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PARTIE II. 2 Aspects de la substitution vocale comme motif narratif (typologie formelle)

CHAPITRE 3 : Le trouble vocal

III. Une représentation limite ?

La voix est intimement liée au visage. Celui-ci vient témoigner d’une puissante subjectivité et d’une force de rassemblement de soi paradoxalement dans un mouvement centrifuge d’« explosion » manifestant une personnalité. Dans les cas de possession (surnaturelle, sociale…), le visage est toujours plus ou moins menacé par la substitution vocale car celle-ci, ne se produisant pas toujours sous les meilleurs hospices, peut tendre à recouvrir le visage, tel un masque encombrant et non désiré. Quelque chose se joue alors ailleurs de soi mais occulte pourtant la figure du soi, comme un mauvais augure. L’obscène se profile, comme quelque chose d’aspect laid ou affreux324, qui dérange le regard et la morale. J’aimerais m’avancer à voir dans l’obscène le moment où quelque chose transgresse le cadre fictif officiel, fait un pas

324 Voir dictionnaire Alfred Ernout et Alfred Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Klinsckieck, 2001, p. 456.

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de côté, pour heurter la sensibilité des spectateurs. Il s’agit de révéler ce qui peut gêner en termes esthétiques et éthiques concernant les conventions liées à la fiction.

L’obscène est généralement tabou, il ne se dit ni ne se montre. Il est contraire au principe harmonieux esthétique, tout comme la laideur ou le monstre notamment. Il semblerait alors que certains cas de recombinaison morpho-vocale penchent du côté du trouble dans l’ordre pour dépasser le cadre de la représentation et tomber dans l’obscène. En effet, le principe de la déliaison vocale peut s’avérer inesthétique en ce qu’il rompt l’harmonie. C’est le cas lorsqu’il y a une inversion des valeurs ou lorsque certaines valeurs sont introduites dans des instances qui leur sont a priori étrangères : par exemple lorsque le mal se décèle chez quelqu’un325, la mort s’invite chez le vivant326 ou que la sexualisation est manifestée chez l’enfant. On a vu

plusieurs exemples où les enfants, par imitation volontaire ou de façon inconsciemment inculquée du monde adulte, parlent avec une voix qui s’opposent à leur statut juvénile ou adolescent. Quels sont les revers de l’influence des adultes sur les enfants ? N’y a-t-il pas quelque chose de l’ordre de l’obscène qui n’est pas censé être représenté ? Je reviendrai sur cette idée par la suite. Estelle Bayon nous propose une lecture cinématographique du corps dans ce qu’il y a d’obscène327. En tant que le cinéma « exhibe le corps, il l’offre au regard comme

une proie à la boulimie d’images, à la voracité 328» : les spectateurs n’ont pas d’autre choix que

de regarder ce corps, de l’examiner, le décortiquer. Quels droits et devoirs peut-on accorder au corps à l’écran ? Peut-il disposer de ses désirs, de sa chair, de ses organes ou est-il restreint à la projection qui est faite de lui ? « Le corps à l’image se promène avec sa voix, ses mots, sa chair ; il s’offre à voir et contempler329» - on pourrait rajouter : à entendre.

L’exemple d’une voix d’adulte sur un corps enfant est peut-être celui qui est le plus marquant, notamment si l’on prend en compte les discours qui sont proférés. Dans Fado Majeur

et mineur notamment, les premiers mots qui sortent de la bouche de la petite fille miment les

paroles des adultes qui parlent devant elle, soit « veux-tu coucher avec moi ? » ; difficile de passer outre la sexualisation juvénile. L’obscène peut aussi se manifester dans ce rapport corps/voix en tant qu’il introduit le mal dans le corps (qui plus est dans le corps enfant) par l’insinuation vocale, en tant que la voix pénètre subrepticement dans le corps et l’esprit des

325 Voir Sigmund Freud, op.cit., p. 105 : « « Il nous arrive aussi de dire d’un homme vivant qu’il est étrangement inquiétant, et ce quand nous lui prêtons des intentions mauvaises. »

326 Voir Ibid, p. 99 : « Ce qui paraît au plus haut point étrangement inquiétant à beaucoup de personnes est ce qui se rattache à la mort, aux cadavres et au retour des morts, aux esprits et aux fantômes. »

327 Estelle Bayon, Bernard Andrieu, Le Cinéma obscène, L’Harmattan, Paris, 2007. 328 Ibid., p. 11.

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spectateurs. C’est le cas dans La Ville des pirates, où le jeune Malo (Melvil Poupaud) s’écrie soudainement, avec une voix démoniaque, un « va-t’en » terrifiant qui révèle sa véritable nature. La transfiguration du corps de Regan L’Exorciste combine par ailleurs le morbide et le sexuel et témoigne alors de ce trouble de façon emphatique.

