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CHAPITRE 2. Adaptation, fragmentation et recomposition

II. Récréation mimétique

Ainsi par l’opération de fragmentation et de recomposition, les personnages sont dotés de nouvelles valeurs directement permises par l’hybridation morpho-vocale. La voix, comme un masque, devient en quelque sorte un accessoire qui permet de rentrer plus vivement dans le personnage, permet de le faire apparaître immédiatement, puisque l’acteur n’a pas besoin de travestir sa voix, il en acquiert directement une nouvelle par le biais cinématographique. Ceci nous amène alors à parler de mimésis.

Les enfants dans la cour de récréation reproduisent ce principe mimétique de mode d’existence par le jeu : lorsqu’ils jouent à Robin des bois, ils ne font pas semblant d’être Robin

85 Koulechov, « L’art du cinéma : mon expérience » (1929) pp. 144-210, op. cit., p. 153. 86 Voir ibid.

87 Koulechov, « Si maintenant… » (1922), pp. 78-79, in op. cit., p. 78.

88 D. Château, L’invention du concept de montage Lev Kouléchov théoricien du cinéma, l’Amandier Archimbaud, 2013, p. 66.

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des bois, ils sont Robin des bois. Ils font entrer en présence Robin des bois. Lors de la récréation se produit une recréation, passe dans l’instance ludique une œuvre esthétique. Ce que permet le cinéma en plus ici, c’est que les acteurs ne se contentent pas d’imiter la voix qu’ils sont censés avoir (la voix du diable pour la petite Reagan dans L’Exorciste, la voix de l’âne dans Shrek pour George dans Incontrôlable, la voix adulte pour Martin dans Tu Dors Nicole, etc.), ils l’ont réellement, ils la performent grâce au montage voco-morphique. Les êtres hybrides qui ont pris forme dans l’imagination du cinéaste peuvent ainsi être concrétisés.

Pour en revenir à la femme parfaite de Koulechov, Dominique Château y voit « la présupposition de toute la théorie de l’imitation, laquelle, se fondant sur Aristote (l’art imite la nature ou « exécute ce que la nature est impuissante à effectuer89 ») considère que « la peinture doit indemniser la nature du mélange de réussite et d’imperfection qui la caractérise en bricolant avec elle des représentations qui, loin de perdre l’art dans l’artificialité, réalisent le principe même de la nature90 ». On a tendance à traduire mimèsis par imitation, mais il s’agit en réalité

plutôt d’un mime. La mimésis traduit en fait la façon dont la nature fait poindre un être à l’existence, l’art mime ainsi le processus d’apparition.

Je me permets une petite digression. On sait que cette idée vient de la Physique d’Aristote sous cette traduction : « l’art imite la nature »91. En grec, la phrase dit : hê tekhnê

mimeitai tên phusin. Tekhnê est à comprendre comme le savoir qui préside à la production de

quelque chose et production comme entrée en présence de quelque chose qui jusque-là n’apparaissait pas. L’idée principale n’est pas celle d’une effectuation, mais d’une manifestation : fabriquer un objet, c’est le faire apparaître dans la présence ; il en est de même au cinéma lorsqu’il fabrique (à partir d’éléments techniques) un être vocal. Quant au mot phusis, il est issu de la racine indo-européenne *bheu- qui signifie être, croître, et qui se parente aussi à l’idée de pousser, de poindre ; en grec, c’est ce qui point dans la lumière et s’ouvre à l’être. Ce qui distingue la phusis et la tekhnê, c’est qu’une fleur éclot à partir d’elle-même, alors qu’un étant produit par la tekhnê trouve dans le savoir-faire de l’artiste (ou artisan) le principe même de son mouvement. Reste qu’il demeure un parallèle entre ces modes de présence, au point qu’il

89 Aristote, Physique, II, 8, 199a, 15-17, trad. De Henri Carteron, Paris, Société d’édition « Les Belles Lettres », Paris, 1926, p. 77.

90 D. Château, L’invention du concept de montage Lev Kouléchov théoricien du cinéma, l’Amandier Archimbaud, 2013, p. 66-67.

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convient d’entendre la mimèsis comme un mime, plutôt que comme imitation. En faisant être ce qu’elle produit, la tekhnê mime le mouvement d’entrée en présence qui est celui de la phusis.

Ici, le cinéaste fait se montrer à l’existence un être corporel et phonétisé de la même façon que la nature le ferait apparaître, sauf que cet être n’existe a priori pas dans la nature (on peut toutefois penser à nos propres expériences personnelles qui ont trompé nos attentes lorsque nous rencontrons une personne qui n’a pas la voix adéquate attendue par rapport à son corps, et vice-versa). C’est ce qui crée ce sentiment d’étrange familiarité : cet être nous est donné immédiatement, comme s’il pouvait exister dans la nature, or, on perçoit subrepticement son caractère artificiel.

D. Château parle encore d’« organicité » : car « le tout est supérieur aux parties non seulement en tant que combinatoire dans un morceau d’art, mais encore en tant qu’il opère le bond dialectique par lequel il égale, voire surpasse la nature, en la manipulant92». Le montage morpho-phonétique relève bien de cette manipulation en tant qu’il rend plastiques (et qui plus est : cinématographiques) des éléments naturellement inséparables et qu’il ouvre la voix sur un nombre infini de nouvelles combinaisons artificielles (à entendre par le biais d’un art) à partir de matières issues de la nature. Pour résumer, grâce à la technique cinématographique, l’irréalisable, l’invraisemblable devient possible93. On a donc affaire à un principe démiurgique.

Dominique Château cite Poudovkine : « [l]e film, dit-il, “n’adapte pas la réalité, mais l’utilise pour créer une nouvelle réalité”, pliant l’espace et le temps réels à son propre système de coordonnées94 » et poursuit : « [l]e réalisateur est un démiurge qui façonne un monde aux lois propres sur la base, non point, directement, de la réalité, mais, indirectement, de sa transposition pelliculaire95». Les instances corporelles et vocales deviennent alors de la « matière brute » « qui doit être métamorphosée en matériau spécifiquement cinématographique, afin de rendre possible la construction d’un monde spécifiquement filmique96 » ; rares sont les autres médiums où l’on peut rendre cet effet si vif et frappant. Au lieu d’avoir des acteurs qui tenteraient d’imiter l’accent, la diction, le rythme des paroles en chinois dans Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre par exemple, le réalisateur, en composant avec son univers diégétique, met ainsi en forme cette parole pour la rendre plus vraie, plus

92 D. Château, op. cit., p. 67. 93 Ibid, p. 68.

94 Film Technique and Film Acting, trad. De Yvor Montagu, New York, Grove Press, Inc., 1970, p. 101 95 D. Château, op. cit., pp. 73-74.

p. 38 mimétique. Il se fait comme un scientifique qui tenterait de recréer de la vie à partir d’éléments

humains, non-humains, post-humains et qui viserait à transgresser la contrainte de la nature mortelle. La vision de l’organisme humain le considère alors comme une composition machinique, soit comme un ensemble complexe d’éléments rassemblé pour produire un mouvement.