et n’a pas de fonction si ce n’est celle du clin d’œil, d’un gadget qui résonne comme un trésor (mérité après recherche). L. Jullier note : « L’allusion, dans le style post- moderne, se fait toujours sous la forme d’un clin d’œil, à un spectateur dont l’énonciateur “sait qu’il sait” - c’est-à-dire qu’il est capable d’identifier l’allusion (recognize) et de l’apprécier (enjoy)225» : ici on ne saisit non pas tant le contenu mais on comprend la forme (l’élocution) comme hommage générique. Si plusieurs niveaux de lecture sont possibles, ils ne font qu’enrichir le plaisir lié au visionnage sans le rendre plus édifiant dramatiquement.

222 Véronique Campan, L’Ecoute filmique : écho du son en image, Presses universitaires de Vincennes, Saint- Denis, 1999, p. 24.

223 D’après une lecture personnelle d’un spectateur, Yves, « Asterix et obelix mission cleopatre », 4 février 2007 : IRL http://yvesinjapan.over-blog.com/article-5515906.html

224 Ibid. Voir également les débats sur la traduction dans les commentaires Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=uoer21-Ffms et https://www.youtube.com/watch?v=_k-J7RaXASE

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De plus, cet emprunt n’est pas copié mais il est direct : il ne s’agit pas d’imiter une voix mais de l’évoquer immédiatement puisque c’est la voix de la référence qui est directement entendue. La déliaison morpho-vocale permet en outre l’évidence audio-visuelle du clin d’œil. D’autres substitutions vocales font d’ailleurs occurrence dans le film : on peut par exemple suspecter que le personnage d’Itinéris (référence à l’opérateur français) parle avec la voix du répondeur lorsqu’elle dit : « Vous avez deux nouveaux messages » (soit que s’est substituée à sa voix féminine une autre voix féminine automatique) ou encore lorsque, à la fin du combat de kung fu entre Numérobis et Amonbofis, le premier, victorieux, réagit à la provocation du deuxième en arguant : « Et c’est qui le lion maintenant ? ». Cette réplique, doublée par Thierry Desroses, doubleur français notamment de Samuel Lee Jackson, ferait en fait référence à la voix des anciennes publicités pour les céréales de la marque Lion226, réplique émise à la façon d’un rugissement rauque. Il s’agit bien sûr du même principe dans Incontrôlable : on cite la voix pour elle-même, « c’est drôle parce que c’est la voix d’Eddy Murphy ». Cela permet alors une relation d’intertextualité très forte grâce à la citation formelle et performative. Ici s’affirme le constat d’Antoine Compagnon, à savoir que la citation est le « degré zéro de l’intertexte227 ».

En intégrant les voix mêmes des références qu’il convoque, le film met en présence de façon plus vivante et évidente encore la culture qu’il charrie que s’il se contentait de simplement citer. Ce sont les voix elles-mêmes qui deviennent les objets de références (ce sont des caméos vocaux) et qui se mélangent aux corps des acteurs français de 2002 : le procédé audio-visuel permet de montrer la façon dont nous sommes nourris d’autres voix et d’autres corps. Une culture vocale (plus encore que musicale) s’est ainsi mise en place : on reconnaît les voix, leur provenance et leur connotation (grâce à la radio ou la télévision notamment). Plus encore, on peut individualiser une voix sans en visualiser le visage ; la voix a acquis une existence autonome et chargée de significations. Outre l’aspect de références directes, une voix peut renvoyer à un ensemble de valeurs, de connotations, d’attentes culturelles et sociales.