L’obscène de la voix

La petite fille dans L’Exorciste est représentée au début comme un petit corps frêle, symbole de virginité et d’innocence. Celui-ci se voit dégradé par un être immatériel dans ses opposés les plus terrifiants. Ce que lui fait dire le Diable avec une voix d’outre-tombe va au- delà de l’imaginable, on peut répéter les exemples cités plus haut comme « Let Jesus fuck you » soit : « Que Jésus te baise » (lui fait-il dire en lui faisant s’enfoncer un crucifix dans le vagin – geste tabou par excellence) ou encore « Suck me » (« Suce-moi »330). L’accumulation du profane est accentuée par l’utilisation de l’élément religieux qui « sert à figurer le bien dans sa clarté et à lui apposer un mal insondable toujours lié à l’obscurité331 », écrit E. Dufour : la violation est d’autant plus terrible que le corps est symbole d’innocence – l’horreur se mesure en outre dans un rapport proportionnel à la valeur de la victime et de son choix criant d’injustice : elle ne peut être justifiée.

Sa cause autant que sa raison d’être demeurent des mystères insondables. « Entre le sexe et l’effroi, il y a l’horreur de la violence qui constitue une force déréglée qui porte atteinte à l’intégrité physique et psychique. Plus le désir charnel est refoulé par la foi religieuse, plus le viol passe par la mise à nu, la pénétration et l’humiliation332 », nous dit Bernard Andrieu à

propos de l’obscénité. L’obscène, c’est quelque chose qui brise ce pour quoi on a adhéré, qui transgresse l’admissible. La provocation de la représentation du viol par l’objet christique fait culminer le sentiment d’obscénité : la substitution vocale délie la voix du corps – voix en tant que puissance phonétique mais aussi comme chemin de foi. B. Andrieu continue : « Ce qui est obscène, ce n’est pas le sexe méconnu mais la volonté de détruire l’autre à travers le corps et l’irruption dans la paix de la victime333. » En effet, il ne s’agit pas seulement pour le Diable de

lui faire dire les pires atrocités, mais il prend de plus le corps et la volonté de la petite fille à partie en lui prêtant une sexualité manifeste et orale – qu’elle subit. (On peut d’ailleurs se demander si un remake de L’Exorciste aujourd’hui accepterait que le personnage soit aussi

330 C’est moi qui traduis. 331 Eric Dufour, op. cit., p. 138.

332 Estelle Bayon, op. cit., présentation par Bernard Andrieu, p. 9. 333 Ibid., p. 9.

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jeune et soit vu à l’écran faire de tels gestes envers son corps tellement le motif est tabou.) Le corps est violé dans tous les sens du terme : un être plus puissant est venu le pénétrer de force et l’utilise comme une marionnette. La transgression de l’enveloppe corporelle et de ses valeurs les plus sacrées devient ainsi le motif de l’effroi334. On comprend ce qui est familier, or, le corps

est censé être familier à soi. En devenant autre, incompréhensible, il sort de ce cadre et rentre ainsi dans les motifs de l’horreur.

Ce dont témoigne la substitution vocale, c’est la façon dont quelque chose passe à travers un corps de façon médiatisée, indirecte : l’obscène ne se montre pas immédiatement, mais passe par des figures médianes, troubles. De plus, comme la matière de la voix, il est intouchable, volatile, éphémère, inattaquable. Il est compliqué d’en trouver la source afin de l’interrompre : la voix n’a pas d’organe unique, elle est le résultat d’une combinaison de différents facteurs organiques, de même que l’obscène qui n’est pas revendiqué par une instance individualisable unique (le diable est multiple). La substitution vocale peut ainsi être obscène en ce qu’elle perturbe la morale, qu’elle fait entorse aux bonnes mœurs. Son caractère inopiné, aléatoire, dérange, en ce qu’il pointe que le mal peut s’immiscer n’importe où, à tout moment.

De cette façon, la voix est finalement, et presque plus que le corps (physique et volumineux), une ressource insidieuse pour rendre possible tout ce qui n’a pas le droit légitime et éthique d’être montré : elle dit sans se rendre visible, elle manifeste sans pouvoir être saisie. Ce qui est subreptice avec la déliaison vocale, c’est justement cette manifestation évidente et volontairement ostentatoire d’une incongruence, tout en restant dissimulée derrière un autre corps qui est pris à parti, qui devient la victime de l’intention de la voix. Elle n’est jamais innocente et cherche l’effet, la réaction.

Tout au long de cette partie il a ainsi été question d’aborder, à travers les films en particuliers, les différentes formes dans lesquelles s’immisce la déliaison vocale mais aussi les différentes formes qu’elle prend. Ses petits moments de fulgurance dans l’histoire cinématographique tendent ainsi à bouleverser quelque chose, dans le genre, dans la narration, dans la représentation, dans le filmique.

334 Eric Dufour, op. cit., p. 90 : « « L’inversion des valeurs devient une figure du film d’horreur au moyen d’un certain jeu sur l’opposition entre l’extérieur et l’intérieur : […] Ce choc visuel, ce heurt esthétique entre l’apparence physique et l’acte, est une figuration de l’incompréhensible qui est propre à l’horreur ».

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On peut remarquer que se profile souvent une impression de l’ordre de l’automatique, que ce soit dans l’automatisation des corps comme pantins (automates) d’une force supérieure, dans l’auto-matisation dans le sens d’un mouvement autonome, où les corps se mettent à se mouvoir d’eux-mêmes et à proférer une voix humaine d’eux-mêmes, dans l’automatisme et le réflexe impliqués par la société, dans l’automate comme robotisation par le jeu, mais aussi par la technique, bref, d’un conflit morpho-vocal entre objet et sujet. Le mouvement propre au corps de l’audio-image permet de rendre compte de ce petit décalage dans le mouvement des corps à l’écran. Cette sensation de l’automatisme se révèle alors prendre des degrés d’inquiétante étrangeté/familiarité différents selon les registres et usages invoqués : l’on est d’autant plus perturbé lorsque la parole auto-matique s’empare du corps de l’enfant pour lui faire mettre en forme des mots qu’il n’a pas envie de prononcer. Tout ceci nous amène alors à nous demander d’où viennent ces automatismes, quel environnement a bien pu les faire advenir, comment l’imprégnation a-t-elle opéré ; bref, à remettre en question l’individualité de l’identité.

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PARTIE III. Mutations de la voix, mutations du corps : quels rapports à

l’identité ?

J’ai ainsi essayé de dessiner, en filigrane, la façon dont la substitution vocale touchait en fait à nos préoccupations contemporaines identitaires et philosophiques, en ce qu’on a rarement face à nous une identité évidente qui correspond à son apparence, en ce qu’elle mue sans cesse. Cela peut ainsi nous mettre face à nos propres statuts sociaux qui changent eux- aussi en permanence, qu’ils soient professionnels, sexuels, culturels, etc. que nous nous auto- constituons et qui constituent une première façade de nous, sous laquelle nous apparaissons de prime abord, que ce soit volontaire ou involontaire. Selon les situations, nous échappons à notre naturalité pour remplir des fonctions induites de façon extra-naturelle, bien que véritablement ancrées dans notre constitution et ceci passe notamment par un décalage corps-voix. Il est courant que nous adoptions une voix « professionnelle », ne serait-ce qu’au téléphone : nous ne nous exprimons pas de la même façon quand on répond à un ami que lorsque l’on répond à un inconnu dans le cadre professionnel. Il s’agit bien sûr de notre vocabulaire, de notre articulation ou de notre système conventionnel de politesse mais aussi et surtout d’un changement dans la voix : le ton, le grain, le timbre varient. Ces modifications peuvent être imperceptibles car inconsciemment assimilées mais voici, avec les déliaisons vocales, qu’on nous rappelle que le corps et la voix mis ensemble, finalement, ce n’est pas si évident.

Chacun à leur manière, les exemples de déliaison vocale des films étudiés nous communiquent une sensation, une idée forte sur quelque chose qui touche à la nature humaine ou nous indiquent qu’ils sont des symptômes de notre société, symptômes qui agissent directement sur l’unité humaine. Dans le même temps, ce sont des corps isolés, qui font cas, qui sont désignés comme tels par la narration, dans une fonction phatique. Ces instances recomposées sont en effet souvent des cas uniques dans les films, que ce soit en terme numérique (il n’y a en général qu’un seul être dont le rapport corps-voix est incongru, ou un cas qui touche deux personnes) ou en terme temporel (lorsque cela implique plusieurs personnes, cela ne dure souvent pas très longtemps). Ce sont ainsi des exemples singuliers, des figures d’exception, tout en étant déployés dans leur diversité et leur multiplicité d’interprétation à travers tous les films qu’ils occupent. Ce corpus nous indique, à travers un procédé audio-visuel particulier qui caractérise bien souvent un personnage, une idée à la fois étrange et isolée, à la fois multiple et significative. On pourrait le voir par exemple comme symptomatique d’un mal-être, d’une déviance, d’un inconfort, d’une humeur, d’un impératif

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universel(le) qui s’incarne différemment selon les sensibilités et les raisons en divisant l’être humain, en en montrant la fracture.

Il va falloir étudier comment, dans l’inconstance cinématographique reléguée par l’inconstance des ensembles morpho-vocaux, on peut tout de même identifier une personne et non une masse informe incohérente, ce qui reste identique dans le flux, ce qui permet

l’identification au personnage. Pour ceci, il va être question d’interpréter tous les effets qui ont

été brassés jusqu’ici pour comprendre ce que cela nous dit de notre compréhension de l’humain.